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Témoigner du présent:

Lire "Les rapaces"
de Marie Vieux-Chauvet

 

James Stanley Jean-Simon

 

 

 

 

 

 

«Pase m yon kou foli»

Il est de ces œuvres ou de ces auteurs dont on ne finirait jamais d'en cerner la mesure. Tant la vie et l’œuvre abondent en surprise et suscitent l'admiration au regard de leur richesse littéraire et de la qualité de la langue usitée. Telle paraît l'œuvre de Marie Chauvet, dont l'abondance et l'actualité demeurent étonnantes et forcent à plus d'un le respect.

Dans sa foisonnante production littéraire -notons sa remarquable production romanesque- l'auteure de "Amour, Colère et Folie" aborde des thèmes nouveaux témoignant la lucidité de l'artiste face à la réalité socio-politique de son milieu. La fameuse phrase de Stendhal "le roman comme un miroir que l'on promène le long des chemins", ne trouve-t-elle  pas son meilleur accomplissement dans l'œuvre de Marie Vieux-Chauvet? Agota Kristot, dans "le Mensonge", affirma que «tout être humain est né pour écrire un livre et pour rien d'autre. Un livre génial ou un livre médiocre, peu importe, mais celui qui n'écrira rien est un être perdu, il n'a fait que passer sur la terre sans laisser de trace»1.  Max Dominique dans «L'arme de la critique littéraire» attribue au roman un rôle que la poésie dans sa tentative de dire le monde n'occupe avec parcimonie, que par la charge ludique et suggestive des mots. Dominique proclame: «Là où le poème suggère et indique, et ne vise point à dégager de façon précise les voies du combat révolutionnaire- , le roman peut aller plus loin, analyser et ébranler»(Max Dominique p.55)2. Lire "Les Rapaces", un roman posthume publié en 1986 (date de la chute de la dictature de Baby Doc), plus d'une dizaine d'années après la mort de l'illustre romancière, c'est partager la douleur éprouvée par Marie autour de ce moment dramatique de l'histoire haïtienne et témoigner de la lucidité de l'artiste dans l'ébauche de son récit qui, malgré la trentième année de publication (1986), demeure encore actuelle. La lecture des Rapaces ne dément pas le regard lourd et acéré porté par l'auteure et accomplit ipso facto sa part de témoignage dans cette parenthèse douloureuse de notre histoire de peuple.

"Les Rapaces" est publié chez Deschamps la même année de la chute de la dictature duvaliériste, et représente tout un emblème. En effet, dans son œuvre, la romancière avait rêvé à travers le regard de Michel "d'une ronde fraternelle où les mains s'uniraient pour une constructive réconciliation",  et "imaginait voir flotter sur le pays la bannière lumineuse de la justice et de la liberté"(P. 39), dit-elle?

Le roman se révèle une peinture sans masque et gants de la dictature féroce des Duvalier. Il constitue nécessairement une suite à sa trilogie "Amour, Colère et Folie" laquelle ne demeure pas moins une peinture cinglante du pouvoir obscurantiste «du vieux tyran». Réédité en 2016, l'année marquant le centenaire de naissance de la romancière de «Fonds-des- nègres», sous les presses de l'imprimeur SA (mai 2016), l'œuvre préfacée par la secrétaire générale de la Francophonie, Mme Michaelle Jean, est replacée dans son contexte. Le contexte de l'Haïti des années 1970. Un contexte lourd de crimes, de détonations et de disparitions. Ce n'est pas Mme Jean qui dira le contraire: «J'ai connu la première décennie de l'horreur et des crimes de cette dictature infâme. Je n'ai oublié ni les détonations assourdissantes et meurtrières, ni la hauteur et le crépitement des flammes, ni les cris, ni notre panique...» « Haïti était ainsi livrée à toutes les prédations.»3

Le roman ne prétend guère dénoncer la situation de désespérance dans laquelle évoluait le pays, mais prend acte et espère que tous, le peuple dans sa totalité au fur et à mesure finira par "engranger / prendre acte que nous sommes depuis longtemps/ interdits de printemps"4 (Castera, p.17) pour reprendre les mots d'un poème de Georges Castera. Le texte bouillonne d'espoir, d'espérance. L'action de Michel et de ses jeunes disciples, d'Alcindor concourt à faire luire cette d'aube qui ne fait point mentir la dissipation des rideaux de la nuit et l'arrivée éclatante de l'aube.

Exilée sous la dictature, à cause de ses idées et de son opinion non complaisante, la romancière dénonce d'une part, le tyran, ses sbires, ses complices et de l'autre, la bourgeoisie qui, dans sa crasse et ses préjugés concourent à assurer la pérennité du régime abject. «Les Rapaces» règle dans une certaine mesure le compte à tous ces malfaiteurs qui profitent de la pauvreté du peuple pour s'enrichir d'une manière éhontée «Tous avaient été coupables. Tous s'étaient enrichis à la sueur des humbles. Tous avaient favorisé des flatteurs et des sbires, puisé à volonté dans la caisse publique...» (P.39)

L'exil de l'auteure ne lui a-t-il point permis de mettre des gants dans sa peinture au vitriol de la dictature? Interroger la parole du narrateur / de l'auteur dans une œuvre aide mieux à situer la démarche de l'écrivain par rapport à l'œuvre. La production littéraire dans sa tentative de rédition des comptes du présent n'évolue pas en dehors de l'auteur. L'écrivain intègre même par touches dans son œuvre une part de lui-même. L'œuvre au final reste le résultat d'une multitude de facteurs qui, réunis en symbiose, forment un corpus où transpirent le vécu, le quotidien, les relations antagoniques d'un peuple quelconque mais aussi l'idéologie de l'écrivain.

James Stanley Jean-Simon
Poète, conteur.
jeansimonjames@gmail.com

Notes

  1. Dumas Pierre Raymond: Davertige: Les vertiges de la critique traditionnelle (p. 231-234), in Panorama de la littérature haïtienne de la Diaspora, C3 Éditions, 2012.
     
  2. Dominique, Max: Littérature engagée ou désengagement de la littérature, in Maintenant «Dossier Haïiti, par de la Papa Doc». no 96. Mai 1970, Montréal.
     
    Dominique, Max: L'arme de la critique littéraire; Littérature et idéologie en Haïti, Éditions CIDIHCA, 1988, Québec.
     
  3. Marie Vieux-Chauvet, Les Rapaces, Imprimeur SA, 2016; in préface de Michaelle Jean et le roman.
     
  4. Castera, Georges: Voix de tête , Éditions Mémoire, 1995, P.17, in "Première Réponse".
     
  5. Dumas, Pierre Raymond: Panorama de la littérature haïtienne de la Diaspora, C3 Éditions, Imprimerie Brutus, 2012, 752 p.

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