De l'utilité des sciences humaines et sociales
Retour sur l'histoire récente de quelques disciplines

Bruno Ollivier
Professeur en Sciences de l'Information et de la Communication
Université des Antilles et de la Guyane
Responsable du CREDIST
CNRS, UPR 36 (Communication et politique)
 

Résumé

La métaphore spatiale et territoriale s'avère particulièrement heuristique pour l'observation des disciplines universitaires. Elle permet de comprendre nombre de transformations, d'affrontements, de mutations. On se propose ici de porter un regard rétrospectif sur quelques territoires de sciences humaines et sociales, en particulier ceux de la linguistique, de la sociolinguistique, des sciences de l'information et de la communication et du dernier apparu, celui de la cognitique. Cette description donne leur fondement à quelques questions sur l'utilité des sciences humaines et sociales dans une société moderne, dans l'université, et sur quelques tendances actuelles de la recherche.

L'auteur

Bruno Ollivier, Professeur en Sciences de l'Information et de la Communication à l'UAG, chercheur associé au CNRS, (UPR 36, Communication et politique). Il est l'auteur, entre autres, de Communiquer pour enseigner (Paris, Hachette 1993; Buenos Aires, Edicial, 1997), Observer la communication, naissance d'une interdiscipline (CNRS éditions, 2000), et Internet, multimédia, ça change quoi dans la réalité ? (Paris, INRP, 2001; Mexico 2002). Il travaille sur les médias, les technologies, l'espace public et les identités. Une partie de ses travaux récents porte sur l'épistémologie.
Dernière publication : un des coordonnateurs du numéro 32-33 de Hermès, “ La France et les outremers: l'enjeu multiculturel”, CNRS éditions, 654 pages, 2002.

DES DISCIPLINES COMME TERRITOIRES

Les disciplines universitaires sont des territoires. Ces territoires ont une composante matérielle (les crédits, les postes, les laboratoires, les revues…) et une composante symbolique (leur identité, leur influence, leur reconnaissance…). Elles ont leurs frontières propres, qui les distinguent des territoires limitrophes (un psycholinguiste doit être linguiste ou psychologue). A l'intérieur de ces frontières, elles forment chacune un champ structuré (BOURDIEU 1992), avec ses conflits spécifiques, ses procédures de légitimation, ses enjeux de pouvoir, qui en dehors du territoire ne sont pas toujours lisibles pour le profane. Il s'agit de leur politique intérieure(OLLIVIER 2001 : 337-338.) Elles peuvent vivre, au plan intérieur, sur le modèle du melting pot : il y aura alors échange entre leurs courants, leurs composantes, leurs écoles. Elles vivent parfois sous la forme du communautarisme, qui peut aller jusqu'au ghetto, quand aucune communication n'existe entre leurs différentes parties. Un physicien des particules n'a pas grand chose à dire à un physicien de la mécanique des fluides. Ils vivent sur le même territoire mais s'ignorent scientifiquement. Ils ne se connaissant que pour, le cas échéant, se partager ou se disputer une partie de territoire (postes, crédits, revues)(BOURDIEU 2001.)

Comme tout territoire, les disciplines ont leur production propre. Elles produisent quelquefois des concepts, toujours des textes. Et elles peuvent soit importer, soit exporter concepts et analyses. Quand elles exportent, elles peuvent le faire en direction d'autres disciplines (on dit qu'elles ont un rayonnement scientifique). Elles peuvent aussi le faire en direction du “ grand public ”, des médias, des politiques (on dit qu'elles ont une utilité sociale). Dans un cas, elles sont dépendantes d'autres sciences, dans l'autre, on dira qu'elles rayonnent, qu'elles ont de l'influence.

Comme tout territoire, elles ont leurs frontières, où l'on peut repérer les enjeux les plus significatifs, car il s'agit là de leur politique extérieure. Cette politique extérieure vise surtout la conquête de nouveaux territoires (crédits, postes, revues, laboratoires…). Et aux frontières, on se voit confronté aux problèmes du métissage et de l'interculturel (les chercheurs et enseignants à cheval sur deux disciplines), de l'immigration (la légitimation de ceux qui viennent d'une autre discipline) et de l'importation (de concepts, méthodes, discours venus d'ailleurs) (OLLIVIER 2001).

Une discipline a donc toujours besoin d'arpenteurs (qui balisent son territoire) et de douaniers (qui contrôlent ses frontières.) A l'université, le CNU joue ce dernier rôle, en qualifiant les candidats à des postes et certifiant qu'ils sont “dans le champ”. Au CNRS, ce seront les différentes instances liées aux sections(OLLIVIER 2000a : 172-174). Des gardiens du temple ont en charge la protection de l'identité disciplinaire contre toute dilution.

Comme tout territoire, les disciplines construisent, défendent, maintiennent, perdent une identité propre. Comme tout territoire, elles voient leurs frontières changer au cours des années, avec l'insensible mais perpétuel renouvellement des générations qui les composent, avec les progrès de la science, et des changements parfois aléatoires. Sans la rencontre fortuite de Jakobson, qui venait de l'école structuraliste de Prague, et de Lévi-Strauss arrivé du Brésil, tous deux exilés dans les bars de New York pendant la seconde guerre mondiale, aurait-il existé une anthropologie structurale ?

DE L'HISTOIRE RECENTE DE LA LINGUISTIQUE

Il convient de se rappeler qu'il y juste vingt ans, en 1982, Pierre Bourdieu demandait le droit pour la sociologie de penser en dehors des cadres scientifiques imposés alors à tout le champ des sciences humaines et sociales par la linguistique (BOURDIEU 1982). Triomphante sous ses variantes saussuriennes et pragoises, celle-ci vivait sous le règne du signe à deux faces, popularisé par Saussure. Pourtant, les stoïciens avaient depuis longtemps établi que le signe possède trois faces (ECO 1988.) En face de la forme dans la langue et de la réalité elle-même, il y a la représentation que se fait le sujet de la réalité. Cette assimilation de la représentation de la réalité ( to shmainomenon, le semainomenon) et de la réalité elle-même (to tugcanon, mot à mot, “ ce qu'on rencontre dans la réalité ”, SEXTUS EMPIRICUS 1997) allait avoir des conséquences graves pour le devenir de la discipline linguistique elle-même. En assimilant la réalité (le référent) à la représentation dans le concept unique de signifié, on présuppose que la position sociale, l'affect, les luttes de pouvoir, les enjeux économiques et politiques ne jouent aucun rôle face à la langue et dans la construction du sens. Ils s'expriment par la langue. Ils ont donc la structure de la langue. Etudier la structure de la langue, c'est le moyen d'approcher la Vérité et de décrire la réalité.

On finit par se persuader qu'on atteint la Vérité (métaphysique, philosophique) à travers des énoncés “vrais”, voire simplement grammaticaux. C'est dans cette brèche que s'engouffre Lacan, qui va présenter la langue comme l'alpha et l'Omega de toute approche de la réalité humaine quand il écrit : “C'était bien le verbe qui était au commencement, et nous vivons dans sa création. [...] la loi de l'homme est la loi du langage” (LACAN 1966 : 150) et que :  “c 'est le monde des mots qui crée le monde des choses” (LACAN 1966 : 155).

Ce système de pensée est totalement clos. Il en devient totalitaire. Pour comprendre la réalité humaine et sociale, il faudrait passer par la structure du langage et particulièrement par l'approche psychanalytique (donc par la parole du Maître). Les identités, les cultures, les luttes pour le pouvoir, les représentations sociales, affectives, culturelles, tout viendrait de là. Donc c'est là qu'il faudrait remonter pour comprendre. Pour comprendre le réel, il suffirait d'étudier le signe, étant donné que pour cela il n'existe que deux clés, la linguistique et la psychanalyse. Le cercle est fermé: hors de Saussure et Lacan, point de salut. On évacue tout ce qui renvoie aux conditions sociales de production et d'interprétation, au politique, à l'identité et au social. On réduit la complexité à un somme de signes à deux faces, ce qui correspond au vieux fantasme cartésien de la réduction du réel à une somme d'éléments simples, clairement identifiables et monosémiques.

C'est à la même époque, entre 1965 et 1975, qu'avec l'aide de toute la puissance, en termes de modélisation, des outils informatique, les modèles linguistiques qui prétendent enfin rendre compte non plus seulement de la phonétique-phonologie ou de la forme syntaxique des énoncés, mais aussi de la production du sens. L'entreprise générative-transformationnelle échoue définitivement. Le projet chomskyen (CHOMSKY, 1975) reconnaît son impuissance à fabriquer un modèle qui rende compte du sens (donc des effets) des productions linguistiques réelles (en contexte).

Le modèle qu'elle a produit aura certes une descendance nombreuse. Dans le champ pédagogique en particulier, on utilise des descriptions en arbres jusqu'à aujourd'hui. Mais, plagiant Popper, on peut dire que la validité ou non-validité scientifique du modèle n'a rien à voir avec son utilité pédagogique. Cependant, au plan scientifique le projet meurt, parce qu'il arrive dans une impasse, et qu'il ne peut rendre compte du sens. Il ne rend pas compte non plus (c'était hors de son intention) ni des questions de culture ni du pouvoir. Il cherchait à décrire la langue en elle-même, voire la grammaire des grammaires, et n'y arrive pas…Cet échec est admis un peu plus tard en France qu'aux Etats unis, en raison des délais de traduction, dans les années 1975-1980.

DE L'ANALYSE ET DE LA PRODUCTION DU SENS

C'est à la même époque qu'on commence à se poser la question du sens dans les messages médiatisés autrement qu'en termes d'influence (ce qu'avait fait principalement la recherche nord-américaine.) On se rend compte que le même message audio visuel n'a pas le même sens pour différents récepteurs. Il ne suffit pas d'envoyer un message (publicitaire, de propagande), d'utiliser une langue, de véhiculer des représentations, pour que les populations adoptent des représentations, cette langue, ces messages. Le récepteur est actif, ce qui signifie que le sens se négocie. Les peuples existent, ils ont leurs cultures, qui n'est réductible ni aux modèles linguistiques ni aux messages des médias (MARTIN BARBERO 1987.) Le sens n'est donc pas inclus dans le signe. Les acteurs sociaux existent, avec leurs cultures, leurs histoires, leurs représentations, et c'est eux qui interprètent, donc construisent le sens d'un message.

La linguistique générale, comme entité territoriale, est donc confrontée à des problèmes redoutables au début des années 1980. Des fractions de son territoire commencent à prendre leur autonomie. C'est ce qui se passe avec le développement de la sociolinguistique qui pose de manière renouvelée la question de la langue et de ses relations avec le sens et le pouvoir. Bernstein et Labov sont traduits en France. Des linguistes commencent à importer les outils et méthodes d'autres sciences sociales (BACHMANN SIMONIN LINDENFELD : 1981) voire à travailler dans d'autres sciences. La sémiologie exporte des outils linguistiques vers le monde de l'audiovisuel (OLLIVIER 2000a). L'ethnométhodologie lie, avec le concept de l'indexicalité, sens de l'énoncé produit et pratique sociale du sujet… (COULON 1987). Les sciences de l'information et de la communication, érigées en territoire autonome (c'est à dire en section du CNU) attirent nombre de linguistes…

La linguistique générale tend à s'occuper de purs signes, dépouillés de toute perspective sociale. La linguistique descriptive demeure, souvent dans une pure perspective taxinomique. Elle inventorie, elle produit des classements, des listes, des grammaires. Mais, à la réserve de ce que vont construire la sociolinguistique, la pragmatique et quelques travaux en lexicologie politique (comme celui de l'ENS de FONTENAY), la linguistique renonce à expliquer ce qu'est le sens, comment il est produit et construit par des interactants. D'autres vont reprendre cette question (ECO 1965, 1985, 1992). La linguistique ignore les formes de culture, les manifestations des médias, les luttes sociales qui restent hors de son champ. Bref, elle devient ce qu'elle avait, dans les années 1960, reproché à la grammaire traditionnelle d'être: une discipline coupée du réel, centrée sur ses propres analyses et descriptions, et sans autre enjeu social que sa propre reproduction. Elle prétend rendre compte de tout, mais ne s'occupe que de perdurer en maintenant son territoire. Le modèle linguistique met entre parenthèses les acteurs sociaux, les cultures, les médias, les peuples, qui s'imposent dans les années 1990. Elle invoque un sujet parlant abstrait, qui ne correspond à personne et dont la vérification ultime est le recours à la “ compétence linguistique ”. C'est à dire le sentiment qu'a le chercheur de la langue.

La boucle est bouclée. Le chercheur parlera le plus souvent de sa propre langue ( il est le référent ultime et décide ce qui appartient à la langue), et principalement pour lui et ses collègues (puisque ses équations et modèles ne sont compréhensibles que par lui).

DES NOUVEAUX TERRITOIRES

Les sciences humaines et sociales se structurent autour de deux pôles méthodologiques fondamentaux, par rapport auxquels disciplines et chercheurs sont contraints de se situer. Le premier tourne autour de l'histoire, le second construit des modèles (GRENIER GRIGNON MENGER 2001.)

On peut faire des sciences sociales en racontant ce qui se passe, c'est à dire en décrivant la réalité, ses transformations. En ce cas, on utilise le langage naturel pour construire et transmettre les résultats de la recherche. L'observation du réel est un passage obligé et contraint à des choix méthodologiques primordiaux et indispensables. Les dimensions spatiale et temporelle construisent et organisent l'observation (qui n'en demeure pas moins un construit) et son compte rendu. Les avantages et impasses du récit seul sont clairs. Il peut mener à une collection de faits, d'observations qui ne constituent pas de connaissance applicable ailleurs. Il peut tendre à l'écriture d'essais, et non de traités scientifiques. Il repose sur une tendance à l'induction dont le résultat n'est jamais acquis.

Le second pôle est celui de la modélisation. Il consiste à fabriquer un artefact qui est censé rendre compte de ce qui se passe dans la réalité. Pour être le plus général possible, le modèle utilise volontiers le langage mathématique. Un modèle, s'il peut être représenté par des schémas, peut l'être aussi par des courbes, des équations, ce qui n'est pas sans influence sur le fonctionnement des sciences sociales. La modélisation est porteuse de ses propres risques et de ses propres impasses, qu'on examinera ici. Entre autres tendances, elle peut vouloir négliger la réalité ou faire confondre artefact et réel. Le principe de déduction peut mener à ignorer ce qui n'entre pas dans le modèle ou lui résiste.

Toutes les sciences sociales se développent dans la tension entre ces deux pôles. L'économie choisit soit le modèle soit le récit. Dans le premier cas, elle développe des modèles mathématiques avancés, mais réduit l'acteur humain et social à une ou deux caractéristiques qu'on peut traduire en fonctions mathématiques. C'est l'homo economicus. Dans le second cas, elle s'attache à la complexité des phénomènes qu'elle observe et traduit en langage naturel. La sociologie connaît une tendance modélisante (macrosociologie à base de statistiques) et une tendance clinique, descriptive (microsociologie, ethnométhodologie…) La psychologie, la linguistique et la sociolinguistique produisent aussi leurs connaissances dans la tension entre ces deux pôles.

Certes, l'opposition n'est pas totale entre les deux types de science. Un modèle a malgré tout besoin d'une temporalité et d'une causalité. Il a parfois recours à la langue naturelle. En réalité, il est une représentation simplifiée de relations ou d'éléments ou de fonctions unissant les éléments d'un système, créée par un point de vue qui n'est pas le seul possible. Il choisit délibérément de sacrifier la complexité du réel à la simplification généralisatrice que permet la formule mathématique. Le récit, de son côté, ne répugne pas à proposer des schémas explicatifs, qui sont des ébauches de modélisation.

INFORMATIQUE ET DEVELOPPEMENT DES MODELES.

Une science existe et se développe toujours dans le cadre d'une société et en particulier de l'état des techniques de cette société. La sphère technique, depuis 1985, a été bouleversée par deux changements. L'avènement du micro ordinateur a mis à la portée des chercheurs et des laboratoires des possibilités de stockage d'information et de puissance de calcul réservées jusqu'alors à des machines hors de leur portée. La mise en réseau de ces micro ordinateurs a multiplié les possibilités d'échange. Les conséquences intellectuelles et sociales de ces innovations techniques ont changé les pratiques, les problématiques et les modes de diffusion de la recherche en sciences sociales. Il est intéressant d'observer les transformations territoriales induites par la technique dans le champ de ces disciplines.

La mise à disposition de la puissance de calcul informatique a permis un spectaculaire essor des recherches modélisantes. Elles présentent plusieurs caractéristiques qu'il convient de noter.

  1. La présentation de leurs résultats sous forme mathématique interdit leur lecture à tout non-mathématicien. Plus une modélisation est poussée, moins il existe de gens capables de la comprendre. Il en résulte une apparence de scientificité facile à acquérir (si je ne comprends pas, c'est sans doute que c'est plus scientifique que ce que je peux faire ou comprendre.) D'autre part, la majorité des gens ne peut plus ni comprendre ni évaluer la recherche, faute de formation mathématique suffisante. Dans cette majorité, se trouvent souvent les politiques qui décident de l'affectation de crédits. Leur recrutement ne repose en effet pas obligatoirement sur leur niveau en mathématiques. La politique de recherche et ses orientations sont donc définies par des sujets qui sont exclus de la compréhension des résultats, à cause de l'usage des mathématiques.
     
  2. Les résultats d'une modélisation dépendent du nombre de variables utilisées pour fabriquer le modèle et de la puissance de calcul mise en œuvre. Quelle que soit la puissance de calcul, on reste impuissant à produire des résultats prédictifs. Mais on ne rend pas non plus compte de la réalité observable. Le plus souvent, le modèle économique ne rend pas compte de la situation réelle, le modèle linguistique ne rend pas pleinement compte de la production ou de l'interprétation de messages, le modèle cognitique ne rend pas compte de ce qui se passe (ou pas) dans des situations pédagogiques concrètes. Il convient pourtant d'évaluer régulièrement les résultats de la recherche et d'en tirer des conclusions. L'avantage fondamental que procure au chercheur la modélisation est qu'il peut justifier tout échec par le manque de moyens. Ce n'est en effet jamais le principe épistémologique qui prétend rendre compte du réel par des formules mathématiques qui est remis en cause. Il est au contraire garant, prétend-on, de la scientificité. Si une recherche n'a pas pu donner de résultats probants, on dira qu'il a été impossible d'entrer suffisamment de variables dans le modèle pour s'approcher assez de la réalité. L'échec d'une recherche, l'inadéquation d'un modèle ne sont jamais des arguments pour renoncer à cette recherche. Ils deviennent des raisons pour la recommencer avec plus de moyens.
     
  3. La modélisation mathématique présente la caractéristique d'être apolitique. Les chiffres masquent les fossés culturels, les conflits identitaires, les luttes pour le pouvoir. Si la langue est un des enjeux et un des outils fondamentaux du pouvoir, si elle est dépositaire d'identités toujours conflictuelles, la linguistique formelle devient, présentée en équations ou en programmes, un enjeu de pure logique. L'économie ne concerne plus la richesse et la pauvreté. Elle devient un affrontement autour d'équations et de courbes. La recherche demeure pure. Elle s'éloigne des contingences du réel, étrangère aux questions qui agitent les sociétés humaines : la guerre, l'identité, la pauvreté, l'exercice du pouvoir, l'inégalité…renvoyées au niveau de détails non pertinents. Les sciences humaines et sociales, en se dépolitisant fondamentalement, s'excluent du champ social.
     
  4. Une illusion suprême se développe quand on confond l'artefact et la réalité. Quand, dans les activités de formation ou d'enseignement, on présente le modèle non pas comme une construction artificielle supposée approcher le fonctionnement de parties du réel, mais comme une description de la réalité, voire la réalité elle-même. On forme dès lors des étudiants incapables d'interpréter leur société, de comprendre ses enjeux et son devenir. Ils sont persuadés d'étudier et d'approcher les réalités sociales et humaines, mais ils deviennent des clercs sans prise sur le réel et privés des ressources de l'analyse critique.

LES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES SONT AUSSI UN CHAMP SOCIAL AVEC SES ENJEUX

C'est à la lumière de ces enjeux qu'il convient de lire les transformations et les luttes qui agitent les territoires des sciences humaines et sociales. Ces luttes profondément politiques et idéologiques structurent ce que Bourdieu, à la suite d'autres, appelait un champ social. Elles sont sous-tendues par des représentations distinctes de la science et de son rôle. Une création de poste, de département, de direction ou de laboratoire, est toujours la victoire d'une représentation de la science contre une autre.

Si les sciences humaines et sociales ont pour vocation d'expliquer les enjeux, les luttes et les transformations sociales, on peut repérer un certain nombre de questions qui se posent à elles en ce début de siècle et un certain nombre de dangers qui les guettent.

Au nombre des objets de recherche qu'il leur convient d'examiner se trouvent celles liées aux identités, en particulier culturelles, et aux usages et appropriations des technologies. Ces deux champs imposent une réflexion par nature interdisciplinaire.

L'identité, comme le note Morin, est toujours en même temps celle de l'individu, celle du groupe social et celle de l'espèce humaine. Le sujet les voit inscrit en lui de manière hologrammatique (MORIN 2001). Le développement de la communication (du transport aérien à Internet) a accéléré les contacts entre identités et mondes sociaux, économiques et culturels auparavant étrangers les uns aux autres et leur imbrication. D'où, dans le monde entier, des revendications et des conflits identitaires renouvelés, et l'impérieuse nécessité de repenser les réponses politiques à ces conflits qui sont porteurs des pires violences.

Les technologies d'information et de communication posent des problèmes nouveaux et offrent des réponses inattendues dans tous les champs sociaux. Leur maîtrise inégale, les usages qui s'en développent, la reconfiguration politico-économique qu'elles induisent bouleversent les approches traditionnelles et la manière même de les représenter. Elles obligent à repenser au plus vite l'éducation, les identités, la transmission des connaissances et des valeurs, la domination politique et économique…

QUEL AVENIR POUR LA RECHERCHE ET LA FORMATION ?

En face de ces défis bien réels, plusieurs voies s'offrent aux sciences humaines et sociales. Aux chercheurs, aux étudiants et aux décideurs. Elles touchent à la fois la recherche et l'enseignement supérieur, dans la définition de ses filières et de ses programmes. Elles définissent ce que seront les chercheurs de la génération suivante et les connaissances qu'ils développeront.

La première voie est celle d'une récitation continue, incantatoire, de l'œuvre de maîtres passés. La reproduction de discours d'un maître, hors contingences historiques et sociales. Elle conduit à la dépolitisation complète des sciences sociales, qui se détourneraient des questions liées à la réalité sociale. On répéterait, conformément à la tradition scolastique, que tout signe a deux faces –signifiant /signifié, que l'acteur économique agit selon des fonctions élémentaires, qu'un message va d'un émetteur à un récepteur, et ce quels que soient les contextes historique, social, politique, économique, identitaire ou géographique. Les révoltes étudiantes d'il y a trente ans attaquaient la reproduction aveugle de discours dont personne ne saisissait plus la pertinence sociale. L'histoire peut parfois bégayer.

Une seconde voie, tout à fait compatible avec la première, est celle de la modélisation mathématique à outrance, supposée rendre compte du réel sans pour autant jamais y arriver. Elle va souvent de pair avec une fascination pour l'artefact, parfois confondu avec le réel (on identifie la règle informatique à la langue, le programme à l'humain) et pour la technologie (la puissance des machines). L'idéologie techniciste l'accompagne (Ollivier 2000b). Elle suscite naturellement l'intérêt des industriels, dont le rôle est de vendre machines, logiciels et maintenance. Le sujet économique (homo economicus), le sujet apprenant, le sujet linguistique sont des motifs inépuisables de construction de modèles qui consommeront des crédits importants, sans pour autant jamais donner de description suffisante. Cela signerait d'ailleurs l'arrêt de mort de cette recherche. Imagine-t-on les conséquences d'un modèle prévoyant les crises boursières ou la raison précise de l'échec scolaire? On pourrait remédier à ces fléaux, et on n'aurait plus besoin de produire de nouveaux modèles…

Une troisième tendance, dans l'université, consiste à n'envisager les formations, les disciplines enseignées, les contenus, ni comme des répétitions incantatoires, ni comme la mise en œuvre de programmes de calcul sans fin, mais comme un compromis permanent entre la nécessité de transmission et la demande sociale. En ce sens, la définition des programmes de recherche et des filières d'enseignement est une question fondamentalement politique. Elle oblige, pour l'enseignement, à analyser et à interpréter la demande sociale, entre la transmission d'une culture et de méthodes de travail et la formation aux métiers que les étudiants doivent maîtriser. De la même manière, la recherche se construit dans un mouvement permanent entre les conceptualisation et le terrain. De ce point de vue, les territoires disciplinaires sont des outils et des enjeux (au sens de Bourdieu), et non des sanctuaires. La tension entre l'enseignement et la recherche produit un contact avec la réalité sociale et oblige l'universitaire à se confronter à la société dans laquelle il vit. C'est à ce prix que les disciplines, terrains mais aussi organismes, se transforment et vivent selon des principes qui dépassent leur propre besoin de se reproduire et de durer.

C'est à la lumière de ces enjeux qu'on peut lire nombre des conflits et des transformations dans les structures d'enseignement et de recherche en ce début de siècle.

Bibliographie

BACHMANN C SIMONIN J. LINDENFELD,1981, Langage et communication sociale, Paris : Hatier,

BOURDIEU, P., 1982, Ce que parler veut dire, Paris : Fayard,

BOURDIEU, P., 1992,avec [la présentation, les notes et la bibliographie de] Loïc J.D. Wacquant, Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris : Éd. du Seuil,

BOURDIEU, P., 2001, Science de la science et réflexivité: cours du Collège de France 2000-2001, Paris : Raison d'agir éd.

CHOMSKY, N., 1975, Questions de sémantique, Paris : Le Seuil

COULON, A, 1987, L'ethnométhodologie, Que sais-je ? Paris : PUF,

ECO, U., 1965, Trattato de semiotica generale, Turin : Bompiani,

ECO, U., 1985, Lector in fabula, Paris : Grasset,

ECO, U., 1988, Sémiotique et philosophie du langage, Paris : Grasset,

ECO, U., 1992, Les limites de l'interprétation, Paris : Grasset,

GRENIER J-Y, GRIGNON C, MENGER P-M ,2001,(sous la dir. de), Le modèle et le récit, Paris : Éd. de la Maison des sciences de l'homme,

LACAN J., 1966," Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse", Écrits I, Paris : Seuil,,p. 111- 208.

MARTIN-BARBERO, J.,1987, De los medios a las mediaciones, Barcelone: G.Gili, Publication à Paris: CNRS éditions, en 2002.,

MORIN, E., 2001, L'identité humaine, Paris : Le Seuil,

OLLIVIER B.,2000 a, Observer la communication, Naissance d'une interdiscipline, Paris : CNRS éditions,

OLLIVIER B., 2000 b, Internet, multimédia, ça change quoi dans la réalité, Paris: INRP, 156p.,

OLLLIVIER B., 2001,“ Enjeux de l'interdiscipline ”, L'année sociologique,2, Paris : PUF,pp. 337-354,

SEXTUS EMPIRICUS,1997, Esquisses pyrrhoniennes, introd., trad. et commentaires par Pierre Pellegrin, Paris : Le Seuil,

Note

Notons que le CNRS possède un découpage territorial tout à fait différent de celui des universités, qui s'organise autour de l'objet. Il possède en effet

  • Une section 7, tournée vers les sciences de l'ingénieur: Sciences et technologies de l'information (informatique, automatique, traitement du signal) qui comprend Algorithmique, combinatoire, calcul formel; Génie logiciel, programmation, fiabilité; Architecture des composants, des machines et des systèmes; Réseaux, systèmes répartis, parallélisme; Télécommunications; Bases de données et recherche d'information ; Intelligence artificielle, raisonnement, décision, cognition; Modélisation, analyse, commande et supervision des systèmes continus et discrets; Systèmes temps-réel et embarqués; Traitement, interprétation et synthèse du signal, de la parole et de l'image; Robotique et machines intelligentes; Interactions homme-machine
     
  • Une section 34 qui ne recouvre pas exactement la linguistique: Représentations - Langages - Communication (Linguistique théorique et modélisation, Description, comparaison et histoire des langues; Cognition, production symbolique, interactions verbales et acquisition du langage; Traitement automatique des langues, communication homme-machine
     
  • Une section 40 qui ne recouvre pas la communication: Politique, pouvoir, organisation (Sciences du politique. Sociologie politique. Communication politique; Etat et sociétés civiles : le politique, l'idéologique, le religieux ; Relations internationales et stratégie. Politique comparée) Organisation et sociologie de la production et du travail; relations professionnelles. Sociologie et gestion des organisations et des institutions.