La Problématique du Créole à l’École:
une manifestation d’insécurité au niveau identitaire

Présentation du Professeur Caroline Hudicourt à l’Université Quisqueya
Espace Francophone
Vendredi 14 juillet 2006

Lekol Mixte
Lekol Mixte par Yves Lafontant. Macondo

Pourquoi cette causerie

Dès la première des deux réunions de professeurs de la Faculté des Sciences de l’Education (FSED) au Pavillon du Christ Roi le 5 mai et le 2 juin, la discussion sur les difficultés de la gestion du bilinguisme en Haїti fut très animée au point qu’il était évident que nous ne pourrions accorder l’attention nécessaire à cette problématique durant le temps alloué aux réunions. Le doyen de la faculté, le Professeur Alain Gilles, m’a donc proposé d’animer une conférence sur ce sujet à l’Université Quisqueya. C’est donc dans le but d’honorer cette proposition et de répondre à mes propres besoins de recherches et d’approfondissement sur la question que j’anime aujourd’hui cette causerie. Je la perçois comme un espace d’échange sur une question qui nous affecte tous au quotidien.    

Présentation personnelle

Je vais commencer par me présenter car je ne crois pas en l’impartialité absolue et nos attitudes sont largement influencées par notre parcours.

Je suis d’abord directrice d’une école primaire à Pétion-Ville, l’École Acacia. Je travaille comme consultante en langage et méthodologie pour une ONG qui s’occupe de la formation des maîtres appelée Tipa Tipa et l’essentiel de notre travail se fait en créole. Et enfin, j’enseigne une classe, Technologie de l’Education, à l’UNIQ. J’ai une licence en éducation de Goshen College (Goshen, IN, USA) et une maîtrise en Technologie de l’Education de l’Université de Harvard.

Expériences avec le créole et l’apprentissage des langues

Durant ma petite enfance mes parents me parlaient français. Cependant j’ai toujours été exposée au créole puisque c’est la langue la plus parlée en Haїti; étant «garçon manqué», je jouais au football avec tous les petits messieurs qui erraient dans la rue devant chez moi. Comme nous avions une grande cour ils venaient jouer à la maison. Je me souviens qu’une aînée m’avais une fois reproché de parler un créole trop « rèk ». J’avais tout de suite compris que ce mot créole péjoratif signifiait en fait un créole non francisé donc pur. Cette critique m’avait donnée un sentiment de fierté que j’avais pris soin de garder pour moi-même.

Ce que j’ai de mieux à partager avec vous aujourd’hui est un peu plus de vingt ans d’expérience dans l’éducation, domaine dans lequel la problématique créole / français dans le milieu haїtien se présente toujours. Mon premier emploi à 18 ans en tant qu’étudiante aux USA fut d’enseigner le créole aux étudiants et professeurs que Goshen College envoyait régulièrement en Haїti. Cette université ayant une orientation sociale très marquée envoie tous ses étudiants américains passer trois mois dans un pays du Tiers Monde. Après l’obtention de ma licence à 21 ans, j’ai travaillé comme substitut dans un programme bilingue créole / français aux Etats Unis. J’ai aussi enseigné le créole à des étrangers qui rentraient travailler dans le pays et l’anglais dans plusieurs écoles de Port-au-Prince. Dès le début de ma carrière, l’enseignement du créole m’a permis de trouver des emplois plutôt bien rémunérés.  J’ai maintenant plus de dix ans d’expérience en tant que directrice d’école primaire, neuf ans comme professeur à l’UNIQ et huit ans comme consultante à Tipa Tipa. Et je fais de temps en temps des traductions de textes créoles, français et anglais.

J’ai choisi de travailler dans cette petite salle, l’Espace Francophone, dans le but d’initier un débat nous permettant de partager nos connaissances et nos expériences, de nous remettre en question et de penser à développer une stratégie pour lutter contre l’aliénation culturelle dont nous souffrons tous au niveau personnel et au niveau institutionnel.

Nous sommes tous des haїtiens et nous faisons tous partie du système socioculturel auquel je vais faire référence aujourd’hui, donc nos exemples les plus saillants feront presque inévitablement partie de notre vécu. J’invite quelques participants à partager avec nous leurs expériences avec le créole, particulièrement Suze Mathieu connue pour son dévouement à la lutte pour l’intégration du créole dans toutes les sphères d’activités en Haїti , et Dominique Pierre, professeur de français à l’AUF (l’Agence Universitaire de la Francophonie) .

Mmes Dominique Pierre et Suze Mathieu ont longuement partagé avec nous leur expérience avec les difficultés que les Haїtiens ont à s’affirmer comme un peuple essentiellement créolophone. Elles ont aussi répondu à de nombreuses questions et de riches discussions ont accompagné ces moments de partage.

Utilisation et perception du créole dans les écoles

Etant donné que nous vivons à Port-au-Prince et qu’en Haїti pratiquement toutes les décisions importantes concernant l’éducation sont prises dans la capitale, nous allons d’abord discuter de la façon dont le bilinguisme est perçu dans la zone métropolitaine.

Le créole tend à être perçu comme le problème. À entendre certains éducateurs on dirait que l’incapacité de certains enfants à s’exprimer en français est dû au fait qu’il parle créole plutôt qu’au fait que l’enfant n’a tout simplement pas eu l’opportunité d’apprendre le français. Souvent les enseignants dépensent plus d’énergie à éliminer le créole plutôt qu’à initier les enfants au français oral. Il n’est donc pas rare que certains enfants prennent tout simplement l’habitude de se taire en présence des enseignants pour ne pas être réprimandés.

Certaines écoles en faisant des examens oraux en français s’appliquent à attirer la clientèle la plus francophone possible. Les enfants les plus créolophones sont perçus comme ayant un problème d’apprentissage important. Certains éducateurs affirment qu’une fois que les enfants s’expriment en créole, ils deviennent vulgaires. Parfois des expressions usuelles tout à fait admissibles en créole sont considérés comme vulgaire par une clientèle plus francophone telles que «bounda chodyè a».

Le créole francisé est mieux perçu qu’un créole plus pur. Un parent se plaignant des enfants qu’il entendait parler créole sur la cour de récréation a ajouté: «Et quel créole!». Elle se disait qu’on dirait que les enfants créolophones rabaissaient le niveau des enfants francophones, plus que les enfants francophones ne rehaussaient le niveau des autres. Ce même parent se disait satisfaite des progrès de son enfant en français. En fait, le débat ici n’était pas un problème linguistique mais plutôt un problème social. Lorsque le parent en question parle de rehausser le niveau social d’un enfant elle parle de structurer l’école de sorte à ce que la culture haїtienne créolophone s’efface devant une culture francophone et occidentalisée. L’enfant créolophone auquel le parent ne semblait pas vouloir que son enfant ressemble devrait non seulement parler français mais aussi avoir honte du créole non francisé qu’il a appris de ses parents. Et si l’école adopte cette politique l’enfant dont les parents ne parlent pas du tout français a automatiquement honte de ses parents, donc de sa propre origine et finalement de son identité. Très souvent certains jeunes au moment de leur graduation de philo se font accompagner par un adulte de leur famille qui aurait une formation qu’ils jugent respectable et évitent d’emmener leurs parents non francophones. La culture du parent dont le rude labeur leur a permis de terminer leurs études est donc pour eux une source de honte dans l’enceinte de l’institution scolaire.  

Ce qui aggrave encore le problème est qu’en Haїti les écoles étant des entreprises privées souvent à but lucratif, leurs propriétaires ont tendance à vouloir donner l’apparence de posséder et d’y véhiculer une culture francophone, car la clientèle francophone est généralement plus aisée. Même lorsque la grande majorité des enfants est essentiellement créolophone les directeurs peuvent se montrer plus soucieux de plaire à la clientèle aisée qu’à s’organiser en fonction des besoins de la majorité des élèves.

Les enfants les plus francophones sont donc survalorisés et les plus créolophones sont dévalorisés et parfois même humiliés et ridiculisés.

À la campagne bien que les livres soient presque tous en français personne ne parle français. Les professeurs lisent en français et expliquent en créole. Ils ont peur d’utiliser oralement leurs connaissances en français car sachant qu’ils manquent de pratique ils ont trop peur d’être ridiculisés par ceux qui entendraient leurs erreurs. En Haїti, il est permis de faire des fautes en créole, en anglais et en espagnol mais une faute de français est une source d’humiliation et de ridicule et risque d’entraîner un sentiment de dégradation chez celui qui la commet. Une amie m’a raconté qu’alors qu’elle suivait un cours dans une université en France pour ses études de maîtrise, le professeur a fait une erreur de langage. Elle a automatiquement commencé à ricaner. Lorsqu’elle a réalisé qu’elle était la seule à rire, elle s’est sentie très gênée et elle a aussi réalisé l’étendue de notre aliénation culturelle. Malgré que le français ne soit pas requis dans la plupart des fonctions à la campagne, ne pas avoir l’opportunité de l’apprendre est une source d’angoisse pour les paysans qui souhaitent voir leurs enfants progresser.

Les campagnes n’ayant souvent pas les classes terminales et pas du tout d’université, si les jeunes veulent poursuivre leurs études à un niveau plus élevé dans des milieux urbains, des faiblesses importantes en français sont souvent un gros handicap. Cependant, ce dont j’ai le plus entendu les enseignants de la campagne se plaindre, c’est de ne recevoir aucun service ou d’être mal servis lorsqu’ils s’expriment en créole dans les bureaux publics et même dans les entreprises privées, mais au lieu d’exiger le service auquel ils ont droit en tant que citoyens ou en tant que clients potentiels la plupart s’en vont honteux de ne pas maîtriser le français. Ici le français est utilisé non pas comme outil de communication mais plutôt comme un instrument d’oppression qui n’est au fond à l’avantage de personne; le fonctionnaire public qui n’a pas la simplicité de s’exprimer en créole et de servir son concitoyen ne fait pas son travail et fait preuve d’aliénation, car pratiquement dans tous les cas il est lui aussi un haїtien essentiellement créolophone et dont les parents dans beaucoup de cas ne parlent pas du tout français. L’entreprise dans l’enceinte de laquelle un client est ainsi traité risque de perdre une partie de la clientèle.

Pour illustrer la perception haїtienne du français, j’ai gardé les paroles d’une petite chanson de cour de récréation que des instituteurs et institutrices ont noté pour moi au cours d’une séance de formation. Elle souligne bien le caractère élitiste, prestigieux et non fonctionnel que revêt le francais dans notre univers psychologique.

Yon moun ki pa konn li ala bagay ki lèd.
Lè yon zanmi ekri l
Li pran yon sekretè
Li tankou chat, li tankou chat k ap veye mantèg.
Men lè yon moun konn li se yon bagay ki bèl.
Lè yon zanmi ekri l, li pa pran secretè.
Li chita byen bwòdè
Li pran plezi l pou l  pale fransè.

À la campagne, particulièrement dans la zone du Plateau Central, un programme créolophone a fait ses preuves durant plus de vingt ans. La première fois que j’ai entendu parler de ce programme c’était en 1984 alors que je faisais un travail de recherche sur le travail des églises catholiques et protestantes en Haїti. À cette époque, les «ti legliz» avait pris un essor considérable. C’était un an avant la chute de Jean-Claude Duvalier. J’ai eu l’opportunité de visiter Mombin Crochu ou une sœur, Sœur Angel, gérait une école qui utilisait le créole comme langue d’enseignement et cette école jouissait d’un succès énorme; elle comptait mille élèves alors que l’école publique de la zone n’en avait qu’à peine la moitié. Le bourg de Mombin Crochu ne comptait que 300 habitants. Pendant l’année scolaire les élèvent affluaient de partout faisant de longues marches pour se rendre à l’école de Sœur Angel. Cette dernière, voyant que l’on s’évertuait à enseigner aux enfants dans une langue qu’ils ne connaissaient pas avait pris le temps d’écrire elle-même en créole tous les livres nécessaires à la préparation des enfants au certificat d’études primaires. Et, chose inconnue jusqu’à présent dans la zone, la majorité des enfants réussissaient aux examens d’état. Étant donné que les sœurs avaient trouvé des fonds de la Caritas pour vulgariser leur méthode, elle est couramment appelée «metòd karitas». Cette méthode est maintenant utilisée dans de nombreuses écoles congréganistes en milieu rural, particulièrement au Plateau Central et dans le département du Nord-Est. Malheureusement, leurs livres n’ont jamais été réédités. Au niveau de la qualité, ils perdent du terrain par rapport à certains livres plus récents publiés en français. Il y a aussi davantage de livres disponibles maintenant en créole qu’il n’y en avait il y a vingt ans. Cependant, il en faut davantage pour donner l’accès à la connaissance à la majorité des enfants haїtiens.

Le sabotage de notre sens de l’identité qui se fait à l’école et dans notre société

Le message que l’on reçoit à l’école est que le créole est une langue inférieure et le français une langue supérieure, que les gens qui parlent créole sont inférieurs et que ceux qui parlent français sont supérieurs. Ces notions ont été utilisées pour nous maintenir dans un état de servitude physique et psychologique durant l’époque coloniale. Même après nous être physiquement libérés du joug de l’esclavage, nous nous sommes nous-mêmes maintenus dans un état de servitude psychologique en nous appliquant à nous rabaisser devant lui. Nous avons continué à répéter les mêmes scénarios qui préalablement nous avaient été imposés et les écoles comme d’autres institutions sociales contribuent largement à perpétuer la survie de cette pathologie sociale.

Nous faisons preuve d’un mépris non dissimulé pour notre propre culture pour nos propres origines. Et les écoles encouragent cette attitude chez nous. Certaines écoles défendent les petites tresses, ce qui est une façon sournoise d’exiger le défrisage chez les petites jeunes filles, car chez les jeunes filles de race noire, il n’y a que deux types de coiffure à la mode possible: les petites tresses ou celles qui ne sont possible qu’avec le défrisage.

Dans le milieu scolaire, où toutes les religions d’origines chrétiennes sont acceptées ou tolérées, la pratique du vodou est généralement perçue comme inavouable, incitant ainsi les enfants dont la famille serait vodouisante à vivre dans le marronnage et l’hypocrisie pour pouvoir assurer leur place à l’école.

Dans une ambiance si oppressive l’enfant apprend à nier sa propre réalité, ses propres valeurs, ses propres origines. L’école contribue donc à l’aliéner. Le Dictionnaire Encyclopédique de la Langue Française Hachette (2000) fourni la définition suivante du mot aliénation: «Asservissement de l’être humain dû à des contraintes extérieures (économiques, politiques, sociales) et qui conduit à la dépossession de soi, de ses facultés, de sa liberté». Après l’indépendance, nos gouvernants on fait venir de l’étranger des éducateurs occidentaux, blancs et chrétiens pour former notre population nègre et vodouisante. Et pour paraître éduquer et maintenir notre accès à l’éducation, il nous a fallu ressembler à ces modèles de savoir et de pouvoir que nous offraient nos écoles.

Les leaders de l’institution sociale qu’est l’école nous préparaient académiquement en nous encourageant à continuer à nous déposséder de nous même pour nous appliquer à leur ressembler et apprendre d’eux le seul curriculum qu’ils connaissaient et qui était certainement plus adapté à leur réalité qu’à la notre. Pour pouvoir identifier nos problèmes et les résoudre, il nous faut commencer par nous connaître et nous accepter. Notre refus de reconnaître la nécessité d’intégrer pleinement et de manière structurée l’utilisation du créole dans notre pratique scolaire pour que tous les enfants haїtiens puissent avoir accès à l’éducation, apprendre à lire rapidement et apprendre le français sans complexes et sans être envahi d’angoisse à l’idée de faire des erreurs, n’est qu’une manifestation de cette dépossession de soi, de cette incapacité à reconnaître notre propre réalité pour la gérer en fonction de nos propres intérêts, plutôt que de nous plier en quatre pour assurer la suprématie du blanc dans notre univers psychologique.

Nan Yon lekól tèt anba nan yon peyi tèt anba, Iv Dejan dit: «Ann Ayiti nou ta mal pou nou jwenn 10 direktris ak direktè lekòl ak 10 pwofesè lekól primè ak segondè ki ta kanpe devan yon klas 30 elèv katriyèm ane fondamantal pou yo di

  • Nou tout nou konprann kreyòl, nou pale kreyòl.
  • Se pa nou tout ki konprann franse, pale franse.
  • Papa n ak manman n konprann kreyòl pale kreyòl.
  • Pi fò sa yo konnen se an kreyòl yo aprann yo.
  • Pifò sa yo moutre nou yo se an kreyòl yo moutre nou yo.

Se dwa nou pou nou ekri an kreyòl… pèsòn pa gen dwa defann nou sèvi ak dwa sa a, ni leta, ni lekòl, ni fanmi nou.

Il conclu ainsi: «ipokrit se lizay».

Le statut réel du créole en Haїti et au niveau international

En fait nous n’avons pas réellement un problème de bilinguisme en Haїti. Nous n’avons qu’une seule langue que nous parlons tous c’est le créole. Cependant, Beaucoup de membres des classes dominantes depuis l’époque de la colonie ont toujours su parler le français et fait leurs études en français. Cette langue fut donc imposée dans les premières écoles haїtiennes après l’indépendance. Durant longtemps le créole est resté une langue parlée et non écrite. Ceci ne correspond plus à la réalité actuelle. Cela fait longtemps que l’on écrit en créole, et le créole écrit a atteint un niveau de standardisation acceptable permettant de communiquer ainsi sans difficultés pour ceux qui ont eu l’opportunité d’apprendre à le maîtriser.

Certains disent que le créole n’est pas une langue mais plutôt un dialecte. Une telle affirmation ne s’appuie sur aucune donnée scientifique et révèle surtout une forme d’ignorance de la personne qui l’émet. Un dialecte est une manière de parler une langue. Si le créole était un dialecte français, la majorité des francophones devraient pouvoir le comprendre sans l’avoir appris. Par contre, le créole à plusieurs dialectes, car il ne se parle pas exactement de la même façon à Port-au-Prince, au Cap-Haїtien et aux Cayes. Pourtant les haїtiens de ces différentes régions du pays arrivent à communiquer sans trop de difficultés. (Mathieu S., 2005, p.14-15)

D’autres disent que le créole n’est parlé que par un nombre réduit de personnes, alors qu’en fait le créole est parmi les langues les plus parlées du monde. D’après les linguistes, il y aurait six mille à sept mille langues parlées dans le monde. La Linguasphere Observatory divise les langues en deux catégories les macro langues qui sont parlée par plus de 10 millions de personnes et les micros langues parlées par moins de 10 millions de personnes. Et il n’y a que 82 macro langues sur la terre. Et le créole haїtien étant parlé par plus de onze millions d’âmes occupe la trente-cinquième place parmi les 82 macro langues. (Mathieu S., 2005, p. 18-20)

La grande majorité des problèmes que nous avons avec le créole sont donc un produit de nos propres complexes d’ancien peuple colonisé: nous n’avons aucun problème de bilinguisme, notre créole est une langue et une langue parlée par un grand nombre de personnes, et même si le pouvoir d’achat de ces personnes est pauvre, elles doivent être prises en considération si nous voulons vraiment vivre dans une démocratie. Comment peut-il y avoir suffisamment de textes écrits en créole si nous même nous refusons de les écrire? Écrire les textes de loi en français en  Haїti pourrait être optionnel, mais les écrire en créole est une nécessité, car le plus important dans l’écriture d’un pareil texte devrait être de s’assurer qu’il sera compris par ceux qui le liront. Il n’est pas possible d’appliquer un texte que nous n’avons pas compris, et juger un être humain dans une langue qu’il ne comprend pas est une injustice.

Découvertes sur les périodes critiques dans le développement du langage et leurs implications dans le contexte scolaire haїtien

Pour gérer de façon rationnelle la problématique de l’utilisation du créole à l’école et de l’enseignement du français en tant que langue seconde, nous devons dépasser nos complexes ancestraux en nous appuyant sur des données scientifiques.

Comme nous l’avons déjà mentionné, le créole parlé est la langue oralement la plus utilisée dans les écoles et le français oral n’est généralement pas enseigné de façon systématique. Et souvent les enfants sont obligés d’apprendre à lire en français, une langue que l’enfant et même assez souvent le professeur ne maîtrise pas trop bien.

Si le travail que nous faisions avec les enfants se basait sur des données scientifiques, l’enseignement du français en tant que langue seconde commencerait très tôt de façon structuré dès la maternelle, et le créole serait utilisé comme langue d’enseignement. En n’utilisant pas du tout la langue maternelle d’un enfant on réduit sa capacité d’assimiler le contenu enseigné, car même lorsque la personne communique dans des rapports interpersonnels avec efficience dans deux langues et semble pleinement bilingue, elle n’a pas nécessairement la capacité de fonctionner à un niveau académique dans les deux langues. Les recherches ont prouvé qu’un étudiant moyen peut développer des facilités de communication en deux ans, mais qu’atteindre une bonne maîtrise à un niveau académique peut prendre quatre à sept ans (Module de formation de SbS, 2006, p.8),  donc à peu près la durée des deux premiers cycles fondamentaux, et ceci lorsque l’enfant a été bien encadré ce qui n’est souvent pas le cas dans nos écoles.

Vu que les difficultés que la majorité des enfants rencontrent dans l’apprentissage d’une langue seconde tendent à persister, en leur interdisant de parler leur langue maternelle, nous ralentissons donc leur évolution durant de nombreuses années. Car tout en apprenant la langue seconde, ils peuvent s’investir dans des activités ayant un plus haut niveau de sophistication dans leur langue maternelle. Les difficultés à capter certaines nuances phonétiques peuvent partiellement handicaper leur apprentissage à la lecture par exemple.

«Même au préscolaire, pour l’aspect phonologique, il est déjà un peu tard pour l’apprentissage d’une langue seconde. Les enfants exposés à une langue seconde à partir du préscolaire peuvent garder quelques difficultés dans la prononciation de certaines nuances phonétiques. Donc pour presque tous ceux qui devront apprendre une langue seconde l’apprentissage précoce ne suffit pas pour arriver à un degré de maîtrise équivalent à celle de sa langue maternelle.» ( Dupoux E.,2001, p.388) D’après Werker et Tees «vers la fin de leur première année [de vie], les enfants commencent à démontrer une perte de sensibilité par rapport à certains contrastes phonétiques qui ne font pas partie du répertoire de sons de leur langue maternelle». (Dupoux E., 2001, p365) Il est donc absolument nécessaire d’apprendre à l’enfant à lire dans sa langue maternelle.

Souvent dans notre milieu en Haїti on se moque des nuances des erreurs de prononciation de ceux dont la langue maternelle est le créole donc de la majorité des haїtiens. En se moquant de la prononciation française et des fautes de français d’un enfant, on le prépare à traîner des complexes pour le restant de ses jours puisque dans beaucoup de cas ces difficultés persisteront. On crée aussi chez lui de profondes inhibitions vis-à-vis du français dont dans la plupart des cas il n’arrivera jamais à se débarrasser, rendant encore plus difficile l’apprentissage de cette langue. Nous devons plutôt entraîner nos enfants à accepter leurs erreurs et à les percevoir comme une opportunité d’apprendre plutôt que comme une source d’humiliation. Il faut surtout exposé l’enfant au français par tout les moyens possibles et l’encourager à le parler en évitant de corriger systématiquement ses fautes. «De nombreux spécialistes, américains particulièrement, attribuent un rôle prépondérant à la famille dans l’apparition du bégaiement. Ils appuient leur thèse sur le constat qu’ils retrouvent parmi leurs patients beaucoup de bègues pour lesquels le milieu familial a été contraignant et même perfectionniste sur le plan du langage. Ainsi ses enfants sont ils constamment repris […] On retrouve en effet chez le bègue ce souci de la perfection, proche de l’obsession.» (Besse J.-M., 1983, p.105)

Enseigner entièrement en français aux enfants réduit aussi leur capacité d’attention. D’après Peter W. Jusczyk «Les enfants de 7 mois et demi apprenant l’anglais ayant été habitués à une paire de mots isolés écoutent avec beaucoup plus d’attention des passages contenant ces mots que des passages qui ne les incluent pas.» (Dupoux E., 2001, p.369) J’ai aussi parlé à beaucoup d’enseignants de carrière travaillant dans plusieurs milieux y compris des milieux d’enfants privilégiés en Haїti, ils ont tous fait la même expérience:  une fois que l’on passe au créole, la classe s’éveille et le niveau de participation augmente considérablement. Non seulement la majorité des enfants comprennent mieux le créole, mais aussi même lorsque leur niveau de maîtrise du français est égal ou même supérieur à celui du créole, il s’identifie d’avantage au rythme et à la culture que véhicule le créole. Même dans les milieux les plus huppés et dans les contextes les plus formels en Haїti, on ne raconte pratiquement jamais de blagues en français.

Nous devons encourager nos enfants à apprendre et à pratiquer le français tout en gardant à l’esprit qu’il est extrêmement difficile pour un enfant essentiellement créolophone de rattraper en français un autre ayant appris le français à la maison.

Une autre découverte intéressante à noter est qu’«alors que la langue maternelle occupe généralement le même espace dans le cerveau d’un individu à l’autre, l’espace occupé par la langue seconde varie d’un individu à l’autre. Plus la langue seconde a été acquise tôt plus l’espace qu’elle occupe se confond à l’espace occupé par la langue maternelle. Plus le niveau de maîtrise de la langue seconde est élevé plus les espaces se confondent» (Dupoux E., 2001, p.389) Et «le plus haut niveau de maîtrise de la prononciation et de la structure grammaticale d’une langue est atteint par ceux dont l’apprentissage aura commencé très tôt durant la petite enfance. Plus l’âge auquel on aura été exposé à la langue augmente plus le niveau de maîtrise moyen baisse.» (Dupoux E., 2001, p.483)

 Cependant, «l’âge d’exposition n’affecte pas tous les aspects de l’apprentissage de la langue de la même façon. Les capacités d’acquisition de vocabulaire et le développement de l’aspect sémantique ne s’altèrent pas avec le temps. La période critique pour l’apprentissage d’une langue ne concerne donc pas le développement au niveau de la compréhension.»  (Dupoux E., 2001, p.483-484).

Pratiquement toutes les études ont démontré que le nombre d’individus immergés dans la pratique d’une langue seconde à l’âge adulte et qui atteint un niveau de compétence proche de celle de la maîtrise d’une langue maternelle est relativement restreint. (Dupoux E., 2001, p. 490) Les professeurs et étudiants d’université qui font des fautes de grammaire et de prononciation dans une langue seconde n’ont donc pas nécessairement de grandes déficiences au point de vue formation générale, ni nécessairement des difficultés de compréhension du français.

À travers certaines recherches, certains ont essayé d’argumenter contre la thèse sur la période critique pour l’apprentissage d’une langue pour prouver que le problème n’avait aucun rapport avec un processus de maturation mais était plutôt lié à l’interférence de la langue maternelle dans l’apprentissage de la langue seconde. Une telle théorie validerait l’attitude des professeurs qui s’acharnent contre le créole. L’absence de l’apprentissage d’une langue maternelle durant la période critique entraînerait plutôt la réduction des capacités langagières et dans la langue maternelle acquise tardivement et dans l’apprentissage de la langue seconde. (Dupoux E., 2001, p. 492-493). On a jamais pu apprendre aux enfants sauvages adoptés et allaités par des animaux à parler. L’aptitude à la parole se perd si elle n’est pas exercée avant l’âge de deux ans. (Sarton A., 1969, p.148)

Pour maintenir et développer la capacité d’un enfant à bien assimiler une langue seconde, il est absolument nécessaire de lui offrir l’opportunité de développer au maximum sa langue maternelle car «La raison pour laquelle certaines personnes arrivent à fonctionner académiquement dans une langue seconde, c’est parce que leurs capacités sont si bien développées dans leur langue maternelle.» (Module de formation de SbS, 2006, p.8) D’où la nécessité de continuer à développer la langue maternelle de l’enfant aussi longtemps que possible pendant qu’il apprend une langue seconde.

Pour que l’enfant ait une assurance et une auto estime saine qui l’aideront dans tout ce qu’il entreprendra dans la vie y compris l’apprentissage d’autre langue, il faut qu’il apprenne à aimer et à chérir sa langue maternelle et qu’à aucun moment il ait la sensation que sa langue maternelle est inférieure aux autres langues qu’il aura à apprendre (Module de formation de SbS, 2006, p46).

L’affirmation de notre identité comme solution à la problématique de l’enseignement du créole à l’école.

Pour nous désenclaver au niveau culturelle et linguistique, il nous faut donc nous affirmer dans ce que nous connaissons le mieux: notre langue et la culture qu’elle véhicule. C’est en la maîtrisant le mieux possible que nous développerons le plus rapidement nos capacités et notre intellect nous rendant ainsi plus apte dans l’apprentissage de toutes autres connaissances. Si nous voulons élever des jeunes sûrs d’eux, capables d’avoir une vision nouvelle et fonctionnelle pour leur pays, capables de bien maîtriser leur propre langue ainsi que plusieurs autres langues secondes telles que le français, l’espagnol et l’anglais, il faut que nous admettions les réalités suivantes :

  1. Nous sommes une nation majoritairement constituée de nègres originaires d’Afrique.
  2. Le français sera toujours une langue seconde pour la grande majorité des haїtiens.
  3. Une éducation de masse en Haїti ne peut se faire qu’en créole.
  4. Dès le plus jeune âge nous devons enseigner le français comme langue seconde aux enfants en utilisant l’audiovisuel de préférence surtout dans les petites classes pour faciliter les enfants au niveau de la prononciation.
  5. Il ne faut pas avoir honte de parler créole.
  6. Des fautes de grammaire et de prononciation en français ne sont pas des signes de déficiences intellectuelles.
  7. « Pale franse se pa lespri ». Nous nous familiarisons aux français et aux autres langues étrangères dans le but d’élargir nos horizons, d’avoir accès à plus d’informations et de contrôler notre environnement, pas pour être en mesure de nier nos origines.
  8. Nous avons droit à des services publics en créole. Il faut les exiger.
  9. Il faut sanctionner les employés des services publics qui s’évertuent à répondre en français à des gens qui s’adressent à eux en créole. C’est une violation de la constitution.
  10. Tous les textes officiels doivent être traduits en créole.
  11. L’état haїtien doit exiger des maisons d’édition qu’elles traduisent tous leurs livres d’école en créole ou qu’elles ne produisent que des livres bilingues. Ceci garantirait un accès plus équitable à un matériel pédagogique de qualité et un accès à la compréhension pour toutes les couches sociales. L’argent de la subvention peut être utilisé comme moyen de pression à cet effet.

Conclusion :

La problématique de l’utilisation du créole à l’école est symptomatique d’une absence d’affirmation de soi nécessaire au plein épanouissement de la culture haїtienne. L’utilisation du créole comme langue d’enseignement dans nos écoles et du français comme langue seconde serait un pas vers l’abolition d’une colonisation psychologique que nous nous évertuons à perpétrer en nous. C’est un scénario d’autodestruction qu’il nous faudra à tout prix éliminer pour aller de l’avant.

Proposition

Tout ceci ne peut être fait sans la participation du gouvernement. Cependant, le travail fait au niveau des universités peut certainement servir de moyen de pression. Je propose donc que nous cherchions à former un comité d’experts s’engageant à travailler sur la question de la problématique de créole à l’école ainsi que sur toutes les pratiques discriminatoires qui contribuent à entraîner une négation de nous-mêmes, nous empêchant ainsi d’évoluer.

Bibliographie

Besse Jean-Marie et Ferrero Marc, 1983, L’enfant et ses complexes; l’œdipe, la castration, l’infériorité, les différences, la rivalité…, Bruxelles, Pierre Mardada, 207 p.

Dejan Iv, 2006, Yonlekól tèt anba nan yon peyi tèt anba, Port-au-Prince, Imprimerie H. Deschamps, 340 p.

Dupoux Emmanuel (dir.), 2001, Language, Brain and Cognitive Development, Cambridge, The MIT Press, 541 p.

Mathieu Suze M., 2005, Kreyòl ak Demokrasi nan Peyi d’Ayiti, Port-au-Prince, Près Nasyonal Peyi d Ayiti, 47 p.

McIntyre Ellen, Ann Rosebery et Norma Gonzalez (dir.), 2001, Classroom Diversity: Connecting Curriculum to Students’ Lives, Portsmouth, Heineman, 134 p.

Module de formation de Step by Step Internationnal sur l’éducation bilingue, 2006,

 269 p.

Sarton Alain, 1969, L’Intelligence Efficace, Paris, Centre d’Études et de promotion de la lecture, 256 p. 

 
 
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