Nulle douleur comme ce corps

Harold Sonny Ladoo

Nulle douleur comme ce corps
Nulle douleur comme ce corps • Harold Sonny Ladoo • Traduit de l'anglais par Marie Flouriot et Stanley Péan • Éd. Les Allusifs, Montréal • 2006 • ISBN 2-922868-38-9 • 13.00 €
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Nous sommes en 1905, dans une île des Caraïbes, chez des Hindous venus travailler avec les Créoles dans les plantations de canne à sucre. Quatre enfants vivent avec leur mère, Manman, dans une paillote en pisé, au sol en terre battue, meublée de caisses à patates. On y boit l'eau de pluie, on y dort sur des sacs à riz, on s'y vêt de sacs à farine.

Au mois d'août, tout est noir et lugubre, le vent et la pluie pilonnent le monde, les nuages sombres se rapprochent de la terre, l'eau des rizières déborde des digues. Manman vaque à tous les travaux, les enfants traquent les têtards, quand soudain le père reparaît. Fou de haine, ivre de rhum, il essaie de noyer Manman dans une cuve à lessive, et pousse les enfants terrifiés à fuir dans la pluie froide, parmi les serpents d'eau ...

Doué d'un style pur et sans esbroufe, Harold Sonny Ladoo transpose la peur enfantine de l'anéantissement en une terreur primordiale venue du fond des âges, la terreur d'être dévoré par le monde, par le ciel et la terre. Ainsi, craignant d'être mangés par les chiens errants et les rats dans la maison des morts, par les fourmis rouges, les serpents, les scorpions et les araignées venimeuses, mais aussi par le Diable et les diablesses, par les mauvais esprits et les dieux aryens, et puis par Bondieu pourri dans le ciel, Manman et ses enfants, semblables à un tas de boue vivante sous des couches et des couches de noirceur, n'ont que la folie pour horizon ...

Né en 1945 à La Trinité (Caraïbes), Harold Sonny Ladoo a grandi dans une famille de paysans puis a émigré en 1968 au Canada, avec sa femme et deux enfants. Il mène alors une double vie, passant ses journées à écrire et étudier et ses nuits à travailler dans divers restaurants pour faire vivre sa famille. En 1972, House of Anansi Press publie son premier roman, No Pain Like This Body. Ceci vaut à Ladoo d'être immédiatement reconnu comme un nouveau talent littéraire. Il retourne à La Trinité en août 1973. Ce voyage se termine tragiquement quand, à la sortie d'un bar, il est assassiné brutalement.

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Compte-rendu de lecture

Grandiose et triste livre d'un auteur mort trop tôt comme un chien. Début du 20è siècle, dans une île à sucre anglophone de la Caraïbe, des enfants indiens s'étripent et se font étriper par leur père dans une saga de souffrance et de colère omniprésente, de rage de survivre et de s'accrocher. 

Noirceur de vivre sous le soleil féroce rythmée par l'eau de pluie, la rivière, les cris, les larmes. Enervement, agacement de ces petites gens écrasées par le malheur qui plantent le riz et souffrent l'alcoolisme intempestif d'un père bagarreur et mari incompétent, la violence des éléments, dans l'étroitesse du groupe humain.

Harold Sonny Ladoo n'y va pas de main morte. Il l'a connue, la douleur explosive, mal contenue du corps humain, du corps sociétal et celle évidemment qu'il porte dans son corps écœuré d'auteur. L'univers est en guerre contre l'homme, les éléments sont sans pitié. Vent, pluie, rizière en crue, désespérance aboyante, tout concourt à générer entre les personnages une archaïque douleur de vivre et une infantile phobie de l'écrasement - les bêtes, diables, dieux et bon dieu, sprits maléfiques étant aussi omniprésents dans ce vacarme.

C'est un aspect brûlant et méconnu de la folle épopée des descendants d'engagés indiens dans les plantations des Caraïbes, comme celle, brève et intense, d'Harold Sonny Ladoo. Né à Trinidad en 1945 il émigre au Canada où sa vie d'écrivain se double de celle d'un père qui lutte pour soutenir sa famille, mais il repart pour Trinidad où il meurt assassiné en 1973.

La part du témoignage et de l'autobiographie, de l'interrogation sur le parcours raccourci de l'artiste-peintre pèse dans le récit. Une carrière de romancier inachevée, brisée par le malheur... La vie de ces êtres sans avenir, abandonnés des Dieux... La simplicité du style sans complaisance pousse à fond la totalité dans l'abrupt abîme de l'épreuve de vivre, qui transparaît aussi dans celle de la traduction.

Jean-S. SAHAÏ
Sept. 2006.