L’opulente poésie du Testamentaire

par Marcel Séguin1
 

«ce petit testament des rebelles rapatriés
l’exemplaire abrégé de ma vie de famille»

Ces rebelles rapatriés ne sont pas des compatriotes du poète Saint-John Kauss, lui-même d’origine haïtienne, mais des souvenirs, impressions, émotions que l'inspiration dispute à la mémoire et revêt d'ailes lyriques. Aussi le livre s’ouvre-t-il sur quelques évocations de l’île annoncées par le sous-titre Protocole ignifuge. Et c’est ainsi que s’élève une poésie aux images somptueuses, d’une rare puissance.

«j’apprends et c’est la mer mon île
écho du sel tombé à tout moment de nuit
vive boussole de pleine lune doublée d’une diphtongue persane
ma voix naît d’hirondelles suppliciées
mon peuple livré au suicide collectif se dérobe à forcer le miroir
planté au fronton des terre généreuses

de n’avoir pas su fleur belle et légère réenfanter l’écho des canons aux temps de ouate et d’apôtres camphrés mon pays de pêches et plue miraculeuses se châtre au pilori des légendes assoupies 

pages fragiles et c’est la mer les îles et la campagne mousse et clairière du corps menu où je te prends la main les mots et l’encre de la syntaxe »

Justement quelques mots sont empruntés à un recueil intitulé Pages fragiles publié aux éditions Humanitas en 1991. Mais les emprunts s’arrêtent là, le Testamentaire, dont c’est le dixième recueil, ne se présente pas comme un florilège de son œuvre. C’est une somme poétique et philosophique. Et l’écrivain évoque son île, sa famille et, ce qui tient une large place dans l’inspiration de son livre, son amour pour sa femme et sa fille. A celle-ci il adresse ces mots:

«dis-moi qui t’inquiète
je te dirai que tu es pleine de paroles d’abeille
autant que la rose qui chante dans le vent vêtu de cigales

dis-moi qui t’amuse
je te dirai mes jours de fête en mal d’amour
ma fille de vierges absente de la nuit
ô toi qui frappes à la féminité de l’amphore
marjolaine d’ardoise et d’oreillers
qui es-tu
sinon ma fille étalée en douce
sur le boulevard des lendemains »

Que de beaux poèmes d’amour dans ce livre! Ce magicien du verbe, aux vers à l’harmonie envoûtante, aime les mots pour leur sonorité propre, qu’il fait sonner, chanter, allant jusqu’à oublier leur sémantique pour les heurter, les entrechoquer, exercice qui, s’il charme le lecteur, l’égare parfois, l’obligeant à un certain décryptage. Séduit puis mystifié, il découvre bientôt en parcourant ces pages sensibles et émouvantes qu’il a affaire à un maître de la langue.

«ce frisson du rire de savane
l’avalanche des murs de turpitude
sa hantise du sel mal lavé de l’hiéroglyphe
l’espérance
dans l’irradiation ironique de la mouvance»

Le «sel» fait partie de la symbolique de l’auteur, le terme revient, comme du reste «absence, silence, innocence, errance, attente, lune, exil».

Dans cette profusion d’images, l’auteur se complait à sertir ses poèmes de mots «rares»: glyphes des dieux et des hommes… cascades de rires de filles mandingues… mes mains te cherchent comme un fou dressé sous les chlamydes de l’exil… enfants évadées aux enrues du silence.

Pris par la magie, la musicalité du verbe, le lecteur cherche des clés à ces harmonieuses énigmes, il s’imprègne de ce message pour mieux le pénétrer. Or, le texte recrée sa logique, bouscule l’ordre des mots et fait éclore de fraîches images.

Certaines métaphores sont inattendues: mâts du poème, soc del’ivresse, aux aisselles du silence, mais que de trouvailles géniales:

«la rose qui chante dans le vent vêtu de cigale… je traîne insoumise la captive des saisons… ton sourire aux mille feux qui meurt à ma renaissance…

à deux pas de toi en cavale à la grandeur du continent je dessinerai cette page de cocagne où tu cédas à la nuit l’embouchure de mes syllabes sous les coulisses du poème»

On est en plein phonémisme. À l’instar des peintres non figuratifs, notre poète fuit le référentiel, même si, en cherchant à s’en échapper, il ne peut éviter de le frôler, les mots ayant tout de même leur «aire sémantique». Se jouer de l’élasticité de celle-ci à l’extrême, est tout l’art sinon le génie du poète.

«l’écriture du sceptre en vocables à ras de prunelles Ma fille qui casse et lance pierre et gravelles fait sa marche à deux soldats de plomb c’est (elle) l’aveugle qui bêle au nu
de mon âge égale
mais c’est ( moi ) le grain
érable
rut du caillou »

Tel est le ton, le style, le mouvement de cette poésie qui souvent peut sembler ésotérique et qui se prête à des interprétations neuves à chaque relecture.

Le poète, l’écrivain, sont des artistes, des créateurs, individualistes par définition, qui affirment leur originalité et cherchcnt à se démarquer de leurs contemporains. Mais encore, on se plie à la «mode» de la poésie du siècle qui répudie la prosodie classique, ses rimes, sa métrique fixe… et tout poète moderne digne du nom professe un souverain mépris pour la ponctuation.

Il faudrait avoir pour parler de la poésie contemporaine l’érudition d’un Saint-John Kauss qui l’étudie depuis nombre d’années et élabore une vaste anthologie qui sera éventuellement publiée.

Saint-John Kauss fait beaucoup penser à Saint-John Perse par l’ampleur du souffle, le rythme souple et enveloppant, l’intemporalité, l’exotisme, l’opulence des images. Ces pages ne sont pas aussi fragiles qu’elles le laissent croire; elles sont au contraire, sous leur provocante fantaisie, burinées de main experte. En réalité, c’est une écriture réfléchie, méditée, travaillée, qui peut sembler parfois facile, mais c’est la facilité apparente du virtuose.

Note:

  • Saint-John Kauss, Testamentaire, poésie, Montréal, Humanitas – Nouvelle Optique, 1993, 136 pages.
  • Saint-John Kauss, Pages Fragiles, poésie, Montréal, Humanitas-Nouvelle Optique, 1991,118 pages.

 

  1. Marcel Séguin, in la revue Trois, vol. 10, no 1, automne 1994
fleur

Saint John KAUSS

 

 
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