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À la frontière du littéraire: le fictif et le lyrique

James Stanley Jean-Simon

Le fait littéraire vécu comme «l'expression du vécu d'un peuple» ou dans le sens marxiste du terme «la retranscription ou le rapport des conflits de classes à l'œuvre dans un milieu sociale donnée» représente à travers la multiplicité des œuvres, un témoignage éloquent des écrivains, à travers le temps, autour de leur milieu. Un questionnement qui demeure d'actualité. En effet, la littérature, dans ces différentes acceptions,- il existe d'ailleurs une multiplicité de tentatives de définition du mot "littérature", et ce n'est point la prétention de la présente,- tend à renforcer l'idée que le débat reste permanent. Prétendre le fait littéraire comme "le miroir du réel", formule le présupposé: dans quelle mesure le littéraire reflète le réel ? Est-ce que la littérature par la volonté qu'elle s'est forgée ne participe-t-elle pas à légitimer le discours hémogénique des classes dominantes sur le social? Le débat par sa permanence reste ouvert autant que le fait littéraire s'épanouit et rend perpétuel toute discussion autour de l'objet. 

Concédons que l'œuvre de l'écrivain est travaillé en fonction des référents sociaux de celui-ci. Sauf, au cas où l'écrivain a voulu inscrire sa démarche dans une rupture par rapport à sa classe sociale. Jacques Roumain ou Carl Brouard sont deux exemples d'écrivains parmi d'autres qui ont brisé le plafond de verre strato-social auquel ils ont appartenu. À l'inverse de Fernand Hibbert1 qui, au contraire, parait sous l'angle d'un bourgeois dans ses œuvres et fait le portrait des mœurs de la bourgeoisie de son époque. Là, dans son œuvre aucune rupture totale n'est observé par rapport au milieu appartenu et immédiat. 

*Rupture*

La littérature peut figurer un terreau fertile où le discours hégémonique joue sa part et glisse à petites doses dans la production littéraire. Dans ce cas, l'œuvre littéraire participe par son action dans son rapport à la société qu'elle prétend être le miroir à asseoir le statut quo. À aménager l'aliénation de l'homme dans la dynamique sociale. Et tuer à petit feu toute velléité du changement et participer à la reproduction du schéma "dominants/ dominés". 

L'urgence quoi alors? Il appartient à l'écrivain de réfléchir sur la portée et la direction qu'il veut imprimer à son œuvre. Car il ne peut en aucune manière draper son œuvre d'une voile d'innocence. Ou avouer que l'œuvre est innocente alors qu'elle porte en elle les ferments qui contribuent à enfoncer la dynamique sociale dans une certaine léthargie. 

*Frontière*

Le texte littéraire - dans sa dynamique- porte un regard plus ou moins acéré sur le réel. Certains y affirmeront que ce rôle-là est mieux exercé par la fiction. Car le fictif -dans son corps à corps au quotidien demeure une plongée à vif au cœur de l'imaginaire. Cette urgence, la poésie ne l'occupe qu'avec une certaine parcimonie, une certaine économie de mot. Cette opinion a été reprise par le professeur Max Dominique dans son essai " L'arme de la critique littéraire", dont nous avons mentionné déjà dans un article sur Marie Vieux-Chauvet. Max Dominique avance des arguments similaires de cette force:  «Là où le poème suggère et indique, et ne vise point à dégager de façon précise les voies du combat révolutionnaire- , le roman peut aller plus loin, analyser et ébranler»2 (Max Dominique p.55). Se concocter au réel, dans une profonde pénétration, la fictif doit aller au fond de la chose. 

*Le* *fictif* *et* *le* *lyrique*

Le fictif ne sous-tend pas que le texte reste coupé du réel. Au contraire, l'imaginaire y accomplit la traversée. Il tire sa source même du réel dont il n'est que le reflet et non pas la pleine ou totale représentation. Car le fictif ne se donne guère la mission de représenter dans toute sa latitude le quotidien ambiant d'un milieu social quelconque. Lire "La Famille des Pitite-Caille"3 de Justin Lhérisson en dépit de la troublante ressemblance, les frappantes similitudes relevées dans les scènes évoquées dans cette audience à la réalité haïtienne d'aujourd'hui, ou même à la réalité de l'époque de l'auteur, ce roman n'est qu'une représentation, une ébauche du réel et aucunement le réel dans toute sa totalité expressive. Il en est de même pour toute étude du social dont se donne en étude le fictif. 

Le court texte, roman très court publié chez C3 Éditions "Carrefours Dangereux"4 de Louis-Philippe Dalembert brosse un tableau du quotidien. Il ne donne qu'un aperçu, en dépit de l'entreprise analytique du réel qu'il s'est attribué en étudiant dans les détails les plus fins les métamorphoses curieuses de ces corps d'humains retrouvés en pleine rue de la capitale. Un aspect du réel: il paraît que c'est le prétexte que se donne tout écrivain dont le récit demeure le champ d'expression littéraire primordial ou d'occasion. 

Le texte lyrique -dans sa fulgurance- peut retrouver le réel à travers les thèmes partageant une certaine interaction au collectif, au social. Car le lyrique demeure attaché, soudé à un réel dont il est difficile d'ignorer la part d'influence5. L'écrivain n'est nullement un être déchiré, sans attache, sans référent identitaire. L'écologie, l'histoire commune, les problématiques sociales (pauvreté, insécurité, précarité, délinquance etc), l'idéologie, les rapports antagoniques en constituent quelques référents en autres. 

*L'œuvre* *est* *subversion* 

Il appartient alors à l'écrivain de construire le champ référentiel de son monde vécu; monde vécu, compris dans le sens habermassien du terme, (théorie de "L'agir communicationnel"). 

L'écrivain -dans son œuvre- peut enclencher une rupture à l'ordre établi.  En dépit de tout conformisme social, une œuvre peut porter​ en elle une part subversive. Cette dynamique travaille de l'intérieur de toute œuvre littéraire dont le combat pour l'imposition de son / l’hégémonie (celle de l'auteur par exemple) est celui de la prééminence de sa classe/ caste. La lutte pour hisser son idéologie comme la "vraie", la seule possible. Retourner l'ordre social dans sa léthargie chronique, ça doit être l'une des missions dynamiques de l'œuvre littéraire. L'écrivain est en fait un témoin de son temps: mission pour être accomplie doit viser même jusque dans le sang ou dans le feu les relations sociales antagoniques.

© *James* *Stanley* *Jean-Simon*
Anse-à-Veau, Haïti, 2015-Mai 2017 

 

Bibliographie :

  1. Hibbert, Fernand, Les Thazar, roman, Éditions Fardin, 2008.
     
  2. Dominique, Max:  Littérature engagée ou désengagement de la littérature, in Maintenant «Dossier Haiti, par de la Papa Doc». no 96. Mai 1970, Montréal.
     
  3. Dominique, Max: L'arme de la critique littéraire; Littérature et idéologie en Haïti, Éditions CIDIHCA, 1988, Québec.
     
  4. Lhérisson, Justin: La famille des Pitite-Caille, éditions Fardin, 2008.
     
  5. Dalembert Louis Philippe: Carrefours Dangereux, C3 Éditions, avril 2014.
       
  6. James Stanley Jean-Simon: La Poésie comme voyage, Des fleurs et des poèmes, mai 2017, Controversehaiti.org, mai 2017.

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