Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Modernité et sagesse populaire dans le recueil
"Pwomès" de Lionel Trouillot

James Stanley Jean-Simon

La modernité a fait son entrée remarquée dans le champ de la poésie au tournant de la seconde moitié du XIXème siècle, plus particulièrement, à la parution de la bombe poétique "Les Fleurs du mal"1 de Charles Baudelaire, en 1857. Cette dynamique retrouvée en rupture aux codifications formelles éclaboussées depuis la "dislocation du grand et niais alexandrin"2 (Victor Hugo),  se renforcera au pas de course (cf. Publication du recueil de poèmes en prose "Le Spleen de Paris" (1869), " Les illuminations" de Rimbaud ( 1874) tout au long du siècle et aboutira finalement au XXème siècle à une poésie libérée et épanouie de toutes les normes héritées de la codification classique.

Nous soutenons que la modernité remarquée dans les poèmes de "Pwomès" vient d'une part, par le choix de la thématique -malgré l'amour demeure la dominante du recueil- d'autre part, dans l'originalité de la langue du poète.

La lecture ventilée du recueil éclate sous la vue des thèmes tels (écriture, géographie nationale, géométrie, femme mariée...), le tout relié au thème principal "amour". C'est d'un voyage retrouvée à l'intérieur de la langue que Lyonel Trouillot revient avec les yeux repus  d'images et de métaphores, de promesses, les mains remplies de rêves, d'amour.

L'écriture:

“Ou kanpe nan maji la
W ap jwe nan rèv mò yo
Paj pa paj
N ap fè lanmou”3
(Paj ekriti, p.32)

La géographie nationale:

“Sòti Laplenn di Nò rive Laplenn di Sid
Sòti Bwa Malaka rive Kafou Shada
Desann Mòn Lopital remonte Mòn a Tif”
( Chak kote m pase, p.33 )

“Sòti Latibolyè rive Baryè Boutèy
Sòti Baryè Boutèy rive Mòn Marinèt”
(Idem, p.42)

Le poème est ancré dans un certain enracinement, dans la mémorialisation des lieux nationaux. Une grande idée de mouvement parcourt le texte à travers l'emploi divers de ces termes " sòti, pase, remonte, rive,..."

La femme mariée :

“leswa
Ou pòtre on pòtre
Yon ti lwijan pye dous ap wonfle
Bò kote w”
(Madan marye, p. 22)

Baudelaire, «le père de la poésie moderne»4, a fait acte de modernité lorsqu'il intégra dans ses poèmes des nouvelles thématiques telles: le mal, la laideur (une Charogne), les paradis artificiels ( l'alcool, les drogues, haschich, opium...), les grands déchus (Satan, Caïn) et depuis la poésie a emprunté le chemin qui l'a poussa dans les bras éclatés de la nouveauté. L'expérience de ses successeurs (Verlaine, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Apollinaire, etc.) renforce le choix résolu de la rupture.  Trouillot paraît moderne dans la diversité des choix thématiques de son recueil. Que serait-ce le poème sans le dépassement des lieux de l'admissible, des territoires connus? L'amour ne reste-t-il pas une panacée sur les chemins pavés d'expériences enrichies?

Le recueil paru en décembre 2014, au C3 Éditions est replacé dans son contexte par les écrivaines Émilie Prophète et Éveline Trouillot et un luminaire de l'écrivain qui éclaire son travail.

Le terme sagesse, du grec ancien (sophia) est un “concept utilisé pour qualifier le comportement d'un individu souvent conforme à une éthique de soi et des autres”5 conclut une recherche sur la notion. Les corollaires de la sagesse demeurent "la tempérance, la prudence, le discernement" entre autres. La sagesse de son côté désigne, selon l'occasion «le bon sens» ou la capacité à faire des choix apparemment justes, «une sagesse pratique de la vie».6

Dans «Pwomès», on pourrait relever un enracinement certain du texte puisqu'il est travaillé de paroles tirées de l'imaginaire culturel collectif haïtien, sans peine, plus tard, d'être redéfinies et qui pourraient, par extension, être vues comme la présence et l'utilité d'une certaine sagesse haïtienne découlant de l'expérience populaire. Il ne s'agit, en effet, d'une parole populaire, le cou tordu, le sens contredit, bleue d'ironie et d'autres artifices de l'écriture qui éclate de mille feux sous la plume de l'auteur de "Bicentenaire". Les effets créés sont monstres, divers et frappent l'attention par leur souci d'originalité et la nouveauté apportée dans l'énonciation.

Des paroles faisant appel à la mémoire collective. Elles ont force de proverbes, tant qu'elles sont utilisées dans le corps social sous forme d'énonciation ou pour placer des mises en garde, appeler à la raison déviants ou contrevenants, identifiés par une certaine censure.

Ces paroles portant une sagesse non moins populaire sont travesties sous la plume de L. Trouillot. Le poème ne renforce pas moins l'argumentaire des paroles collectives, chères à la mémoire haïtienne: “yon vivi dan griyen” (p.24); “ou pòtre on chaloska / ak on fwèt kash nan men l / k'ap rele bara anwo / bare anba” (p.26). Le «Chaloska» est un groupe d'hommes déguisés du Carnaval haïtien tournant en ridicule ce personnage au triste destin de l'histoire politique et militaire haïtienne avant l'occupation américaine de 1915.

«ti tonton tèt bika»; «Tezen monami mwen ki konn renmen pase nou tout» (p. 28), (si lanmou fè m tounen on joujou lakomedi, p.30), (paske se ou k moutre ki mòn dèyè mòn, p.33), ( chimen rat ki fè moun tounen bèt, p.35), (tout zonbi ki poko goute sèl, p.38), (lè ou lwen / lavi m s'on malonèt / chen pa ta fè kochon, p. 46), plus loin le poète glisse « tout limyè lib pou selebre/ dwa lawouze pou l fè banda», (p.47), «on vil k'ap kale bèt, p.51», «konbyen vire n vire san nou pa fè wonn pòt, p.53», «dòmi pa janm twonpe m, p.55).

À travers cette énumération tirée de «Pwomès», L. Trouillot n'énonce pas ces paroles répertoriées dans le folklore haïtien telles qu'elles existent / sont utilisées. Le poète de "Pwomès" contredit le sens admis ( c'est bien le travail d'un poète), utilise la négation, puise dans le réservoir riche de la culture et la mémoire collective ce qui traduit et donne un enracinement certain au recueil dans le contexte national. De ce lieu-là, est vécu le recueil, au-delà d'un complet chant à l'amour, il se nourrit d'une modernité, non uniquement dans la forme, - soulignons la dimension épique (chak kote m pase, par exemple)- mais également dans la thématique ( géographie, géométrie, femme mariée, écriture...) couplée à l'excursion auctoriale dans la mémoire collective d'où Trouillot revient charger, sans fioritures, mais les paumes , le regard, le souffle laissant couler à ras-bord la créativité, le style, l'imagination. De ce lieu-là, «Pwomès» a tenu toutes ses promesses dans son riche voyage vers la modernité et les trésors de la sagesse populaire locale.

James Stanley Jean-Simon
Poète, conteur, écrivain.
Normalien Supérieur

Notes:

  1. Brighelli, Jean-Paul, (sous la direction de), Français 1ère L, Vuibert, Paris, 2000.
     
  2. Quelques mots à un autre, in Les Contemplations, (1856) (l.26) Victor Hugo.
     
  3. Trouillot, Lyonel, Pwomès, C3 Éditions, DEC 2014.
     
  4. Brighelli, Jean-Paul, Petites Histoires de la poésie française aux XIXe XXe siècles, Vuibert, Paris, 2000.
     
  5. Sagesse, recherche sur la notion sur Google.
     
  6. Roche, Christian, Philosophie, Bac TL-ES-S, Bordas/ Sejer, 2011.

 Viré monté