Gwadloup

L’ELEVATION… DES CONSCIENCES ?

   

Nègre

 

Vendredi 2 avril 2004 au soir. Séance de signature du plasticien Eddy Firmin (Ano) au Centre Rémy Nainsouta pour la sortie de son livre. Deux musiciens, trois récitants, conviés à lire quelques morceaux choisis. Mondanités sans accros en présence d'officiels de la culture et de rares artistes. Vient l'heure des petits-fours. Je m'approche du buffet. Mon regard s'arrête sur des objets insolites. Impossible de ne pas réagir. Sous mes yeux ébahis, deux statuettes kitch racistes rivalisent avec l'unique œuvre d'Ano présente dans la salle. Oui, on est le 2 avril, les mauvaises blagues c'était hier.

Alors que dire de ces deux représentations racistes qui trônent injurieusement au milieu du buffet ? Des «Nègres Y'a bon Banania» dans le plus pur style de l'imagerie coloniale début XXe siècle : lèvres épaisses, peau noire cirage, sacs de café posés à leurs pieds. Inoffensives et serviles bêtes de somme, pétrifiées dans le plâtre, carcan d'images nauséabondes dans lequel des irréductibles voudraient enfermer les Nègres pour l'éternité.

Faire quelque chose… Je relègue une des statuettes derrière la table. Là bas, par terre, là où on ne pourrait plus la voir. Et, j'informe la serveuse de ce que je viens de faire. Puis, osant perturber le cérémoniel de signature, je signale à l'artiste qu'il y a encore un drôle de «négro» perché sur la table à cocktail. Sur mon insistance, Ano demande que soit retirée la grande statuette qui est sur la table et retourne à ses signatures. Les minutes passent et l'objet n'est pas enlevé.

Alors j'interviens auprès du traiteur pour exiger que ce pur jus de stéréotypes racistes soit ôté de nos vues. Le traiteur, Antillais bon teint, me demande mécontent, de m'adresser autrement à son personnel (dont un serveur de race blanche que j'avais pris pour le patron.) Les stéréotypes sont insidieux, c'est pourquoi il nous faut les combattre ! Virulent, il argue que la statuette de Nègre n'est qu'une « décoration » et que seul un esprit tordu comme le mien peut y voir un mal !

Moi, je crois que le mal est bien là. Après Césaire et Fanon, après la lutte des Noirs américains pour les droits civiques, l'abolition de l'apartheid, le vote de lois antiracistes en France, après toutes ces commémorations en l'honneur des combattants pour la libération des esclaves en Guadeloupe, on peut encore trouver ces « objets décoratifs », déclinés en une débauche de clichés : statues de Nègres en serveurs à plateau, en joueurs de banjo, en cireurs de chaussures, en négrillons oisifs. Des larbins pour tous les goûts qu'on vend dans toute la France, sur un site Internet qui nous montre comme trois singes et jusqu'aux boutiques à touristes de Guadeloupe !

Je me suis depuis, rendu à St François pour en photographier. L'un d'eux, un petit boy pimpant, affichait 1175 . Un commerce de Nègres qui rapporte gros. Même ici, comme fondus dans le décor, ils ne dérangent personne. Pas plus que ne le feraient des nains de jardin dans un potager de banlieue. Elle est belle la France des lois antiracistes !

Reste qu'on peut tout de même regretter que l'artiste qui nous avait conviés ait raté l'occasion de s'adresser au public pour porter à sa connaissance et dénoncer clairement ce qui venait de se jouer dans le brouhaha festif du cocktail. Une occasion rare d'ouvrir le débat sur ce à quoi peuvent servir l'art et les artistes.

Selon moi : faire regarder ce que nous ne voyons pas, questionner, proposer un décryptage. Réveiller notre potentiel d'indignation, lever les non-dits, combattre les sectarismes, les préjugés racistes (entre autres)… Ces plaies dont on n'ose pas parler, n'épargnent aucune des composantes de notre corps social. «Lélévation» est le titre d'une série d'œuvres d'Ano et de l'ouvrage qu'il signait.

Disons alors que l'art devrait avant tout servir à l'élévation… du niveau de conscience, c'est-à-dire du niveau de perception du monde dans lequel vit le public auquel il se destine. Faute de quoi, le lélé*, ne serait qu'une épée de Don Quichotte brassant le vent. Et l'art, vaincu, se verrait réduit à n'être qu'un prétexte pour des mondanités vides de sens, pour des gens bien comme il faut, même quand il faut pas.

* Lélé : en créole, petit bâton à branches qui sert de fouet à cuisiner (Bwa lélé, Quaribea turbinata, Bombacaceae).

P-à-P, le 9/04/04, Jocelyn Valton
Critique d'Art,
AICA France

 

 
 
logo