La carrière poétique de
Saint-John Kauss

par Joseph Ferdinand

Ce texte du Professeur Joseph Ferdinand a paru dans la revue Utah Foreign Language Review, Special Issue, vol. 1994-1995 (University of Utah, College of Humanities, Department of Languages and Litterature).
 

Interrogé sur son identité, Saint-John Kauss a toujours toute prête une formule lapidaire qui le définit on ne peut mieux: “Bifide, je suis le scientifique et le rêveur.” Un homme en deux êtres distincts: John Nelson, de son nom de baptême, pour le commerce de tous les jours dans le cadre de sa vie privée et professionnelle, et Saint-John Kauss, le féal de la muse. Entre les deux, il dresse une cloison qu'il voudrait étanche: quand vient le tour du poète de prendre la relève, la science est bannie de sa conscience, et vice-versa. Dans quelle mesure cependant?

John Nelson naît le 21 septembre 1958 à Hinche, petite ville située à une cinquantaine de milles au nord de Port-au-Prince. C'est dans cette dernière ville qu'il grandira, mais, comme son père était officier de l'Armée, il n'avait pas de domicile permanent, les transferts au sein de cette institution étant fréquents, particulièrement durant le règne des Duvalier. C'est ainsi que le jeune Nelson aura l'occasion de séjourner, entre autres, à La Gonave, à Lascahobas, aux Cayes et au Cap-Haïtien. Les établissements scolaires qu'il a fréquentés sont classés parmi les meilleurs du pays: l'École primaire Jean-Marie Guilloux et le Petit-Séminaire Collège Saint-Martial de Port-au-Prince, puis le Collège Saint-Jean des Cayes, et enfin le Collège Notre-Dame du Cap-Haïtien. C'est la profession médicale qui d'abord l'attire. Après un séjour à la Faculté de Médecine de Port-au-Prince, il part pour Montréal, en septembre 1981, dans des circonstances qui assimilent son départ presque à un exil.

Une fois installé au Québec, il choisit, après mûre réflexion, de poursuivre sa carrière médicale non comme praticien mais à titre de chercheur. A cette fin, il s'inscrit à l'Université du Québec (branche de Montréal) où il passe une licence en Biologie Expérimentale; de là, il s'en va achever une maîtrise en Sciences Cliniques, puis un doctorat en Biochimie-Nutrition Humaine à l'Université de Montréal. Sa thèse, intitulée “Régulation de la biosynthèse et l'excrétion de l'orotate induite par les acides aminés ammoniagéniques” est finalement soutenue le mercredi 9 février 1994. Parlant au nom du Centre de Recherche de l'Hôpital Sainte-Justine de Montréal, le Docteur Richard L. Momparler, chargé de l'évaluation de la thèse, souligne qu'elle “est bien écrite et [qu']elle est une contribution importante à l'avancement des connaissances”.

Actuellement, le Docteur Nelson travaille au Centre de Recherche Fernand-Seguin de Montréal, complétant un stage post-doctoral en neuropharmacologie sous la direction du docteur Guy Chouinard, un des plus éminents psychiatres de l'Amérique du Nord. Membre de plusieurs sociétés savantes, il s'est fait remarquer de ses collègues par ses nombreuses interventions et publications sur des sujets relevant de la biologie, de la médecine et de la psychiatrie. Du côté de ses compatriotes haïtiens, son prestige, cela va sans dire, constitue un objet de fierté: Gérard Etienne l'a choisi pour sujet de sa chronique “Les figures savantes de la diaspora haïtienne” parue dans l'hebdomadaire Haïti-Observateur (voir le No du 8-15 avril 1992).

Tout récemment enfin, le Dr. John Nelson apprenait une nouvelle tout à fait enthousiasmante: par lettre du 23 janvier 1996, la Canadian Society For Clinical Pharmacology lui annonçait qu'elle lui avait décerné la très prestigieuse bourse, le “Pfizer Canada Inc. Fellowship in Clinical Pharmacology”. Avec cette distinction, il n'y a pas de doute que sa carrière de scientifique se trouve définitivement lancée à vitesse de croisière.

Qu'en est-il de sa carrière littéraire?

Saint-John Kauss commence très tôt à percer sous John Nelson. En fait, ce dernier n'était encore que dans sa quatorzième année quand s'est produit l'événement qui devait jouer le rôle de catalyseur par rapport à sa vocation poétique. Il s'agit du divorce de ses parents. Blessé, désemparé, tiraillé entre l'affection de sa mère et celle non moins fervente de son père, c'est alors qu'il a entendu venir l'appel du fond de la solitude où il passait le plus clair de son temps à panser ses blessures. Désormais, il le sait: il n'est désespoir qu'il ne saurait conjurer en utilisant l'alchimie de la poésie pour le convertir en actes de création.

Si depuis cette expérience il est devenu le lecteur avide et le poète prolifique qu'il est, c'est parce que cette activité lui permet de vivre sa vie selon son rythme personnel. C'est lui-même qui le dit: en écrivant il ne fait que traduire son besoin incoercible d'évasion vers son monde d'élection, le merveilleux “univers des mots”; en d'autres termes, le plus loin possible du vécu des John Nelson; d'où la nécessité de se refaire une identité appropriée sous les traits de Saint-John Kauss. Un monde dont on va découvrir au fil de ses publications qu'il est entièrement ouvert à la fois sur l'homme et sur l'art.

Le premier recueil de vers de Kauss, Chants d'homme pour les nuits d'ombre, publié en 1979 à Port-au-Prince, donne le ton à cette longue démarche introspective et, d'entrée de jeu, établit de manière ferme, irréversible --l'avenir se chargera de le prouver--, l'option du poète en faveur d'une écriture fidèle en tous points (sauf peut-être sur la question du signifié) aux normes de la littérature moderne. En effet, Kauss impose une double exigence à sa poésie. Tout d'abord, elle ne saurait avoir sa fin uniquement en elle-même, étant le véhicule de son humanisme, l'espace de communion absolue entre lui et l'humanité; ensuite, résultat d'une inlassable quête de pureté et de beauté au niveau du langage, elle ne recule devant aucun effort, aucune audace, pour élargir et enrichir le domaine de l'écriture, mettant à profit les ressources inépuisables dont la littérature moderne a doté le genre. Pour qu'il n'y ait pas de doute sur l'orientation esthétique qu'il entend donner à sa poésie, Kauss entreprend, dès l'année 1980, d'exposer pour ses lecteurs ses points de vue sur la question, soit dans les journaux et revues de Port-au-Prince, soit encore dans des textes plus élaborés comme l'essai intitulé Entre la parole et l'écriture qu'il a fait paraître en 1982 à Montréal. On peut encore, pour se faire une idée de la façon de penser de Kauss, se référer au nombreux articles qu'il a écrits sur ses collègues de la littérature haïtienne. Mais c'est avant tout à son "Manifeste du Surpluréalisme” qu'il convient d'accorder la priorité à ce sujet.

En 1980, Kauss a déjà trois recueils à son actif, ce qui représente l'ensemble des ouvrages poétiques qu'il aura publiés en Haïti. Ce sont, outre celui cité plus haut, Autopsie du jour (1979) et Hymne à la survie et deux poèmes en mission spéciale (1980). Ce n'est donc pas dans l'abstrait qu'il conçoit et formule sa théorie du Surpluréalisme. La première version du Manifeste, signée d'Alix Damour et de Saint John Kauss, et portant la date du 29 mars 1980, paraît dans l'hebdomadaire port-au-princien, Le Petit Samedi Soir. Texte plutôt court, à peine trois colonnes d'un journal aux pages de dimension très modeste, ne pouvant donc offrir qu'un compendium des éléments de la nouvelle esthétique; mais c'est quand même un condensé assez substantiel et que les versions subséquentes se chargeront d'approfondir.

Dans un ton où perce une ferme détermination, les auteurs se situent par rapport aux courants qui prédominaient à l'époque en littérature haïtienne en particulier: le Spiralisme, le Pluréalisme, le Surréalisme et le Réalisme merveilleux. Implicitement ils reconnaissent leur dette vis-à-vis de ces derniers. C'est toutefois sur les différences que l'accent est surtout mis, différences fondamentalement inscrites dans leur conception même de la littérature non pas comme un simple passe-temps d'esthète mais aussi comme une activité ayant pour finalité la rédemption matérielle et spirituelle de l'être humain. L'esthétique selon Damour et Kauss marie intimement créativité et engagement.

Cette approche peut ne pas être nouvelle, elle sert pourtant de cadre idéal au désir de ces poètes de renouveler leur littérature en s'efforçant d'aller plus loin que leurs aînés, en ménageant à leur écriture un espace plus large, sans frontières, propre à l'expression spontanée de la double infinité de la compassion humaine et de l'imagination créatrice. Par exemple, au Surréalisme, le Surpluréalisme emprunte sans aucune réticence la liberté de désarticuler le langage conventionnel en le mettant au service d'une imagination affranchie du contrôle de la raison. Mais ses tenants s'empressent aussitôt de souligner l'incompatibilité de leur engagement irréductible aux côtés de l'humanité souffrante avec les options d'une école qui place dans la surréalité la fin de sa quête esthétique.

Et puis ils n'ont pas du tout foi dans l'écriture automatique. La beauté de l'écriture résulte pour eux d'un effort conscient, laborieux, la spontanéité du premier jet ne devant parvenir à son ultime degré d'enrichissement qu'après que l'ouvrage ait été remis “vingt fois sur le métier”, pour citer le mot de Boileau. La métaphore de “sculpture” se présente spontanément à l'esprit pour caractériser la performance du style surpluréaliste: “L'œuvre surpluréaliste est polie telle sculpture, travaillée.” Une entreprise néo-parnassienne en un sens.

Quand on demande à Kauss de parler des ouvrages qui l'ont influencé, à côté de ceux des modernes et ultra-modernes --surréalistes, existentialistes, structuralistes et sémiologues, etc.--, il s'empresse de mentionner aussi, et avec une révérence marquée, Émaux et Camées de Théophile Gautier, un des chefs de file du Parnasse. De lui, il a appris que le culte de la beauté souveraine est non seulement exaltant mais aussi d'une rude exigence; mais ce défi ne fait redoubler sa détermination, comme le montre ce passage de ses réponses aux “Questionnaires aux écrivains Néo-Canadiens” de Jean Jonassaint: “D'ailleurs, je me crée, de jour en jour, une résistance à l'imperfection et à la littéralité. Je suis pour la beauté des choses et des mots. Relisez mes livres et vous verrez ce que je fais avec les mots.”

Serait-ce donc avec le Réalisme Merveilleux, genre si prisé chez les auteurs de la Caraïbe et de l'Amérique Latine que le Surpluréalisme partage le plus d'affinités? Oui, mais seulement dans la mesure où il ne mène pas à une impasse idéologique. Le réel, constatent les signataires du manifeste, n'est pas que merveilleux. Il leur faut de préférence embrasser sa multidimensionnalité et s'assurer d'une part que le passage menant à l'universel n'en soit pas obstrué, et que, de l'autre, leur solidarité à la lutte du “dernier monde” n'ait pas à en pâtir.

Par ailleurs, sans cette insistance sur le rôle social de l'écriture, le Surpluréalisme se rapprocherait de beaucoup de son aîné, le Pluréalisme, mouvement lancé aux environs de 1974 par le poète Gérard Dougé. La notion de la “totalité de l'art”, c'est-à-dire d'une écriture où convergent et se fusionnent tous les arts, est fondamentale aux deux écoles. C'est, semble-t-il, ce même souci de garder le contact avec le “lecteur-récepteur” qui a conduit les surpluréalistes à prôner la déspiralisation de l'écriture. Il n'est certes pas tout à fait faux, vu l'hermétisme des spires de Frankétienne et Jean-Claude Fignolé, les deux plus grands du Spiralisme, de dire que ces auteurs ont creusé un large fossé entre eux et la plupart des lecteurs, ceux-ci étant loin de ne se limiter qu'au volet du commun. Reste à savoir si Kauss lui-même ne tombe pas souvent dans le même piège. Entre la théorie et la pratique il y a rarement, nous le savons, concordance absolue.

La vérité est que l'œuvre de Kauss n'est pas, elle non plus, d'accès facile. Ils sont rares les cas où l'on arrive à surprendre l'écriture de ce poète dépouillée de ses falbalas, dans une simplicité quasi linéaire. Cela ne se produit en général que quand elle aborde le thème de la solidarité. Là, elle se fait presque déclamatoire et alors, emportée sur les ailes de l'éloquence, elle semble pour un temps généralement court oublier son immense réservoir de charmes. Pour un peu on y retrouverait l'atmosphère du réalisme socialiste, esthétique pratiquement refoulée en marge de la poésie haïtienne depuis l'avènement en 1960 du mouvement (les protagonistes rejettent la dénomination d' école) Haïti Littéraire.

Le plus souvent, le poème de Kauss peut servir à illustrer la munificence du langage poétique moderne. Comme il a bien assimilé la leçon du Surréalisme, il raffole des ruptures soudaines du flux syntaxique et des images aux correspondances déroutantes parce que non fondées sur les certitudes séculaires du cartésianisme. Il a aussi à sa disposition un vocabulaire extrêmement riche d'où il n'hésite pas à faire jaillir le mot rare, le mot-perle qui fait écho, au risque d'éprouver la patience du lecteur. Ajoutez à cela l'abondance de ses figures de style, de la métaphore à l'anacoluthe et à l'allitération. De cette dernière particulièrement, il tire des effets d'une impressionnante virtuosité.

Mais justement, et c'est là le point fort de cette poésie, ces recherches de l'écriture d'une grâce frôlant l'attifement, loin de choquer, révèlent un fin artiste chez Saint-John Kauss. Ce poète ne le cède à personne quant aux sens de l'harmonie et du rythme. Par exemple, le mot rare n'est pas choisi pour sa seule rareté, mais surtout pour sa capacité à alimenter et à enrichir le potentiel musical du texte. Un texte qui se targue avant tout de procurer du “plaisir” autant à son créateur qu'au lecteur. On y trouve tout à la fois, dans un équilibre digne de l'art du funambule, la mélodie du vers éluardien, la saveur du verset claudélien, la fantaisie du Dadaïsme et du Surréalisme, le soubresaut de la tirade de Beckett, le tout exécuté, sur le mode du grandiose, à l'archet de Saint-John Perse et d'Anthony Phelps.

Ces qualités, évidentes dès les premiers ouvrages d'Haïti, se font de plus en plus remarquer dans la production réalisée après l'installation de Kauss à Montréal en 1981. Ce sont d'abord les cinq recueils suivants, preuve de la vitalité créatrice du poète: Ombres du Quercy (1981), Au filin des coeurs (1981), Zygoème ou Chant d'amour dans le brouillard (1983), Twa Degout --poèmes en créole-- (1984), La danseuse exotique précédé de Protocole Ignifuge (1987).

Les trois derniers ouvrages poétiques de Kauss méritent une mention à part à cause de l'accueil qu'ils ont reçu et parce qu'ils ont consacré l'auteur comme un des plus grands poètes haïtiens contemporains. En effet, avec Pages Fragiles (1991), Testamentaire (1993) et Territoires (1995), St-John Kauss est entré dans l'ère de la maturité. Jusque-là il publiait pour ainsi dire de façon empirique, soit aux Editions Choucoune de Port-au-Prince, soit aux Éditions Nelson de Montréal, deux petites sociétés contrôlées par Kauss lui-même; maintenant, par l'intermédiaire de la maison d'édition Humanitas de Montréal, il a la possibilité de se faire connaître des lecteurs du monde entier, à commencer bien sûr par ceux de l'espace francophone.

Les fruits n'ont pas tardé pas à en jaillir en abondance. C'est d'abord l'obtention du Second Prix de poésie décerné à Pages Fragiles par Air Canada, à son palmarès de 1991; puis, autre baromètre du succès d'un écrivain, l’œuvre commence à attirer l'attention des critiques et des traducteurs. On parle de Kauss dans des revues spécialisées et dans des journaux, on l'incorpore à tous les textes de référence sur la poésie haïtienne et québécoise contemporaine, on présente des communications sur lui à des congrès académiques... Côté traduction, les initiatives récentes et les projets en cours suscitent beaucoup d'espoir. Certains passages des recueils et du manifeste du Surpluréalisme peuvent être lus aujourd'hui soit en anglais, en espagnol, en portugais, en allemand ou en roumain. Cela, il est vrai, n'a jusqu'à ce jour intéressé que des amateurs ou, si l'on préfère, des intellectuels bénévoles. Humanitas se propose de prendre les choses en main. Sous le titre “Territoire de l'enfance”, elle va sous peu faire paraître en français et en roumain --en co-édition avec les Éditions Libra de Roumanie--, de larges extraits de Testamentaire et de Territoires.

Quant au contenu de l’œuvre, il indique les différentes étapes de l'“itinéraire d'évadé” de Kauss. Recherche de soi, recherche de l'homme, deux quêtes qui se recoupent. Chaque recueil a beau naître d'une impression dominante qui est censée lui donner ses caractéristiques inspirationnelles et conséquemment le distinguer des autres, il reste tributaire de la thématique fondamentale de l’œuvre. Telle est en effet l'emprise de certaines idées-forces sur l'inspiration de Kauss qu'il s'avère impossible au poète de les garder trop longtemps à l'extérieur du poème. Autrement dit, on perdrait son temps à vouloir résumer ces ouvrages; il convient plutôt de suivre le courant et d'aller à la découverte étape par étape d'un imaginaire aux voix plurielles mais harmonieusement réunies dans l'unité d'un discours plaidant passionnément en faveur de la rédemption de l'humain.

Pages Fragiles est certainement un hymne à l'amour, celui qui enivre et consume le corps et l'esprit, fût-il licite ou illicite, unique ou multiple, “ange ou démon”, comme dirait Baudelaire. Mais l'amour satisfait, à peine évoqué, ressent l'insuffisance d'un acte qui ne saurait être l'occasion de l'ultime jouissance s'il ne se convertit en messager d'un bonheur plus transcendant. D'où le défi de l'écriture, la femme idéale, immarcescible, “la femme totale”: “trouve-toi / un mot plus beau que l'amour”, car “ma femme: elle est poème”.

Dès lors, le poème s'identifie totalement aux rêves du poète d’œuvrer ardemment pour que soient un jour exorcisées ses angoisses d'“évadé”, ou, mieux encore, les angoisses de tous les évadés du monde. Cauchemars hantant le sommeil des expatriés qui endurent toutes les épreuves possibles en vue de s'adapter à l'hostilité ou simplement à la dure réalité des “pays d'exils”, mais sans pour cela aliéner l'authenticité des racines ancestrales. Sur ce point, pas de tergiversation car Kauss s'aime comme il est, et elle a beau projeter ce visage lamentable sur la scène du monde, il l'aime passionnément sa chère patrie, “[s]on île retardataire et faisandée”. Cauchemars de la destinée des amérindiens, les premiers occupants de cette Amérique aux trompeuses splendeurs, avec lesquels le poète fraternise spontanément pour s'être senti capable plus qu'aucun autre, à cause de son histoire, d'“entre[r] dans le rythme des vieilles douleurs” de tous les laissés pour compte de notre continent.

Oui, pour le moment, il limite son empan à l'Amérique, sa préoccupation primordiale étant alors de se familiariser avec la nouvelle réalité de son existence d'exilé, de s'installer aussi confortablement que possible dans l'inconfort de l'exil (ici, évidemment, l'exil n'a guère de connotation politique, il exprime tout simplement la situation de l'être condamné à vivre loin de son milieu naturel). Plus tard, avec Territoires, il étendra ses frontières par delà les mers, proclamant sa solidarité avec le reste du monde sans exclusive, de la Bosnie et la Russie au Burundi et au Rwanda des guerres fratricides entre Hutus et Tutsis, de l'Afrique du Sud de l'Apartheid à la Somalie et l'Érythrée, enfin à tous les pays “gestionnaires des terres et de la mort des peuples en pauses d'arcs-en-ciel”.

Entre-temps cependant, il continue la quête des Pages Fragiles en faisant le point sur son statut d'exilé. A la veille de se proclamer citoyen du monde, il jette un dernier regard sur lui-même et décide de dresser l'inventaire de ses ressources identitaires: la patrie, la famille --mère, épouse, enfants, ancêtres--, les valeurs culturelles auxquelles il entend rester toujours fidèle et qu'il tient à léguer à ses descendants. Car il est conscient du fait que pour être à même de dialoguer avec ses semblables de la planète, il doit absolument posséder des racines solides: “Je pars d'Haïti afin d'aboutir à tous les territoires du monde” dit-il.

Testamentaire, porte bien son titre, c'est le testament spirituel du poète. Même quand, dénonçant, comme il ne manque jamais de le faire dans la plupart de ses ouvrages, la méchanceté des puissants vis-à-vis des plus faibles, il y évoque le martyr de ses frères de Soweto et de Johannesburg, le massacre des migrants haïtiens lors des “vêpres dominicaines [sous Trujillo] et [plus récemment] bahaméennes”, le cruel traitement subi par “Angela Davis” et “Fidel Castro” aux mains des États-Unis, on a l'impression que son but est moins de présenter un cahier de charges que de dessiner les contours de son humanisme. Ennemi de toute forme de violence, il plaide pour l'avènement d'un temps de plénitude à la fois spirituelle et matérielle pour l'humanité, ce qui ne saurait s'accomplir que, n'en déplaise à Platon, quand la poésie étendra son règne sur le monde.

En fait, les “territoires” réels de Kauss ne sont pas autre chose que “les champs magnétiques” du Verbe, pour emprunter à Breton le titre de son célèbre ouvrage. Tout dans cette poésie, les émotions comme les idées et les rêves, tout naît et se nourrit du souffle divin des syllabes, tout doit finir par se muer en éléments de langage. L'écriture assume totalement sa souveraineté. Telle est l'esthétique à laquelle souscrit le poète. En tant que poète, son rôle ultime est “d'explorer l'univers des mots”, car, ajoute-t-il dans ses réponses au questionnaire de Jonassaint, “[s]on territoire précis, c'est les mots.” La métaphore est tout naturellement le lieu où s'accomplit la métamorphose. Comme chez Saint-John Perse et Anthony Phelps dont Kauss connaît bien les oeuvres, et, verra-ton, bien plus fréquemment encore, la chose évoquée se cherche spontanément une correspondance dans la gamme des signes de l'écriture. On peut s'attendre à rencontrer à toutes les pages des images comme celles-ci, que nous extrayons de Territoires:

je chante l'exil des mots affamés qui pincent
l'encre et la plume de ma mémoire scellée
je chante l'exil des parenthèses lointaines

j'avale donc mes syntaxes passées et futures

sibylle qui fut réelle et noble comme des monosyllabes  

encore femme qui me soutient les pas et la rose des parenthèses
que je conçois aux épissures de l'alphabet

Serait-ce là la raison pour laquelle on ne décèle jamais aucune colère chez Kauss, cela même quand sa parole se fait dénonciation et condamnation. Sur ce point, comme du reste sur bien d'autres comme nous avons vu, la rupture est bien consommée entre sa poésie et celle des indigénistes et socialistes de la génération antérieure. C'est que cette poésie ne se conçoit pas comme un discours politique, sa fonction essentielle est d'exalter l'écriture.

Néanmoins, cette absence de colère ne concerne que le poète, ou plutôt, le poème, cela est à souligner. Kauss n'aime pas qu'on lui marche sur les pieds. Quand cela lui arrive, il s'arme de sa plume de polémiste et part en guerre. Malheureux l'adversaire dont l'impudence l'aura placé sur son chemin! La plaquette intitulée Tel Quel: réponse à Gérard Campfort (29 pages dont 15 sur le sujet) et qui a paru en 1986 aux Éditions Choucoune frappe par son ironie cinglante, mordante, venimeuse, pleuvant drue comme des coups de cravache répétés sur la partie la plus sensible du corps. A la guerre comme à la guerre! Tout cela pour une différence d'opinion sur la valeur du recueil de poèmes Les Cahiers de la mouette de Jacqueline Beaugé-Rosier. Bien que Campfort ait déclenché lui-même les hostilités en tenant publiquement (dans un article de journal) des propos peu flatteurs à l'endroit de Kauss, la réaction de ce dernier apparaîtra aux yeux de plus d'un disproportionnée par rapport à l'insulte. Mais on était alors en 1985 et le poète n'avait que 27 ans. Ferait-il preuve aujourd'hui de la même impatience? A le voir imbu de cette assurance que donnent la maturité et le succès, à l'entendre si souvent prêcher la tolérance et la magnanimité, nous nous permettons d'en douter.

La réputation de Saint-John Kauss est aujourd'hui bien établie et, ajoutons-le, avec raison. Auteur de nombreux recueils de poésie de haute qualité, lauréat du Prix de poésie Air Canada en 1991, déclaré “meilleur poète de sa génération” par deux importants journaux de la diaspora haïtienne, Haïti en Marche et Haïti Observateur, traduit dans diverses langues, il lui reste encore, à trente-sept ans d'âge, beaucoup d'espace à couvrir. Jusqu'où peut-il aller? Se référant aux qualités soulignées plus haut, on devrait sans hésiter lui prédire un avenir singulièrement brillant dans sa carrière d'écrivain. L'homme possède un talent vraiment remarquable et sa capacité de travail est incroyable.

A son œuvre poétique, il faut ajouter d'abord une trentaine d'articles sur des sujets généralement d'ordre littéraire, puis son rôle de fondateur, éditeur et rédacteur en chef de Prestige, une “revue d'informations et d'actualités culturelles” éditée à Montréal (quatre numéros parus depuis le lancement de février 1994), et enfin les 650 pages du manuscrit de l'“Anthologie de la poésie haïtienne” qu'il compte faire paraître cette année. Et considérez que toutes ces activités ne recouvrent que la moitié de son emploi du temps, celle consacrée aux fantaisies démiurgiques de Saint-John Kauss, le poète. Mais il y a aussi l'autre, le John Nelson chercheur à plein temps en pharmacologie clinique et psychiatrie et qui se trouve professionnellement tenu de consacrer autant sinon davantage de temps à l'écriture scientifique qu'à l'écriture poétique. Laquelle de ces dernières finira par l'emporter sur l'autre? Ceux-là n'en reviendront pas, qui croient aveuglément en la sagesse du proverbe: “qui trop embrasse mal étreint”: à ce jour, l'harmonie ne saurait être plus parfaite entre Saint-John Kauss et John Nelson. Puisse-t-il, pour la plus grande gloire de la poésie, en être toujours ainsi!

Joseph Ferdinand

fleur

Saint John KAUSS

 

 
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