Couleur de peau

roman

Francky Guerrier

Couleur de peau

Couleur de peau • Éd. Carte Blanche • 2006 • ISBN 2-89590-071-X.

Jeune nègre désespéré, Fabrice comprend que la société dans laquelle il vit n’a nullement besoin de
lui. Dès lors il ira de femme en femme, rencontrées au hasard de ses promenades ou de ses clavardages sur le Net, qui, toutes, lui filent entre les doigts… À Montréal ou à Cuba, les amours se heurtent à divers obstacles et viennent se briser sur les murs des malentendus et des préjugés.

Cette histoire, parfois drôle, parfois cinglante, est celle de tous les immigrants du monde qui laissent derrière eux, leur terre et leurs racines pour partir à la recherche du bonheur ailleurs. C’est l’histoire de la solitude et de la difficulté d’aimer.

Francky Guerrier

Né en 1965, à Marchand-Dessalines, Haïti, Francky Guerrier a fait des études techniques d’électricité industrielle, de génie électrique et de gestion de système informatisé.

Il a été professeur de sciences physiques et de mathématiques dans les collèges et centres professionnels de son pays et a travaillé dans le domaine des télécommunications pendant 11 ans.

Il a écrit pour le théâtre dans sa ville natale, notamment: Le commandeur, 1985; Grand-pa, 1986; Kontrent, 1987; Ils ont la tête dure, 1991.

Francky Guerrier est venu s’établir définitivement avec sa famille à Montréal en 2001.

Extrait

«Allongé sur le dos dans son lit, Fabrice se frotte encore les yeux, balayant toute sa mémoire pour se souvenir qu’il habite un quartier tranquille, au coin de la rue Prieur et Parc-Georges, qui se réveille très souvent en été aux bruissements des petits oiseaux. Jeté au beau milieu du terrain et entouré de plantes magnifiques, son logement fait saliver tous les jeunes adolescents voulant devenir adultes et rêvant de liberté ou de libertinage. L’intérieur de la maison est d’une telle blancheur qu’on a l’impression d’être au pôle Nord.

Sa mère n’a jamais digéré son départ précipité, étant fils unique de la maison. C’est une femme de principes et de grande droiture. Malgré toutes les difficultés connues, elle a su lui inculquer de très bonnes manières. Elle n’a jamais été locataire dans ces quartiers funestes de mauvaise réputation où la drogue et la prostitution cohabitaient dans le dessein de détruire les plus démunis.

Elle disait: «Les mauvaises habitudes se transmettent par les couloirs de ces mauvais quartiers.» Elle parlait toujours de l’environnement immédiat d’un enfant, son quartier d’habitation, son école, ses fréquentations amicales. Elle expliquait dans les moindres détails l’évolution sociale d’un enfant et les perturbations possibles à écarter comme une sociologue avisée exposant sa thèse de fin de cycle à un jury expérimenté mais dépassé par le vécu des jeunes adolescents de ces bas quartiers misérables. La vie est vraiment une école à qui veut apprendre, car la réalité quotidienne de ces quartiers pauvres et méprisés lui apprit un tas de choses comme la prudence et la méfiance de ces jeunes gens qui ne rêvaient que d’argent, de belles voitures et de jolies femmes. C’est ce qui lui avait permis de sauver son fils.

Elle était tout pour lui, une amie, une sœur, une mère et en même temps un père. Elle avait su pénétrer son for intérieur pour comprendre la raison de sa tristesse quand il était triste, s’introduire dans ses moments de fou rire quand il était joyeux et pour pouvoir déceler ses moments de délire et le redresser dans ses moments d’égarement. Que de temps n’a-t-elle pas consacré à son unique garçon pour l’épargner d’un système marginal qui dévore ses propres enfants! Que de sacrifices n’a-t-elle pas consentis pour l’éloigner de tous ces pièges et des dangers qui le guettaient tellement souvent, au point d’emporter tant d’enfants de ces quartiers de misère où sont entassés les plus pauvres, où les enfants de ces pauvres gens jouaient avec leur vie comme aurait joué le chat avec la souris… Elle avait payé de sa dernière goutte de sueur et de tout son sang pour pouvoir résister à ce système d’exclusion qui mangeait les plus faibles, mais elle était fière d’avoir sauvé son fils, Fabrice, son seul et unique enfant.»

«L’autobus 68 Pierre-Fonds arrive lui aussi à son terminus dont je faisais la connaissance pour la première fois! «Dois-je descendre comme les autres ou pas?» m’interrogé-je. Je choisis d’y rester enlacé au poteau de l’autobus, perdu dans mes pensées, quand le chauffeur me demanda si je savais où j’allais. Sans donner aucune réponse, je descendis de l’autobus pour me rendre nulle part. «Quel chemin dois-je emprunter?» me dis-je. Je tournais et retournais la question dans ma tête avant de constater que j’étais devant un parc: «Parc-nature du Cap-Saint-Jacques» indiquait l’écriteau en bois dressé sur deux poteaux solidement plantés dans le sol.

C’était à cet endroit que j’avais eu la chance de faire la connaissance de Claudia, la belle Italienne, la merveilleuse, celle qui m’avait fait perdre la tête en l’espace d’une seconde, celle qui m’avait sorti de la vallée de l’ombre sans le savoir. Elle portait un ensemble de sport couleur d’azur qui mettait en évidence tout son beau corps de femme. Mais ce qui m’attirait chez elle ou qui m’intriguait, c’étaient ses hanches parfaites comme taillées dans le marbre d’un sculpteur voulant défier le génie créateur. Elle était arrivée, comme d’habitude, au parc pour son jogging de l’après-midi. Elle était resplendissante. Elle était la réincarnation de Vénus dans toute sa splendeur. Ses cheveux au vent, elle commençait à faire des mouvements d’étirements avec ses épaules et son cou pour finir par ses jambes. Je ne l’ai pas lâchée des yeux.

Prenant place sur le banc, mes bras étendus le long du dossier, ma bouche à demi-ouverte dévoilant toute ma stupéfaction, mes yeux rivés sur tout son corps, la déshabillant pour deviner son corps nu, elle était la beauté incarnée dans le corps d’une athlète. Elle se levait, pleine de grâce et de sérénité, pour commencer à marcher au rythme du temps, entraînant la palpitation de mon cœur. À chaque fois qu’elle accélérait, mon cœur désaccordé et mes yeux figés la suivaient comme un esclave, jadis arraché de ses entrailles et enchaîné dans la cale d’un bateau négrier qui regarde impuissant défiler devant lui sa terre et sa famille jusqu’à les perdre à l’horizon. Ils partaient sous le coup du fouet à la recherche des épices. Des épices? De l’or. De l’or? Je ne sais pas. Je n’en sais rien. Je n’y comprends rien. Tout se mélange. Ce sont ceux qui ont les grands moyens qui définissent les règles et ce sont les mêmes qui ont écrit l’histoire de l’humanité.

Elle faisait le tour du parc en prenant soin de ralentir le rythme pour me permettre d’avaler un peu d’oxygène. Elle avait compris que j’étais un débutant dans cette course effrénée qui fait déborder mon cœur, elle avait peut-être peur d’être la cause d’un arrêt cardiaque! Assis sur le banc, je m’imaginais courir avec elle, à côté d’elle, respirant son parfum de jasmin, causant avec elle, inhalant son haleine agréable, buvant même ses petites gouttes de salive perdues dans l’air du temps. Son coude effleurant le mien, elle me dictait le rythme et la posture. Je la suivais dans toute sa splendeur, elle était en possession de mon corps et de mon âme, je m’abandonnais à elle. Elle était la reine et j’étais le sujet. Elle m’entraînait dans l’illusion du réel.

Et soudain, je sentis à côté de moi une présence féminine qui m’extirpait de ce précipice illusoire plein de fantasmes, en me disant sur un ton frémissant mais plein d’humour: «Savez-vous qu’il est interdit d’épier les gens dans le parc comme vous le faites? J’aurais pu appeler la police!» «Pensez-vous, madame, que j’ai commis un crime en voulant contempler une créature qui est l’égale de Vénus? répondis-je. Et si c’est le cas j’aurais aimé que vous soyez cette policière qui m’emmène pour m’enfermer derrière ses barreaux. Et j’insiste madame, si je mérite une punition, n’hésitez pas, de vos yeux pétillants et ensorceleurs, à me punir, et vous pouvez si vous le voulez, avec vos regards vifs et sensuels transperçant le cœur des hommes, mon cœur, me menotter. Et n’oubliez pas, madame, si vous devez me condamner, enfermez-moi chez vous. Une chose serait sûre, madame, je me nourrirai de vos regards fascinants et je vivrai pour vous; je serai votre esclave comme ce fut, jadis, le cas de mes ancêtres, mais, moi, je le ferai en mon âme et conscience sans être forcé à le devenir. Cette fois-ci, le cœur serait le bourreau du corps; et vous pourriez disposer de mon corps comme bon vous semble puisque mon cœur dévoué sera sensible à vos ordres.»

Elle me fixa dans les yeux, pénétrant les dernières parcelles de mes pensées, oubliant le vouvoiement pour me dire ceci: «Wow! Es-tu un poète? Veux-tu être mon prisonnier poète pour cette nuit?» J’étais figé. Je perdais ma langue, je n’avais plus de mots. Mon sang était glacé. Et pourtant je transpirais. Je tournai ma langue maladroitement pour bredouiller un «oui, volontiers, madame, je veux être votre otage autant de fois que vous le désirez, mais serais-je un bon poète comme vous l’auriez voulu, madame?»»