REVUE DES TRADITIONS POPULAIRES
Recueil mensuel de mythologie,
littérature orale, ethnographie traditionnelle
et art populaire.
TOME XII, 12e année
Paris, J. Maisonneuve, 1897

Poissons. Photo F.P.

Fanny et le pêcheur

Conte créole de la Guyane1

Il était une fois une belle jeune fille, qui s'appelait Fanny, et qui était très riche. Elle était fille unique, et ses parents écoutaient tous ses caprices, de sorte qu'elle devint aussi fière et aussi insupportable qu'elle était belle.

Quand elle eut l'âge de se marier, il arriva une foule de prétendants pour l'épouser ; mais Mamzelle Fanny ne trouvait personne à son goût, et se moquait de tous ceux qui se présentaient.

L'un était trop riche, l'autre trop pauvre; l'un était trop grand, l'autre était trop petit ; l'un avait de trop grands yeux, l'autre louchait, etc. Enfin, il y avait toujours quelque chose qui clochait.

Le temps passait et Mamzelle Fanny refusait tout le monde; si bien que personne ne la demandait plus et elle restait toujours fille.

La maison de ses parents donnait sur la rivière ; et elle voyait souvent un jeune pêcheur, qui jetait ses filets, ou revenait de la pêche en chantant. Il s'appelait Languio. C'était un beau garçon, fort, hardi et vigoureux ; mais un pêcheur était si peu de chose aux yeux de la belle Fanny, quelle n'y faisait aucune attention.

Pourtant, à force de voir Mamzelle Fanny à sa fenêtre, regardant les bateaux qui passaient sur la rivière, Languio en était devenu amoureux fou.

Un jour, prenant son courage à deux mains, il se rendit à la maison de Fanny, et demanda bravement au père la main de sa fille.

Le père fut bien surpris de cette demande ; mais il savait sa fille si capricieuse, qu'il pensa que Fanny avait peut-être remarqué ce beau garçon. Il la fit donc appeler, pour lui faire part de la demande du pêcheur. En entendant cela, Mamzelle éclata de rire.

«Moi ! dit-elle d'un air méprisant, épouser ce malheureux qui n'a même pas de chemise !»

Elle lui tourna le dos et rentra dans sa chambre, tout furieuse. Le pêcheur s'en alla bien triste, mais toujours amoureux. Le temps se passait, et toujours Mamzelle Fanny restait fille.

Un jour que Languio avait pêché un superbe poisson, il ne prit pas le temps de s'habiller, et courut à la maison de la belle. Là, il offrit sa magnifique prise au père, et lui demanda encore la main de sa fille.

Fanny se mit encore plus en colère que la première fois, déclarantqu'elle n'épouserait jamais un homme qui n'avait même pas de culotte. (Car Languio s'était si fort empressé de venir, qu'il n'avait que son calimbé)2.

Languio s'en retourna bien triste, mais toujours de plus en plus amoureux de Mamzelle Fanny, à qui il pensait nuit et jour.

Enfin, un jour, il remplit tellement son filet, que les mailles rompaient sous le poids des poissons. Il se rendit à la maison de Fanny ; et, après avoir déposé sa pêche miraculeuse, il demanda de nouveau au père la main de sa fille.

Fanny arriva, pour voir qui était là ; mais à peine fut-elle entrée dans la salon, qu'elle s'enfuit en se bouchant le nez, et en disant qu'elle n'épouserait jamais un malheureux qui sentait le fraîchin (marée fraiche).

Languio se retira donc encore, le coeur bien triste, et désespérant de jamais pouvoir épouser celle qu'il aimait tant.

Or, il y avait aux alentours, un ogre terrible, qui enlevait les femmes et faisait trembler tout le monde. Cet ogre entendit parler de la belle Fanny ; et un jour qu'elle se promenait au bord de l'eau, il parut tout à coup devant elle. Il était aussi haut qu'un palmiste et si effrayant, que Mamzelle Fanny s'évanouit de peur.

L'ogre la prit dans ses bras comme un petit moun, (un petit enfant), et l'emporta dans son château où il l'enferma. Les parents de Fanny avaient bien du chagrin, car ils l'aimaient beaucoup, malgré tous ses caprices et ses défauts.

Ils firent annoncer dans tout le pays que si quelqu'un, riche ou pauvre, délivrait Mamzelle Fanny, il deviendrait son mari.

Mais elle avait tellement rebuté tout le monde par son orgueil et ses moqueries, que personne ne voulait se déranger pour elle, et surtout s'exposer à une mort presque certaine, étant données la force prodigieuse et la férocité de l'ogre.

Mais Languio le pêcheur avait appris l'enlèvement de Mamzelle Fanny ; et il s'était bien juré que lui seul la ramènerait saine et sauve chez ses parents.
C'est pourquoi, sans rien dire à personne, il monta dans sa pirogue, prit ses pagayes (rames), une corde et quelques provisions ; puis il descendit la rivière, jusqu'à ce qu'il fut arrivé devant la château de l'ogre.

Celui-ci avait enfermé la belle Fanny dans une chambre qui donnait sur la rivière, pour être plus sûr qu'elle n'en sortirait que le jour où elle deviendrait sa femme.

Tous les matins, l'ogre entrait dans sa chambre, et lui demandait si elle voulait l'épouser. — Jamais ! répondit Fanny avec horreur; puis l'ogre se retirait, fermant la porte au verrou et lui faisant de terribles menaces.

Un jour que l'ogre venait de la quitter, et était à prendre son repas, Mamzelle Fanny entendit tout à coup sous sa fenêtre le bruit de deux pagayes qui plongeait dans l'eau, et la voix d'un homme qui chantait.

Elle écouta la chanson3 qui disait :

Trad.
Ça mo-mêm' Languio, (C'est moi-même Languio)
Mo pa gagné chimise ; (Qui n'ai pas de chemise).
Languio, ça,
Gourdoum ! (Onomatopée des rames plongeant dans l'eau).
Ça, Languio !

Mamzelle Fany soupira, en pensant au pauvre pêcheur qu'elle
avait repoussé ; mais la voix reprit :

Ça mo-mêm' Languio,
Mo pa gagné quilotte ; (Qui n'ai pas de culotte).
Languio, ça,
Gourdoum !
Ça, Languio !

Mamzelle Fanny écoutait, toute tremblante. La voix se rapprochait
toujours, et elle disait :

Ça mo-mêm' Languio,
Mo qu'a senti fraîchin ; (Qui sent le fraîchin).
Languio, ça,
Gourdoum !
Ça, Languio

Mamzelle Fanny rougit, en pensant au pêcheur qu'elle avait méprisé; elle se pencha sur la fenêtre, et vit Languio lui-même, qui la salua et lui dit :

— Je suis venu pour vous sauver, Mamzelle Fanny, et je vous
sauverai, si vous le voulez bien.
— Comment le pourrais-tu ? dit-elle.
— Descendez dans ma pirogue, mamzelle, et je vous ramènerai chez vous, si vous voulez bien le permettre.
— J'irai dans la barque avec toi, dit Fanny, pourvu que tu me
sauves de l'ogre.
— Mais je n'ai pas de chemise, dit Languio.
— N'importe ! dit Fanny.
— Pas même une culotte, fit le pêcheur.
— Tu as ton calimbé, cela suffit.
— Mais ma barque est vieille, et puis je sens si fort le fraîchin!

continua-t-il.

— Sauve-moi, Languio ! sauve-moi, par pitié !

s'écria Fanny, car il faisait mine de s'éloigner, je te suivrai où tu voudras.
Le pêcheur lui dit alors qu'il fallait attendre la nuit, afin de n'être pas vues des serviteurs de l'ogre. Il cacha sa barque dans les roseaux, se coucha dans l'herbe, et attendit la nuit.

Quand tout fut sombre, il poussa son bateau sous la fenêtre, et, à l'aide de la corde apportée par lui, il fit descendre mamzelle Fanny dans la pirogue. Il s'éloigna ensuite avec elle, en pagayant de toutes ses forces.
Les parents de belle Fanny étaient au bord de l'eau, ne s'attendant guère à la revoir jamais, quand ils entendirent tout à coup un bruit de pagayes, et une voix d'homme qui chantait joyeusement :

Ça mo-mêm' Languio,
Mo qu'a ramèn' ma belle,
Languio, ça,
Gourdoum !
Ça, Languio !

Le pêcheur arrêta sa barque, et Fanny se jeta au cou de ses parents.
Ils reçurent le brave garçon à bras ouverts, et dès le lendemain
Languio devint l'époux de la belle Fanny.

(Conté par Irénée Buja, de Cayenne (Guyane française).

MADAME VAUGEOIS.

  1. cf. t. VIII, p. 1, 116.
  2. Pièce d'étoffe roulée, qui remplace le caleçon.
  3. Cf. un refrain dans un conte créole d'Haïti, t. I, p. 107 et les autres contes de la Guyane,
    t. VIII, p. 5, 7.