Paul Baudot, Oeuvres créoles,
Traduction et préface de M. Maurice Martin,
2e édition, Basse-Terre, 1935.
 

Dinde
Photo La dogana.

Compè Macaque et compè Codaine1

MACAQUE

Mé, compè, coument non ou rangé compte à ou
Pou monté en lai-là sans ou cassé li cou ?
Ou qui té ka pouri dans fin fond ravinage,
Vouéla qui, tout à coup, ou haut tout con nouage !
Chelché et Péïnon, cé dé grands piblicains,2
Tombé dans zacacias, et ou dans bels chimins !
Dans tous ces bouzins-là, yo dé resté fidèles.
Espliqué-moin coument ou monté gands zéchelles.
Mé moin qui té, con ou, poumié municipau,
Moin ka maché ni-tête,et ou dans bel chapeau ;
Ou tini bels souliers, et moin, fouan démocrate,
Moin pa tini dans pied pas même un savatte !
Ou là ka carré-ou, en douvant, à côté,
Et moin, moin pas savé qui bois moin doué monté.
Ou fè gnon mauvé coup ; làdans tini quéchose
Qui pas ka senti bon ; ou pas monté sans cause.

CODAINE

L'agent, l'agent, mon fi, cé ça qui tenté moin.
Cé pou trapé l'agent moin pavini si loin.
La vèti sans li sou, cé belle couyonnade ;
D'lau clè et pis l'honnè, cé fouti limonnade !
M'en fou charivari, m'en fou coup pied dans quiou,
Pouvi moin trapé place, pouvi moin trapé sou !
Tout con laitt et citron et l'huile carapate,
Moin ka touné ; astè moin pou Louis Bonapate ;
Avant, cété Marat, Robespiè et Danton.
Jòdi moin nouè con l’enque ; dimain, blanc con coton ;
Tantôt moin vète, moin rouge ; tantôt moin blé, moin jaune.
Moin pou la Répiblique et moin pou la couronne.
Pou quimbé la fôtine, moin pé vende papa,
Moin pé vende maman, pays et cœtéra ;
Moin couyonné milate, et moin couyonné nègue,
Et moin couyonné blanc ; moin doux, moin con vinègue :
Cé sulon les zaffès. Moin con défint Garé :
Moin ka ri si fo ri ; si fo, moin ka pléré.
Qaund moin vé pas guetté, moin ka touné la tête ;
Suivant vent ka venté, moin la tant con girouette.
Pou ête con moin yé, y fo moin souè con ça.
Moin fouti, pou l'agent, mangé gnon plate caca.
Quand moin té zavocat, moin té ka fè diette.
Moucha : plis bon métié pou rempli zassiette.
Moin lévé, moin monté, moin tombé con balon,
Mé pou ça moin rampé tant con colimaçon.
Moin coincé pouésident, tant moin fè la grimace ;
Moin fende guèle à li pou li ba moin bon place.
Chelchè et Péïnon, cé dé foutis couyons.
Gnonne, dans Saint-Matin, salé tant con jambons ;
L'aute, pli sotte encô, chié pou la Belgique
Avè gnon habit blé li caré en boutique.
Moin jige, jòdi-là ; pouan gade à ou, Macaque.
Qui souè tô ou raison, moin ka fou ou dans saque.

MACAQUE

Moin pas té jamé couè, Codaine, ou té con ça.
Ou mérité cent fois yo fou ou cabouya.
Condouite à ou trop laide ; yo ké fou ou sentence.
Ou trahi lés dé camps ; pouan gade la potence !
Yo kallé tranglé-ou, bougue de zanimal !
Yo kallé plimé-ou, ou kallé fini mal ! ! !
Et bien ! allé, maché, rivé la Basse-Tè,
Yo ké fou-ou gnon chauff, ou ké rentré dans tè.

CODAINE

Rivé moin ké rivé, yo ké fè moin bien bo.
Yo toutt plein di mousse, mé bien pé di chodo…
Mi, moune Basse-Tè, yo là pou la parade ;
Moin kalé gonflé-yo ; yo ké pété con blade.
Quand moin kalé palé, yo ké ba moin la main.
Moin kalé fè yo toutt baisé folbec à moin.
Quand moin ké dit aux blancs : « Moin rivini pou zottes »,
Cé pou li coup yo ké ba moin gragues et ribottes.
Yo méchants ? Mi guettez, moin tini dans la main
Gnon lance à dé tranchants qui faite con cœu moin.

Macaque té bien dit voué ; yo fou mouché codaine
Gnon zingoinnage au vif ; li manqué pède haleine.
Lambis, cônes et soufflettes, chaudrons là ka Lanzac,
Missié souffri tou ça ; li pas selment dit hac.
Si li sòti déhô, yo ka crié : « Aux ames ! »
Pou li allé pissé, fo li dé, tois gendames.
Li pas tini ripos ; popilace apoué li,
Assoliment tant con foufou dans quiou gligli.
Yo fou missié gnon voum : cété tant con tonnè,
Jouctant yo pouan ça pou trembliment di tè.
Yo baré-li chimin ; li trapé la vavite :
Li voyé toutt allé. Hélas ! li té ka pite.
Dépi temps là, Codaine, dans lé chimins couvouis,
Ka navigué la nouite, caché dans li mépouis.

Mi : pitit zistouè-la ka baye bon l'indice ;
Li pé opposé-ou tombé dans pouécipice.
Codaine monté haut, mé li foucant bien bas.
Ça li gagné à ça ? A pouésent li bien gras !
Simié li té rété picoté fond campagne,
Pitôt, dans li mépoui, gimpé lassi montangne.
Grand place et grand trésô pas ka fè li bonhè
Sans la vêti, l'honè et sans la paix di kè.

MACAQUE

Mais, compère, comment vous êtes-vous arrangé pour monter si haut sans vous casser le cou? Vous qui pourrissiez au fond des ravins, voilà que, tout à coup, vous êtes haut comme un nuage! Schœlcher et Perrinon, ces deux grands républicains, sont tombés dans les acacias, et vous dans les beaux chemins! Dans tous ces démêlés, les deux sont restés fidèles.

Expliquez-moi comme vous êtes montés sur les grands échelons. Mais moi qui étais, comme vous, premier municipal, je marche nu-tête, et vous avez un beau chapeau; vous avez de beaux souliers, et moi, franc démocrate, je n'ai même pas des savates aux pieds. Vous êtes là à vous carrer, par devant, à coté, et moi, je ne sais dans quel arbre je dois monter. Vous avez fait un mauvais coup; là-dessous il y a quelque chose qui ne sent pas bon; vous n'êtes pas monté sans cause.

CODAINE

L'argent, l'argent, mon fils, c'est ce qui m'a tenté. C'est pour avoir de l'argent que je suis parvenu si loin. La vertu sans le sou, c'est une belle couyonnade; de l'eau claire et l'honneur, c'est de la foutue limonade! Je me fous des charivaris, je me fous des coups de pieds au cul, pourvu que j'aie une place, que je gagne des sous! Tout comme lait et citron et l'huile de ricin, je tourne; à cette heure, je suis pour Louis Bonaparte; avant, c'étaient Marat, Robespierre et Danton. Aujourd'hui je suis noir comme l'encre; demain, je serai blanc comme coton. Tantôt je suis vert, rouge; tantôt bleu, jaune.

Je suis pour la République et pour la couronne. Pour saisir la Fortune, je puis vendre mon père, je puis vendre ma mère, le pays, etc.; j'ai couyonné les mulâtres, et j'ai couyonné les nègres, et j'ai couyonné les blancs; je suis doux, ou sur comme le vinaigre: c'est selon les affaires. Je suis comme défunt Garé: je ris s'il faut rire; s'il le faut, je pleure. Quand je ne veux pas voir, je tourne la tête; suivant le direction du vent, je fais la girouette. Pour être comme je suis, il faut que je sois ainsi. Je suis capable, pour de l'argent, de manger un plat de caca. Quand j'étais avocat, je faisais diète. Mouchard est le meilleur métier pour remplir l'assiette; je me suis élevé, j'ai monté, je suis tombé comme un ballon, mais, pour cela, j'ai rampé comme le colimaçon.

J'ai pressé le président, tant j'ai fait la grimace: je lui ai fendu la gueule pour obtenir la bonne place. Schœlcher et Perrinon sont de foutus couyons l'un, à Saint-Martin, s'est fait saler comme un jambon; lL'autre, plus sot encore, s'enfuit en Belgique; avec un habit bleu qu'il vola dans une boutique. Je suis juge aujourd'hui; prenez garde à vous, Macaque. A tort ou à raison, je vous foutrai en sac.

MACAQUE

Je n'aurais jamais cru, Codaine, que vous fussiez ainsi, vous méritez cent fois qu'on vous fiche la cravate. Votre conduite est trop vilaine, on vous condamnera. Vous avez trahi les deux camps ; prenez garde à la potence! On va vous étrangler, bougre d'animal! On va vous plumer, vous finirez mal! Eh bien ! allez, marchez, arrivez à la Basse-Terre, on vous foutra une chauffe que vous rentrerez en terre.

CODAINE

Dès que j'arriverai, on m'embrassera. Ils sont tous pleins de mousse, mais ont peu de chodeau… Tenez, les gens de Basse-Terre, ils sont là pour la parade; je vais les gonfler: ils crèveront comme un ballon. Quand je parlerai, ils me donneront la main. Je les ferai tous baiser mon derrière. Quand je dirai aux blancs: «Je suis revenu pour vous», c'est pour le coup qu'ils m'offriront punchs et ribottes. Sont-ils méchants ? Mais voyez, j'ai dans la main une lance à deux tranchants que j'ai faite comme mon cœur.

Macaque avait dit vrai, on infligea à Monsieur Codaine un charivari au vif; il faillit perdre haleine. Lambis, cernes, sifflets, chaudrons de chez Lanzerac, monsieur souffrit tout cela; il ne dit pas seulement un mot. S'il sortait, on cria: «Aux armes». Pour aller pisser, il lui fallait deux ou trois gendarmes. Il n'avait pas de repos; la populace était après lui, absolument comme le colibri au derrière du gligli. On lui foutit un charivari: c'était comme le tonnerre, au point que l'on crût à un tremblement de terre. On lui barra le chemin; il eut la diarrhée; il lâcha tout. Hélas! Iil puait. Depuis lors, Codaine, dans les chemins couverts,
Marche la nuit, couvert par le mépris.

Tenez : cette petite histoire donne une bonne morale; elle peut vous empêcher de tomber dans le précipice. Codaine monta haut, mais il tomba bien bas. Qu'a-t-il gagné? Maintenant il est bien gras! Il valait mieux pour lui rester à picorer au fond de la campagne plutôt que, dans le mépris, grimper sur la montagne. Grande place et grand trésor ne font pas le bonheur sans la vertu, l'honneur et la paix du cœur.

  1. Compè Codaine. Compère le Dindon ou Coq D'Inde. Ce sobriquet désignait, à l’époque, un haut magistrat qui avait été violemment pris à partie par la population en raison des fonctions politiques qu'il venait d'exercer.
     
  2. Le 5 mars 1848, le Gouvernement provisoire avait décrété la représentation coloniale et la convocation d'une Assemblée constituante élue au suffrage universel. Il était attribué trois représentants titulaires et deux suppléants à la Guadeloupe, à la Martinique et à la Réunion, un titulaire et un suppléant à la Guyane, au Sénégal et à l'Inde. Pour la première fois, les nouveaux citoyens étaient appelés à manifester leur préférence. Les militaires et marins inscrits sur les lites électorales étaient admis à voter dans la commune où ils se trouvaient au moment des élections.
     
    Elle eurent lieu le 22 août 1848 et donnèrent les résultats suivants: Schœlcher, 16'038 voix; Perrinon, 16'232; Dain (Charles), avocat à la Basse-Terre, 10'996. C'étaient les titulaires. Les suppléants furent: Wallon, secrétaire de la commission d'émancipation, et Louisy Mathieu, nouvel affranchi, tonnelier à la Pointe-à-Pitre. C'est le premier homme noir qui entra au Parlement français. En effet, Schœlcher, élu à la fois à la Martinique et à la Guadeloupe ayant opté pour la première de ces colonies, Louisy Mathieu fut nommé titulaire.
     
    La loi électorale du 15 mars 1849 ordonna de nouvelles élections pour la constitution d'une assemblée législative. Elle ne prévit que deux représentants pour la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion et un seul pour chacune des colonies de la Guyane, du Sénégal et de l'Algérie. Les suppléants étaient supprimés. La consultation eut lieu le 24 juin. Schœlcher réunit 14'098 suffrages et Perrinon 14'093.
     
    Ces élections ayant été annulées par l'Assemblée législative, il fut procédé à de nouvelles le 18 janvier 1850. Schœlcher obtint 15'461 voix et Perrinon 15'166. Survint le coup d'état du 2 décembre qui modifia la constitution des colonies et un décret du 2 février 1852 supprima le suffrage universel et la représentation coloniale.