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A Suposé ou l’amour sublimé

variations sur un texte et une musique de Fernand Donatien
 

Au moment où un hommage exceptionnel est rendu à Fernand Donatien par nos jeunes musiciens et des artistes plus confirmés comme Gertrude Seinin, Claudie Largen, Laurent Larode, Jocelyne Beroard qui me viennent à l’esprit; au moment où la télévision locale lui porte toute sa reconnaissance, il me vient l’idée soudaine, forte, impérieuse d’écouter et d’écrire sur cette valse créole langoureuse que tous chantonnent :

A Suposé.

Le texte lui-même est déjà tout une aventure de la langue créole. Il est tout simplement beau et sait utiliser de notre langue, user de notre langue, jusqu’au délire émotionnel, toutes les subtilités, la fraîcheur, la finesse, les clins d’œil que nous lui connaissons ou lui inventons chaque jour. Il nous faut décidément nous libérer de nos propres préjugés contre notre langue, c’est à dire nous-mêmes . Donatien qui fut un pédagogue (je me souviens tout petit de lui au Marin) sait distinguer langue populaire et langue vulgaire. Nous ne nions pas que comme dans toutes les langues, il y a dans notre façon d’exprimer la vie des manières plus ou moins directes, abruptes, grossières. Mais le créole n’est pas que ça. Il ne faut pas l’isoler ou le cantonner seulement dans les ricanements, les jurons. Et parfois il est bon quand il exprime toute la gouaillerie de nos quartiers populaires, dont nous ne sommes éloignés vraiment ni par la filiation ni par la distance. Il n’y a rien de plus artificiel et superficiel dans ce petit Pays que la distance sociale entre nous, nous ceux de 1848.

La gouaille a quelque chose de spontané, d’inventif et de poétique qui nous laisse bien souvent admiratifs et pantois. Je défends là une Culture à protéger, l’invention d’une langue moderne qui passionne les vrais linguistes. Je ne dis pas que le créole deviendra une langue internationale, bien que 5 millions d’habitants de la planète le parlent et se comprennent dans son usage. Je demande que nous continuions à le reconnaître, car c’est une langue en devenir - tout comme nous-mêmes, à la recherche de sa propre identité, de sa propre force, de sa propre autonomie.

Et dans le texte qui nous intéresse ici nous assistons à une véritable explosion littéraire et poétique. Dans notre langue, dans notre culture, dans nos manières d’être ensemble ou de nous séparer, de nous aimer, Fernand Donatien a retrouvé la force des mots et la vérité des expressions qui font éclore les sentiments profonds qu’il a voulu exprimer. Un abandon total à l’amour passionné, unique, inaltérable, éternel. L’amour refuge. L’amour comme le jour de la création du Monde où tout est possible, toutes les joies contre tous les grands chagrins. L’amour dévotion, éperdu, éploré. L’amour lumière, l’amour soleil. L’amour comme une offrande et un don. L’amour comme une prière et une grâce.

Le texte est vraiment un si “ bon dié vlé ”. La fatalité y est présente comme dans nos esprits si façonnés par les espoirs “ mal papaye ” et les désillusions. Dans nos esprits où le doute est si fort, où l’amitié n’est jamais sure.
A suposé : Si jamais la chance me quittait, mieux encore: A suposé la chance sé viré do ba mwen. L’outrage insupportable ! Notons que le “ viré do ” est plus emphatique et plus poétique que , “ sé kité mwen ” ou “ ba mwen do ”. En tout cas je trouve l’expression très belle car elle est bien rythmée, et très expressive.
A suposé le sort sé changé de face. Ici, Fernand Donatien va crescendo et donne un aspect plus dramatique encore à ce début de chanson, en quittant la chance pour le sort. Et le sort rencontre la pire des malchances ou le pire des malheurs, la perte de l’amitié. Même les amis. La répétition est ici une réprobation majeure. Presque une condamnation. En tout cas en quelques vers et quelques notes de musique nostalgique, Fernand Donatien a le génie de nous montrer ce que pourrait être le fond même de la désespérance. Il le dit avec des mots simples et des expressions populaires fortes qui traduisent bien le fond de nos croyances : le sort, le fatum et l’amitié.

Il fallait donc une remontée vers la lumière. Il fallait que du fond du désespoir l’on puisse se raccrocher à quelque chose de fort. Fort, ce n’est pas grand. Un rien d’amour, mais sincère. Mieux, un coin de ciel bleu face et contre la misère bleue comme nous le regrettons parfois. Une petite clarté, pas la grande lumière. Un amour à chuchoter, à se pelotonner, heureux. Un amour sans grand fracas, l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, l’un tout contre l’autre. Et c’est presque en sanglot, presque en suffocant, la gorge nouée devant tant de bonheur qu’il faut rendre grâce à cet amour. Mèci trois fois chanté, sonne comme Mercy en anglais : une supplication, presque une oraison. Mèci chéri, comme mèci mon dié. Mèci bon dié pour m’avoir donné tant d’amour à partager et à recevoir.

Et Fernand Donatien fait gravir au texte des échelles sidérales, tout comme la musique qui n’en finit pas de rehausser le tout, d’octave en octave, jusqu'à l’alléluia. Car, un amour comme ça ne peut se suffire de l’ombre. Il doit se dévoiler, se déclarer, s’étaler en fin de compte aux yeux de tous, s’épanouir en arc-en-ciel. Le coin de ciel bleu devient le ciel lui-même, la petite clarté devient le soleil lui-même. L’éternité rêvée et retrouvée, jusqu’à ce final, ce dernier chéri, entendu comme... un recueillement.

Fernand Tiburce FORTUNÉ
Président du “ Groupe Fwomajé ”
Martinique (Mer caraïbe)
le 18/3/97

 
 
 
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