Revue des Traditions Populaires.
7e année. Tome VIII. - N°1. Janvier 1893.

Lapin!... - Qui ouangue?
Lapin!... - Qui ouangue? par .

Lapin !... - Qui ouangue ?

Le roi venait de terminer sa récolte, qui comprenait notamment une certaine quantité de ouangue1. Il la mit à sécher au soleil.

Le lapin, qui avait un emploi à la cour de ce prince, est encore plus gourmand que rusé, à moins qu'il ne soit plus rusé que gourmand, ou bien encore qu'il n'amalgame à doses égales la ruse et la gourmandise. Quoi qu'il en soit, le lapin, profitant d'un moment où personne n'était dans les environs, se précipita sur le ouange du roi, et le mangea sans plus de façons que si c'eut été du ouange appartenant à des gens du commun.

Après cet acte de gloutonnerie, il jugea prudent de mettre une certaine distance entre lui et le roi. Le voilà donc parti ventre à terre, moins léger qu'il ne l'eut voulu cependant, sa digestion n'étant pas encore faite.

Il alla visiter tous les parents et tous les amis qu'il possédait dans le pays d'alentour, même de simples connaissances qu'il n'avait pas vues depuis fort longtemps, et qui le regardèrent un peu comme s'il était tombé du ciel. Bref, tant bien que mal, plutôt mal que bien, il dépensa une couple de jours loin de sa demeure habituelle. Après quoi, il reprit au petit trot le chemin de la cour.

Je vous laisse à penser le bruit qu'y avait fait l'audacieux larcin commis par notre rongeur. Le roi était entré dans une colère terrible. Si l'on eut mangé le ouange de toute autre personne, voire d'un de ses ministres, peut-être un de ses ministres même, il aurait sans doute trouvé la plaisanterie fort bonne. Mais il s'agissait de son propre ouange, à lui roi, et si les monarques, dit-on, aiment à prendre quelques fois le bien d'autrui, ils n'entendent mie qu'on use de représailles à leur égard.

Notre prince avait voulu qu'on trouvât le coupable sur l'heure. Et pour arriver plus vite à ce résultat, l'exécuteur des hautes œuvres avait commencé à ouvrir le ventre à quatre ou cinq courtisans que l'on jugeait capables d'avoir commis le crime.

Ce que voyant, les autres adressèrent au monarque une pétition dans laquelle ils le suppliaient d'ordonner que la cour prendrait sur l'heure un vomitif général. Par ce moyen, assuraient-ils, on parviendrait à connaître tout aussi surement la vérité, sans compromettre la vie des fidèles sujets de sa majesté, que lesdits fidèles sujets seraient cependant très heureux de lui sacrifier à l'occasion. Le roi voulut bien les croire, et la cour ne tarda pas à présenter un spectacle sur lequel il est inutile d'insister.

Au milieu de l'émotion et du brouhaha causés par ces évènements, personnes n'avait remarqué la disparition de lapin. Mais il était évident que, dès son retour, cette absence même, dont on s'apercevrait alors, attirerait immédiatement les soupçons sur lui. Cela ne manqua pas de se produire.

Au moment où notre voleur fit sa rentrée au palais, un grand nombre de sujets étaient dans l'antichambre, commentant les évènements de la veille et de l'avant-veille. En apercevant le lapin, il n'eurent qu'un coup d'œil à échanger pour comprendre que la même pensée leur venait à tous en même temps.

Notre glouton s'avançait vers eux en affectant l'air innocent et tranquille d'un honnête bourgeois qui rentre d'une promenade matinale; mais au fond de lui-même il se sentait peu rassuré, et la pensée de son crime ne le quittait pas d'une seconde.

Le plus âgé des fonctionnaires présents fit un pas hors du groupe avec l'intention bien évidente d'interroger le nouvel arrivant, et commença ainsi:

— Lapin...
— De quel ouange me parlez-vous?.. s'écria celui-ci en sursautant.

Il n'en fallut pas davantage. On tomba sur lui, on l'arrêta, et le ministère public n'eut pas grand peine à le faire condamner aux plus terribles supplices. Le lapin, par son empressement à parler d'un fait dont il ne pouvait encore avoir connaissance, s'était trahi lui-même.

Georges Haurigot

  1. Ouange, sésame.
     
lapin
Lapin courrant. © Riccardo Oggioni