Réinion 1
 
Extraction ŕ la vapeur d'huiles essentiels.
Extraction à la vapeur d'huiles essentielles. Photo FP.
Article du 14/11/2003, source Clicanoo

S.O.S. langue française !

En fin de leur ouvrage consacré à La littérature réunionnaise d’expression créole 1828 - 1982 (Librairie L’Harmattan), nous pouvons lire (p. 408) :

"Écrire dans la variété de créole la plus éloignée du français revient à considérer qu’une littérature réunionnaise d’expression créole ne peut tirer son originalité que si elle génère ses propres modèles poétiques et rhétoriques. Une telle entreprise n’est possible que si la langue créole manifeste la plus grande autonomie par rapport à la langue française. A l’inverse, écrire dans un créole francisé et accommoder, au niveau de l’acte littéraire, le créole à la sauce française, c’est admettre une certaine infirmité fonctionnelle et statutaire de la langue vernaculaire face à la langue officielle, à un degré ou à un autre".

Cet essai d’analyse à propos de l’ère de la créophilie et l’ère de la créolité me semble la meilleure introduction aux quelques réflexions que je voudrais livrer au lecteur à la suite de la sortie récente du manuel Littérature réunionnaise au collège, publié par le service de l’Éducation nationale, avec utilisation de la graphie 2001 ou tangol, choisie par les responsables du manuel.

Ainsi donc, d’après les auteurs, l’expression culturelle créole ne pourrait tirer son originalité que par une déchirure délibérée avec la langue française qui pourtant est la base de presque 97 % des mots utilisés dans l’expression de notre créole? "Tangoliser", comme on voudrait le faire, notre créole par un véritable polytraumatisme graphique, serait donc, d’après nos pédagogues, la solution privilégiée pour l’avenir de la pensée culturelle de la jeunesse réunionnaise? Non !
Vraiment, nous ne pouvons intellectuellement avaliser une telle démarche !

Nous aimons trop notre vrai créole réunionnais pour cela! Et surtout nous aimons trop notre belle langue française pour cela ! (…)

Dr Serge Ycard
Président de l’académie de l’île de la Réunion

COMMENTAIRE DE "KAPESKREYOL"

Les gens de "TANGOL" ne sont pas nos amis et nous n'approuvons pas le système graphique qu'ils ont élaboré en 2001 pour le créole réunionnais. Les graphies de 77 et 83, nous paraissent plus fondées tant scientifiquement qu'historiquement et surtout plus aisément déchiffrables par les créolophones des Amériques. Mais nous ne pouvons pas rester sans réaction devant l'attitude grossièrement assimilationiste de l'Académie de la Réunion et de son président quand ils démolissent un recueil de textes écrits avec la graphie TANGOL. Cela relève d'une mentalité d'assisté, de colonisé qui fait honte à un peuple aussi vaillant que le peuple réunionnais. Cela dénote aussi l'étroitesse d'esprit, le provincialisme ridicule de certaines pseudo-élites réunionnaises qui se croient sans doute à Romorantin-les-cocotiers.

Lettre ouverte à Monsieur le Président de la Cour d’Assises

Nous le savions déjà, et votre refus dans un récent procès de laisser un prévenu s’exprimer en créole réunionnais en est une triste illustration, l’Etat français ne respecte pas le droit pour une personne à s’exprimer devant un tribunal dans sa propre langue. Volontiers donneuse de leçons en matière de Droits de l’Homme, la France, en bonne compagnie avec la Grèce, la Roumanie et la Turquie - des «références» dans ce domaine - persiste en effet dans son refus d’inclure dans la catégorie des droits fondamentaux la liberté d’utiliser librement sa langue maternelle en dehors de la vie privée et dans tous les actes administratifs.

Dans un pays où le créole est langue majoritaire et de grande communication, refuser d’admettre cette réalité linguistique mais aussi identitaire, c’est donc porter atteinte à la substance même de la liberté d’expression et bafouer une liberté essentielle et préalable à toute autre. Vous ne le saviez sans doute pas mais la langue d’un homme ne peut être réduite à un simple instrument de communication: c’est le socle psycho-affectif de l’individu, le fondement premier de sa vie personnelle et collective qui va déterminer sa perception et sa conception du monde. Dans ces conditions, limiter, interdire ou suspendre le droit d’une personne à utiliser sa propre langue, c’est amoindrir et bafouer la dignité de cette personne en tant que telle et quand cette pratique est le fait d’un Etat, nous ne sommes pas loin de l’ethnocide.

C’est aussi faire fi des nombreuses proclamations, recommandations, déclarations, conventions…internationales ou européennes – la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires n’est toujours pas ratifiée par la France !! - et notamment l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme repris par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui dispose: «Toute personne a droit, à pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal.» Aussi, dans le contexte réunionnais, pour que chaque cause soit entendue équitablement, il est clair que le justiciable doit pouvoir s’exprimer selon sa personnalité et son identité, c’est à dire en créole si la personne concernée estime s’y sentir le mieux à même pour présenter les explications indispensables devant le tribunal. En conséquence, l’article 407 du code de procédure pénale qui prévoit la désignation d’office d’un interprète par le Président paraît une réponse juridique particulièrement inappropriée à la Réunion car ici ce ne sont pas les justiciables qui ont besoin d’interprètes mais les tribunaux !!…

Conscients de la prégnance d’une culture jacobine et ethnocentriste dans les rouages de l’Etat, notre association est donc tout à fait disposée à organiser à destination des personnels de l’institution judiciaire des stages lourds de sensibilisation à la langue et à la culture réunionnaises qui devraient permettre une meilleure administration de la justice et une approche plus respectueuse de la réalité identitaire de notre pays. Sachez enfin que le jour où le procès de l’Etat français pour violation des droits culturels et linguistiques sera instruit devant une juridiction internationale ou européenne, mes dalons et moi ne manquerons pas de porter témoignage sur le colonialisme régnant encore dans notre pays.

Etang Salé, le 23.09.03
Mickaël Crochet

Viré monté

Vivre en pays dominé

Communiqué du MRICR/MRLKR

La presse s’est fait récemment l’écho des problèmes rencontrés par les enseignants, formateurs et les divers intervenants culturels, tant au niveau institutionnel que pédagogique, pour l’enseignement de la langue et de la culture réunionnaises, alors même que notre langue maternelle a bénéficié d’une reconnaissance législative et que s’applique désormais dans sa plénitude le nouveau dispositif réglementaire pour l’enseignement des langues et cultures régionales.

Par le passé, le MRICR/MRLKR n’a jamais manqué une occasion de dénoncer le caractère foncièrement colonial de la politique de déni identitaire menée par les institutions en pointant les lobbies métropolitains et créolopolitains (cf «Le Portrait du colonisé» - Albert Memmi ou courrier des lecteurs de l’ex-sénateur Albert Ramassamy) qui sévissent dans ce pays et notamment au sein de l’Ecole dite de la République. Il ne peut donc que se réjouir que certains créolistes réunionnais - qui soit dit en passant et sans vouloir rentrer en polémique avec qui que ce soit ont choisi en pratiquant l’entrisme de faire le grand écart - prennent conscience de l’existence de ces noyaux durs qui mettent en œuvre toutes les stratégies et manœuvres dilatoires possibles pour empêcher un réel développement de cet enseignement.

Et comme il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin, on pourrait aussi dénoncer certains blocages qui concernent ce dossier. Par exemple, le fait que le Conseil académique pour la langue et la culture réunionnaises ne se soit pas réuni depuis décembre 2002 alors qu’un important travail, en particulier un plan académique LCR approuvé à l’unanimité, a été fait. Il est inacceptable que sur une question aussi essentielle pour le développement psycho-cognitif de milliers d’enfants créolophones, nous dépendions de la météo sociale ou du bon vouloir d’un responsable éducatif, fût t-il Recteur, IPR ou IEN.

Sortir de cette impasse, c’est aussi mettre en exergue l’absence de volonté politique des collectivités territoriales, en particulier la Région à qui la loi de décentralisation a pourtant accordé des compétences particulières en matière de promotion des langues et cultures régionales. A cet égard, les discours creux sur l’Homme réunionnais ou les investissements pharaoniques pour la muséification de l’identité réunionnaise ne peuvent tenir lieu de véritable politique identitaire surtout quand ladite collectivité, qui octroie généreusement 150 000 euro à Green Cross International, refuse de financer le seul et unique manuel de LCR produit dans le pays. Notons au passage que l’auteur de cet ouvrage, Roger THEODORA n’a jamais bénéficié du moindre soutien ni de la solidarité des créolistes bien en vue…

Il convient enfin pour déverrouiller ce dossier de ne pas feindre d’ignorer que la question identitaire réunionnaise est éminemment citoyenne ou politique au sens premier du terme. C’est continuer à se leurrer que de penser qu’il s’agit d’un sujet politiquement neutre à moins de vouloir laisser se poursuivre un massacre pédagogique. Quand un Etat comme la France, récemment interpellé par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, refuse d’appliquer les conventions internationales ou européennes, bafoue le droit premier à la langue maternelle, à l’identité culturelle, il n’y a donc rien «d’idéologique» à lutter pour faire respecter cette catégorie à part entière des droits humains.

Si nous n’y prenons garde, sous l’effet conjugué de la mondialisation, de la politique «humanitaire» de l’Etat français vis à vis des identités des peuples d’outre mer et de la prégnance de notre complexe de colonisé, la Maison des civilisations trouvera enfin sa véritable vocation: celle d’assurer la subsistance ou les rentes de situation d’une nomenklatura initiée sur les cendres de notre langue et de notre culture défuntes.

Etang Salé, le 29 août 2003
Pour le MRICR/MRLKR : M.CROCHET

Viré monté

Saint-Denis le 26 février 2003

Somèn kréol 2003: Créole et modernité

Coordination Somèn Kréol
8 rue Lafférière
97400 Saint-Denis Tél: 0692 87 73 86
aux

Acteurs culturels et des N.T.I.C.
Responsables associatifs
Objet: Somèn kréol 2003: «Créole et modernité»

Madame, Monsieur

Nous avons l’honneur de vous informer que la Coordination de la Somèn Kréol, en concertation avec des associations culturelles, a décidé de vous proposer pour la semaine créole 2003 le thème suivant: «Créole et Modernité».
Pourquoi «Créole et Modernité» Il nous semble important de montrer que la culture créole est une culture bien vivante, d'abord par sa richesse et sa diversité, mais aussi parce qu’elle apporte des réponses aux problématiques du monde du troisième millénaire.

La société créole de La Réunion est une société moderne dans la mesure où elle a déjà expérimenté le métissage culturel et développé de ce fait des valeurs d’échanges, de partage, de paix et de fraternité. Valeurs essentielles aujourd’hui où la guerre se fait chaque jour plus menaçante.

La culture créole dans ses expressions artistiques, culinaires ou encore architecturaux, est également une culture moderne dans la mesure où elle parvient à marier des sources d'inspiration, des sensibilités, des sonorités de divers horizons pour une production originale La culture créole dans ses expressions économiques, dans ses savoir-faire artisanaux, dans ses créations multiples est aussi une culture moderne dans la mesure où elle s’efforce de maîtriser les nouvelles technologies tout en sauvegardant ses aspects d’authenticité.

Nous vous invitons donc, du 24 au 31 octobre 2003, à prendre toutes les initiatives pour illustrer les différents aspects de la modernité de la culture créole. Il serait également intéressant d’organiser ici et là des réflexions sur les dangers que la mondialisation fait peser sur notre culture. Dans le cadre de la semaine créole du mois d’octobre, les défilés, les pièces de théâtre, les débats, les kabars, la gastronomie, la littérature etc refléteront le Créole du 21ème siècle. A vous de jouer.
Pour information, le thème «Créole et Modernité» n’exclue pas les manifestations traditionnelles comme les villages lontan, les dégustations de ravage etc.

Cette tradition doit être maintenue.

Nous vous invitons à nous communiquer vos initiatives, votre programme en écrivant à l’adresse ci-dessus indiquée ou à nous envoyer un e-mail à: José Macarty

En vous remerciant par avance, je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués;

José Macarty, président de la Coordination

 

Karole Gizolme
06 72 92 02 63
à Paris: 01 48 87 12 94
dans les DFA: 06 90 71 08 48
Gens de la Caraibe

Voir aussi: Semaine créole 2003 à La Réunion

 Viré monté

Esclavage et perspectives.

L’Abolition jusqu’au profond de nous?

L’esclavage et la Traite des Noirs continuent à faire l’actualité en dépit des controverses déclenchées par la demande de “réparations”. Témoin le compte-rendu ci-après d’un colloque organisé récemment à L’UNESCO…

Pour la cinquième année consécutive, j’ai été très heureux d’assister à la commémoration de l’Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises depuis 1848. En ce 20 décembre, le colloque a été organisé conjointement par les Réunionnais et les responsables de l’UNESCO chargés de “La route de l’esclave”.

Sur un thème d’orientation intitulé cicatrices et métastases, les intervenants nous ont proposé, comme à l’accoutumée, un éclairage de grande qualité. Certains à travers la rigueur méticuleuse de l’historien ou du linguiste, d’autres par le regard distancié et élévateur du philosophe, d’autres encore à la façon vivante de l’écrivain, du psychanalyste, voire de l’artiste.

Honorant le débat de sa présence et s’exprimant en premier, Monsieur l’Ambassadeur du Bénin a rappelé que les victimes de l’esclavage ne se comptent pas seulement parmi les peuples d’Afrique, mais que c’est l’humanité toute entière qui en a pâtit.

Cependant, lorsque la parole fut donnée à la salle, la sagesse de ce propos ne trouva point d’écho. Selon un rite immuable, les premières interventions résonnèrent d’une indignation légitime devant ces effroyables meurtrissures des siècles passés, affirmant que la plaie était toujours vive plutôt que cicatrisée, justifiant ainsi des mesures de réparations a minima, nettement inspirées d’autres peuples ayant connu le génocide: il faut solder les comptes...

Voilà cinq ans que j’entends cette phraséologie récurrente vibrer avec passion dans un large spectre intégrant la rancœur, l’amertume, la colère, la souffrance, la rage, le désir de revanche et parfois, la haine. La haine de son histoire, la haine de sa vie, de sa détresse, la haine de l’autre, désigné responsable aujourd’hui encore.

Alors j’ai souhaité prendre la parole à mon tour, pour proposer un témoignage, visiblement à contre-courant, s’inscrivant dans une autre perspective, davantage tournée vers l’avenir. Pour légitimer mon propos, il est nécessaire -je m’en excuse- que je me présente de façon utile dans le cadre de notre commémoration.
Originaire de l’île de la Réunion, mes ancêtres sont venus soit comme esclaves, soit comme travailleurs engagés. Oui, le fait passe inaperçu car les Indiens étaient moins nombreux, mais le professeur Hubert Gerbeau a rappelé la réalité de l’esclavage les concernant.

De mon enfance à mon adolescence, j’ai largement connu les humiliations multiples d’un racisme quotidien dans notre département d’outre-mer. Plus tard, alors que j’habitais la Provence en 1995, j’ai été confronté à la recrudescence soudaine d’un racisme primaire, suscitée par l’idéologie d’extrême-droite. Aussi ai-je décidé de témoigner de notre parcours, de nos souffrances, de nos espérances en la république, sous la forme d’un livre intitulé “Réflexions d’un français de couleur”.

Peu après, j’ai découvert notre drame insulaire, grâce à la commémoration officielle des 150 ans de l’Abolition. Ayant été éduqué dans l’admirable “mes ancêtres les Gaulois”, j’ai pris conscience du silence incroyable qui avait tenté de murer l’histoire. Alors je me suis employé à relayer, disséminer cette mémoire véritable, en d’innombrables débats et conférences, en interventions auprès des jeunes, lycéens et collégiens. J’ai souscrit intensivement à ce qu’on a appelé le Devoir de mémoire, convaincu de son utilité, tant pour les Réunionnais, souvent assaillis de malaises identitaires, que pour l’ensemble des peuples concernés par ces trois siècles d’Histoire. Oui, j’ai eu plaisir à mettre en pleine lumière le cynisme juridique du Code Noir, signé par deux Rois de France, et non des moindres. J’ai observé avec satisfaction l’inversion du sentiment de honte, passant du descendant d’esclaves au descendant d’esclavagistes.

“La mémoire est la santé du monde”, affirme l’écrivain Erik Orsenna. J’ai fait mienne cette conviction et beaucoup de thérapeuthes, aujourd’hui, soulignent l’importance des mémoires passées, émotionnelles, résidant quelque part en nous, inassouvies, et capables d’engendrer divers troubles et maladies. Au cours de son exposé, M. Douville, psychanalyste, a raconté une anecdote en ce sens. Si nous passons de l’échelle individuelle à l’échelle des peuples, je pense que ce fonctionnement reste parfaitement valide.

En conséquence, nul ne conteste l’intérêt profond de toutes les commémorations sur l’esclavage, à travers son Abolition. Pourtant il en résulte un effet paradoxal. Combien d’entre nous, descendants d’esclaves, ignorions le détail de ces atrocités et vaquions à nos occupations, jusqu’à ce qu’un jour ce passé nous rattrape, nous poussant à parler de plaie vive, de souffrance inextinguible, de réparation immédiate! Au-delà du choc initial, le risque n’est-il pas qu’une tendance au martyre s’empare de nous dans la contemplation de notre souffrance?

Après des années de militantisme assidu au service de la mémoire, j’ai senti cette question se poser au fond de moi. Je me suis demandé si d’une certaine manière, je ne devenais pas esclave de l’esclavage? Si au-delà des chaînes physiques nous n’étions pas encore entravés de chaînes plus subtiles? Aussi bien nous les descendants d’esclaves, cherchant réparation et dénonçant l’iniquité, que les autres, ayant cherché à se protéger par le silence, la contre-façon, la manipulation.

En voyant mes enfants grandir je me suis demandé quel meilleur avenir leur apporterait un tel combat, pétri de rancœur, d’amertume, de revanchisme? Que peut engendrer une terre nourrie de haine et d’exaspération contre l’autre, contre la vie, contre le destin? Le bourreau tue deux fois, dit-on. Alors jusqu’où l’esclavage nous enchaîne-t-il à notre insu?

Je ne peux accepter que l’existence de faits, perpétrés il y a 3 ou 5 siècles, puisse déterminer mes émotions comme mes combats d’aujourd’hui! Je dis déterminer car j’ai l’impression que notre réaction relève davantage du réflexe, d’ordre viscéral, émotionnel, telle une pièce de puzzle qui s’emboîte avec les exactions esclavagistes. Dans une telle posture, des questions se font jour: Qu’est-ce donc que notre liberté? Où est notre liberté? Ne sommes-nous pas des êtres humains, dont la grandeur réside dans la capacité à s’affranchir de ce genre de réflexe? Voilà ce que j’aimerais apprendre à mes enfants. Pouvoir leur dire que si les esclavagistes nous ont montré l’horreur de penser l’autre comme instrument servile de son plaisir, de sa fortune, alors nous avons une grande joie à ressentir l’autre comme un partenaire dans l’épanouissement, à considérer la différence de tout autre comme l’expression plurielle de la vie. Voilà, j’en suis sûr, ce dont nous n’aurions pas à rougir devant les générations futures!

Puiser en soi, chercher dans sa culture millénaire, les ressources qui élèvent notre regard, notre âme, nos actes, plutôt que de perpétuer sous une autre forme la même idéologie qui conduit à piétiner l’autre, sans vergogne et sans scrupules! Œil pour œil rendra le monde aveugle, répétait le mahatma Gandhi. Indiens, Africains, Amérindiens, toutes nos cultures regorgent d’une sagesse prête à nous abreuver. N’y a-t-il pas un paradoxe à revendiquer notre histoire spécifique en même temps que de s’enfermer aux seules représentations culturelles de l’Occident?

Il ne suffit pas qu’une revendication se déclare légitime pour qu’elle éclaire l’horizon de l’humanité. Quel bonheur d’expliquer à nos enfants que nous aurons vu plus loin que la bassesse du Passé, que nous aurons cherché essentiellement ce qui épanouit l’humanité, dans sa totalité, et non la glorieuse revanche d’un instant illusoire! Dénoncer et condamner les comportements iniques ouvre les yeux de tous, mais désigner un peuple d’un doigt revanchiste obscurcit le ciel de l’humanité.

Je suis certain que nombre de Réunionnais sont en phase avec la sensibilité que j’exprime ici. Une posture qui nous vaut des frictions régulières avec certains de nos amis antillais, souvent défenseurs d’une revendication plus tranchante et radicale. Depuis 1998, nous nous sommes réjouis que les commémorations nous aient rapprochés les uns des autres, rompant avec une tradition d’antagonismes entre domiens s’estimant rivaux. Nous avons vibré de notre histoire commune, tout en espérant que nos différences nourrissent un échange fécond, ce que beaucoup ont accepté spontanément, et même affectueusement.

Par contre, les exemples perdurent où certains se rendent aux débats organisés par l’amicale réunionnaise, pour faire la leçon, disons le sans ambages. Estimant les Réunionnais trop mous, encore trop dominés par les Blancs, et qu’il leur fallait rejoindre le combat musclé des Antillais pour vivre le véritable affranchissement! Non, chers amis, non. Certes les Réunionnais ont usé timidement de leur liberté, et ils découvrent peu à peu leur identité. Mais justement, ils ne se sont pas affranchis de la domination coloniale pour s’inféoder à une autre! Quelle est donc cette vraie liberté dont vous parlez qui vous rendrait intolérants à notre égard?…

Ma conviction est claire aujourd’hui, nos ancêtres attendent de nous une humanité meilleure, plus digne d’elle-même, leur sacrifice ayant inscrit secrètement cet héritage au plus profond de nous. Accepterons-nous de le voir, saurons-nous libérer notre regard? Quiconque scrute l’histoire à l’échelle des millénaires s’apercevra que les rôles changent à volonté, peuples et acteurs revêtent tantôt le masque du gentil, tantôt celui du méchant, de l’oppresseur, de la victime.

Oui, lorsque nous faisons reconnaître par une loi que l’esclavage est un crime contre l’humanité, lorsque nous exigeons que la vérité soit rétablie dans les manuels scolaires, nous avançons d’un pas. Il en est qui se plaisent à évoquer, à demi-mots admiratifs, la similitude avec des peuples victimes qui ont su en tirer un monceau d’or. A mon sens, lorsque nous comptabilisons les souffrances pour les monnayer, nous entrons dans le dérisoire, nous nous enchaînons aux valeurs de la société actuelle. Il ne s’agit pas de juger ou critiquer, libre à chaque peuple de choisir sa voie.

A l’inverse je souscrits volontiers aux mesures financières bénéficiant au pays entier, comme l’effacement de la Dette, tant il est vrai que la finance mondiale s’est substituée aux colonisateurs des siècles précédents, tirant volontiers profit de la servitude en domaine économique.

Il est un ultime point que j’aimerais évoquer. A l’aune d’un militantisme du discours, adepte de l’argumentation opiniâtre, j’ai constaté les limites d’une telle action, qui en général ne touche que les sympathisants à cette cause, de cœur ou de raison. Combien d’autres restent insensibles à ce drame, parce qu’ils sont écrasés d’innombrables problèmes, tels le chômage, le logement, et nourrir sa famille, ou parce qu’ils ont le “cœur trop dur” comme on dit, n’ayant que faire de cette mémoire ravivée. La sévérité de nos revendications glissera sur eux comme de l’eau sur une feuille de songe, selon une expression de mon île, et notre colère s’en imprégnera, se muant silencieusement en exaspération, puis en haine, au fils des ans. Et l’esclavage n’en finira pas de diviser les hommes et les peuples…

Lorsque je me déplace au quotidien dans une ville comme Paris, où l’on rencontre beaucoup de mendicité, j’imagine le caractère décalé de nos exigences. A celui qui est Français de souche, j’expliquerai que, par la faute de Louis XIV et Napoléon, la réparation financière me doit venir d’abord. A celui qui est étranger, mais Européen, je dirai “Hola, j’ai mon ticket avant vous, prenez place après moi dans la file d’attente”. A celui qui est étranger de couleur, j’expliquerai que je suis prioritaire car mon cas remonte à trois cents ans, alors que lui vient d’arriver en France…

Devant la limites des mots et des discours, devant la vanité de la parole, quand elle s’imagine étreindre la réalité, j’apprécie le message du cœur livré par l’immense artiste qu’était le violoniste Yehudi Ménuhin. S’adressant à ceux qui voulaient un changement manifeste dans le monde, il proposait un conseil de toute simplicité: chaque jour de votre vie, en toute situation qui vous met face à quelque brutalité, essayez d’y répondre par la douceur, et vous verrez le monde se transformer de façon inouïe.

Si nous laissons pareils propos nous pénétrer, ils résonneront avec profondeur, quelque part en nous. Car l’homme savait de quoi il parlait, loin de toute abstraction esthétique, loin de toute morale d’inspiration éthique ou religieuse. Il connaissait bien la souffrance humaine, par son peuple comme par les autres, se rendant en tous pays, et proposant la douceur de son art. Tant la musique avait nourri sa propre recherche de la profondeur humaine, jusqu’à y contempler l’Amour et la Beauté.

N’est-ce pas évident, n’est-ce pas rassurant? L’avenir est à façonner plutôt qu’à subir. A nous de choisir la terre dont nous tirerons la récolte!

En parallèle à nos théorisations et verbiages épars, en contrepoint de nos récriminations enflammées, voilà ce que peut être notre action concrète, notre responsabilité quotidienne, dans notre aspiration - ô combien sincère - à ce que le monde s’humanise, enfin, et s’affranchisse à jamais de toute forme d’esclavage.

Dominique Ramassamy

Auteur des titres suivants:

  • Réflexions d’un Français de couleur ”, Ass. France-Tolérance, 1998 ;
  • Et si nous faisions un monde meilleur?”, épuisé, 1998 ;
  • Science et médecine: l’audace d’un nouveau départ!”, Ed Louise Courteau, 2001 ;
  • Un engagement pour l’île de la Réunion: sur la vie de mon père”, Ed. Opéra, 2001.