Harmoniques

Reginald O. Crosley

Harmoniques

1960-1998, éd. Y.Saint-Gerard
Diffusion L'Harmattan
ISBN 2-913980-52-x, ISBN 2-7475-1114-6

"Reginald O. Crosley est l'un des premiers membres du groupe HAITI-LITTERAIRE, fondé à Port-au-Prince au début des années 60. Ses œuvres poétiques ont été révélées au public à partir de 1988. Comme les jeunes de l'époque, il a chanté l'Amour Fou avec le poème: QUE TU SOIS LA CHOSE IMMACULÉE. Son inspiration est aussi d'ordre philosophique et métaphysique.

Avec HARMONIQUES, il nous fait découvrir la splendeur des mondes de l'espace-temps, et de la dimension Éternité, à travers LES CHANDELIERS, LES HYMNES COSMOGONIQUES et LES CHANTS DU PŒNIX. Ce poète philosophe est aussi médecin pratiquant la médecine interne et la néphrologie aux Etats-Unis, à Baltimore, Maryland. Il a aussi publié aux U.S.A. un essai métaphysique intitulé The Vodou Quantum Leap (Le Vodou dans le monde des Quanta). Comme le dit St. John Kauss dans son introduction, suivons le poète dans "le panthéon du rêve aux colonnes d'onyx".

boule

Réginald O. Crosley,
poète et alchimiste du Verbe

par Saint-John Kauss

Je ne présente pas au public, par une simple préface, l'œuvre d'un si grand poète. Je ne fais que rendre hommage à un talent méconnu comme ce fut bien le cas des poètes Etzer Vilaire et Magloire Saint-Aude. Ce genre de reconnaissance tardive n'est pas le fait du simple hasard. L'œuvres "sacrée," mystérieuse ou mystique en général doit, semble-t-il, passer par les ténèbres avant d'accéder à la lumière des profanes qui ne sont pas toujours prêts à recevoir l'impact de l'inspiration d'une poésie non close, mais de l'intellect, voire d'un si haut degré d'expression mystique.

Mais depuis quand donc écrit Réginald O. Crosley? Dans une lettre datée du 12 Novembre 1998, le poète précisa "que (son) métier de poète a eu un long apprentissage qui avait commencé sur les bancs du vieux Lycée Pétion en cherchant l'excellence du classicisme et le perfectionnisme du Parnasse. L'harmonie des différentes métriques était devenue une seconde nature, facilitant les dislocations et innovations du vers libre. J'ai passé des années à étudier la musique et la peinture. Mon oncle Marcel Bichotte, célèbre saxophoniste du Jazz des Jeunes et professeur m'a enseigné la musique. Et en peinture, je fus l'élève de Cédor pendant quelque temps. J'ai tout abandonné pour entrer à la Faculté de Médecine. Cependant j'ai gardé la poésie. Voilà pourquoi souvent j'écris avec l'oeil du peintre et l'oreille du musicien. Certains de mes chants sont de grandes fresques picturales ou des compositions symphoniques." (Lettre à l'auteur. Mes archives).

Garder la poésie pour se maintenir en vie et pratiquer la médecine pour protéger la vie, garder la vie et redonner espoir, n'est-ce pas là l'essentiel d'une quête de l'harmonie entre ses pensées et ses actions que recherche Crosley? Harmonie des mots et des formes de la pensée retrouvée d'ailleurs dans Harmoniques, ce dernier né du poète. Si toute poésie véritable provient des profondeurs, c'est-à-dire "naît d'une certaine paix intérieure," le poème chez Crosley n'est autre que la sublimation de l'action provoquée dans la recherche de l'absolu. Absolu dans l'idée de la révélation du moi à l'autre, le Créateur divin. L'idée que la poésie est une forme de télépathie exercée par un ensemble d'individus possédant la faculté de créer et d'attirer vers soi la connaissance de la réalité ultime liée au néant, à l'infini, risque de révéler son pouvoir magique. Le poète est enfin l'homme chez qui une certaine faculté s'est grandement développée, augmentant ainsi des "zones entières de perception," enrichissant dès lors sa "vie mentale." Le poète est donc enchanteur de la transparence de l'au-delà.

Ainsi naît à mon avis la poésie des Harmoniques de Réginald O. Crosley avec ses quarante chants (Hymnes Cosmogoniques) et ses quarante-trois poèmes bien comptés, éparpillés, à travers les Préludes et Postludes, Les Chandeliers sans oublier l'infinitude du poème intitulé Que tu sois la Chose Immaculée. La première partie du recueil, Préludes, comprend dix-sept poèmes d'une luminosité reposante. C'est une prémisse à la lumière, et nos yeux éparpillés renvoient à la noirceur "l'éveil à la puissance de la beauté, de l'amour, du divin, de la poésie." C'est l'entrée dans "le panthéon du rêve aux colonnes d'onyx." Les six premiers poèmes des Préludes sont construits dans un mode classique, en alexandrins "avec césures, hémistiches et rimes." Certains titres viennent même du vocabulaire musical non pas par hasard, mais parce que "la musique joue un grand rôle dans l'induction de la transe poétique" chez Crosley. Des moments d'amour si légers, des paroles instantanées à couper le souffle à la personne aimée, que l'on peut partager avec lui, le poète. Lié au pied de la Muse pour chanter les anges, comme Rilke, ou pour changer sa femme en silice comme Paul Claudel, ou pour épouser les paumes de la grande poésie comme Valéry, il reste malgré tout au poète Crosley l'espoir que tout cet amour terrien se change en amour divin. Car le poète Crosley est un mystique chrétien.

La seconde partie, Les Chandeliers qui comprend douze poèmes, explique à raison l'enfance et la marche du poète. Sa marche vers l'absolu, sa rencontre avec "les grands transparents" les "supérieurs inconnus" qui régissent les destinées de l'univers. Sa marche vers l'illumination constatée déjà à vingt-quatre ans d'âge. Sa marche à la possession des mots et du pouvoir de recréer le monde de son choix, le monde de la mélancolie et du souvenir, le monde de la mer et des arcs-en-ciel d'été.

"Sur cette marche du temple
La mer se faisait enfance"
                              (La mer).

"Et la mer maternelle m'offrait des arcs-en-ciel"
                                  (La Vallée de Larmes).

La mer qui est la révélation de la force divine, unique site où tout se jette et où tout est également rejeté, la mer, ce vaste entonnoir plein d'eau et de vies, matrice de l'univers créé par Dieu lui-même, s'offrait à la fenaison des mots du poète dès son enfance. Et comme Adam, il contemple aujourd'hui son œuvre, la vie. La vie des mots de tous les jours, les mots de la "mémoire consciente ou subconsciente," les mots enivrés dans l'absolu du chaos cybernétique, les mots du poète-nabi qui ne fait grâce qu'aux grands mystères. Et:

"Le nouvel homme règne dans ses mystères enfantins."
                             (La Vallée de Larmes).

Il ne faut pas aller trop loin afin de comprendre ce que cherche le poète, "galérien des navires du bonheur," aux yeux de Réginald O. Crosley. Le poète est celui qui, inévitablement, représente le symbole de l'âme soupirante. Le poète recèle un certain pouvoir, le pouvoir d'imaginer et de relâcher du subconscient toutes les énergies capables de provoquer la réalisation d'images qui disent la vérité.

"Poète, usurier des sublimes énergies,
Brûle ta bouffarde bourrée de tabac inspirateur!
Broyeur des visions intérieures
Quêteur des regards au ciel mortuaire,
...
Amant des vagues d'effroi...
                             (Le Sens).

Le poète est celui qu'on confond avec l'éternité. Il est l'homme des grands mystères et quêteur d'espoir. Le poète est homme franc de l'amitié. Il est l'homme des grands espaces et mêlé à l'opération d'un jour nouveau. Le poète est maître de l'alchimie du Verbe et se doit d'être considéré comme tel.

N'ai-je pas raison d'affirmer que le poète est un mage, et que ce mage explore les dimensions inconnues de l'au-delà pour apporter le réconfort des mots et des images jusque là inédites au grand public? Le poète Crosley mystique et mage, n'aura plus à cacher ses filiations sibyllines et ses interrogations chaotiques vis à vis de la signification de l'Être suprême et de ses immanences. Ses vers "occultes" en disent long:

"Chers malheureux assiégés d'au-delà!
Béliers invétérés de la barrière cosmique,
Je connais le sentier étranger aux faîtes balistiques,
...
J'ai le mot de passe réclamé par les cerbères..."
                             (Le Sens).

Il faut savoir également maîtriser les mots aussi bien que les paraboles bibliques pour comprendre le poème chez Crosley. D'ailleurs, le poète cite souvent les saints noms de la Bible (Adam, Ève, Abraham, Esaïe, Abel, Christ, etc.), ainsi que les noms de certains lieux historiques et sacrés comme Golgotha, Gomorrhe, Jérusalem, Galilée, Mont-des-Oliviers, Tibet, Babylone. Chercherait-t-il la liaison divine sans passer par les "maisons célestes"? Caresserait-t-il l'idée de tout visiter jusqu'à la révélation du principe supérieur à la raison des hommes? Il faudra donc relire Hugo ( La Légende des Siècles ), Rimbaud ( Illuminations, Alchimie du Verbe ), Novalis (Hymne à la nuit), Dante ( La Divine Comédie ) et Jean-François Brierre (La Nuit ) pour satisfaire les besoins d'une poésie du sacré où le mysticisme s'unit au corps du Christ et part à la recherche du Grand Yahweh. Le poète Crosley, inspirateur des rêves d'enfance, illuminé qui boit la liberté au néant, aura beaucoup à s'acquitter de son tribut pour faire oublier sa flamme de l'Immanence. Si "la mort est l'abri de l'être" comme disait Heidegger, la poésie est en elle-même la "raison" de la conscience de l'être. L'être poétique a des angoisses considérables qui renvoient à la naissance, à la conception de l'être en général. Ce geste pertinent a son équivalent dans l'agressivité inconsciente de l'être à la recherche de lui-même, sinon à la recherche de l'Être Suprême.

Je suis jusqu'à aujourd'hui "soumis" à la lecture de ce merveilleux poème qu'est le Que Tu sois la Chose Immaculée. Long poème battant l'aile à traverser ce fleuve des mots. Unique passion du poète soudé à une femme aimée, la Gémellaire.

"J'aimais la Gémellaire
Au visage de chèvre penchée parmi les limbes.
J'étais des fougères du ciel dévonien
Brûlées par les Andes naissantes
Me revoici forêt primaire!"
                          (Que tu sois la Chose Immaculée).

De ce franc et long poème, j'ai retenu la marche à suivre du poète afin de décrire et d'honorer une femme qui lui est chère. Le poète Salomon (roi d'Israel) avait écrit ses Cantiques des Cantiques, large fresque d'amour hébraique. Le poète Jean Brierre publia La Nuit (1956) poème dédicacé à sa femme, et Roussan Camille Nedje (voir Assaut à la Nuit, 1940). Ces trois poèmes différents de par le thème traité, mais qui se rejoignent dans leur humanisme et l'amour voilé, mystique et primaire qui s'y dégage, aident à saisir l'être du poète et révèlent de quelle tradition poétique peut-il être. Long chant d'amour qu'est le Que tu sois la chose immaculée, dévorant le coeur de l'aimé, le poète. Tableau de l'amoureux qu'est Réginald O. Crosley, savourant la forêt et les fruits non défendus du paradis charnel. Monumentale fresque musicale où les mots servent d'octaves à la gamme poétique de l'être aimé. Forêt "vierge folle" de mots où l'ivresse des images recopie la vie, le "défi des infinis," et que dire des arbres défendus et du fruit de l'aimée. Que dire de la chose Immaculée perdue dans l'océan des songes:

"J'aimais la Gémellaire
Au visage de clarté
Et je secouais les troènes
Sur son diadème de Boyo"
                          (Que tu sois la Chose Immaculée).

La quatrième partie du livre, Les Hymnes Cosmogoniques qui comprend une quarantaine de chants, retrace la marche évolutive du Temps et de l'Espace. Du Chant I au Chant VI, la vision de la dimension Eternité, ainsi que celle de la Trinité et des Archétypes ont été poétiquement modelés par Crosley. Le Chant II en particulier présente le sacrifice de la Croix dans l'Eternité avant la création du temps. L'holocauste si l'on comprend bien, était fait pour pallier à tout malheur qui pourrait survenir dans l'Espace-Temps. Le Chant IV montre la dimension des séraphins et autres angéliques créatures. Arcane immémorial ce chant révèle que ce monde de grands êtres merveilleux est la première subdivision de l'Espace-Temps.

Du Chant VII au Chant XII on se soumet à l'apparition du cosmos et de son odyssée dans le devenir. En tant qu'émanence de l'être Immanent, le cosmos possède l'essence de l'existant qui est vie, pensée et mouvement. A ce niveau du devenir, l'évolution part des abstractions mathématiques pour arriver aux quatre forces fondamentales de l'espace primitif ou hyper-espace des physiciens contemporains, puis se poursuit dans le monde des quanta (ondes et particules). Il faut dès maintenant noter qu'à tous les échelons de la trajectoire évolutive, les entités présentent leurs hymnes à l'Immanence, et leur désir primordial est de retourner au sein de l'Immanence.

Le Chant XIII dévoile l'évolution de l'espace-temps en galaxies, étoiles, planètes. Ici encore persiste le même désir. Au Chant XIV se manifeste l'apparition de chaos dans l'espace, le tohu-bohu de la Genèse. Un chaos stochastique résultant de la révolution luciférienne. Le porte-lumière et sa cohorte sont condamnés à l'errance dans le cosmos. Le Chant XV présente la recréation d'un univers ordonné. Ceci correspond à la chronologie du premier chapitre de la Genèse hébraique.

Du Chant XVI au Chant XXXII résumons les multiples séquences de l'apparition de la vie biologique: formation (après la re-création) d'une planète paradisiaque, la terre, l'élue; apparition dans la trajectoire évolutive de l'entité ADN (acide desoxyribonucléique) qui va amener à la vie biologique, la vie ayant existé avant l'apparition du protoplasme (vie pré-biotique), telle est la pensée hylozoiste; montée des protistes (êtres à la fois animal et végétal) et recherche de la plénitude de l'Immanence; ébats de la vie dans le règne sous-marin et recherche inlassable de l'Immanence; apparition des grands monstres sous-marins et poursuite du sacré sens de l'Immanence.

L'Immanent primordial, bien entendu, reste le Dieu caché; les cataclysmes du cosmos sont aussi expressions de la quête de plénitude qui est l'Immanent; de plus les rébellions du monde angélique introduisent beaucoup plus de désordre dans les cataclysmes planétaires et sidéraux. La quête de l'absolu, de la plénitude gagne une nouvelle orientation et un avancement avec l'arrivée des pré-hominiens et hominiens; l'évolution vers l'Immanence se poursuit malgré l'interférence des grandes glaciations; la quête se poursuit à un degré supérieur avec l'apparition des chaînons qui ont précédé l'homme actuel; l'arrivée de l'Homo Sapiens, Adam et Eve en sont des archétypes. La trajectoire évolutive reçoit une chiquenaude spéciale de la part de la dimension éternité. Dieu intervient dans la courbe de l'évolution pour éclairer le chemin de l'espace-temps, car auparavant l'évolution était livrée à elle-même. Dieu intervient ici directement pour créer l'homme à son image et à sa ressemblance.

La rencontre avec l'Immanence, la plénitude, est de courte durée à cause d'un nouveau "chaos" provoqué par l'agent luciférien en incitant l'Homme à la rébellion, au péché originel, d'où vient la chute. Alors l'homme livré aux forces de la nature doit maintenir sa survie tout en rêvant de l'Âge d'or de son union avec l'Immanence.

Tous les chants qui suivent (du Chant XXXIII au Chant XL) montrent la même persistance chez l'homme dans la quête de l'absolu: la recherche de la plénitude de l'être chez les grands initiés de la terre, la quête de l'absolu dans toutes les civilisations et religions de la planète, y compris dans le vaudou. L'homme cherche l'évasif absolu dans la passion amoureuse et autres gloires. Dieu intervient outre mesure en introduisant la rédemption de l'homme par le sacrifice de la croix. Et la rédemption de l'homme c'est la rédemption de l'univers. Il ne faut pas oublier que le sacrifice de la croix s'était déjà fait dans l'éternité avant la création de l'espace-temps. Les disciples du Logos ou Christ se chargent de révéler ce grand secret immémorial à tous les hommes de la planète. Le voyant, le poète est l'héritier de cette quête absolue, de "l'angoisse des êtres aux mille visages," mais s'inquiète de l'indifférence des hommes. Le poète fait sien le rêve immémorial et aboutit face à face avec le Dieu caché. Dans sa voyance de poète il parle de ce Dieu comme Moise au sommet du Sinaï, ce Dieu qui créa l'homme à son image et à sa ressemblance.

Il est vrai que depuis Dante ou Novalis la poésie du sacré a eu ses lettres de noblesse. Mais en Haïti rares sont les poètes à traiter de ce thème avec autant de sagesse et d'éloquence que Crosley. Il y eut bien entendu Jean Brierre qui avec La Nuit (1956) "brosse un tableau pessimiste de l'humanité biblique d'Adam à Jésus." Mais ici il faut aussi admirer le mouvement du poème, son cortège d'images neuves aux accents de l'inconnu. Ici nous sommes dans les parages du paysage étoilé, planétaire et sidéral. La Genèse est, avec Crosley racontée ou mieux suggérée dans un art à la fois savant et limpide, chargée d'images neuves et belles! Le poète est en effet de toute humanité. La Genèse, dans la bible, premier livre d'alchimie à mon avis, est au mieux expliquée par un poète haïtien, R. O. Crosley, dans un élan de haute croyance, de grande franchise et de haute métaphysique. Par ce poème le poète rejoint la quête absolue des physiciens modernes et les archétypes dérivés des lois de la théorie du chaos, telle que la constante universelle de Feigenbaum, les fractales de Mendelbrot, et la totalité indivisible de David Bohm le célèbre physicien de la mécanique quantique.

Que l'amour passion du poète se métamorphose en amour mystique! Cet amour est alors tragique puisqu'il accouche dans la douleur et dans l'agressivité d'un être nouveau à la recherche de l'absolu. Le poète avec les Chants du Phoenix traduit l'ultime "révélation des mondes parallèles et des mystères, arcanes, connaissances cachées depuis la fondation du monde sur l'Être de l'Être, et le destin du temps par rapport à l'éternité." Poète des grands espaces où sommeille le visage des caciques retrouvés. Poète des longs périples, fanatique du grand Pan totalitaire et merveilleux. Poète du renoncement à la vie merdique, écrasante des hivers envahissants. Que le poème chez Crosley soit visage des masques dans la cité du souvenir. Que son poème soit le grand Tout, la pensée primordiale propre à la vie et à la rédemption de l'univers. Que ce poème, les Chants du Phoenix, incarne la puissance et la signification des dieux perdus: Caonabo de l'île maculée du sang des égorgés, Anacaona fine poétesse, amante des fleurs et des cigognes. Que l'amour passion de poète resplendisse en pause hiératique. Que la Guinée envoûteuse fasse sienne de ses rêves quisquéyens. Que le poète soit fidèle au rendez-vous du destin imaginaire!

La vision poétique de Réginald O. Crosley relève d'après ses écrits et poèmes, de sa philosophie de l'Immanence. Ainsi dans une lettre datée du 26 Octobre 1998, il déclara : "... mais l'origine de l'univers lui-même devrait sortir de l'Être primordial, l'Être incréé, qui n'est autre que le Yahweh du prophète hébreu.

"Contrairement à la notion du non-être ou néant de la philosophie hindoue, ou bien à la fluctuation ou tressaillement vibratoire de la physique quantique qui fait sortir du néant l'onde et la particule, la philosophie de l'Immanence montre que l'espace-temps est sorti de la dimension éternité. L'éternité étant cette dimension qui n'a pas de commencement, d'entropie et de fin, ou en d'autres termes a toujours existé... Le néant et le vide n'ont jamais existé. Le non-être n'a jamais existé.

"Ainsi l'Être primordial ou alpha est immanent à tous les existants. Tout ce qui existe dans l'univers ou hyper-espace provient de la nature de l'Être primordial, de l'essence de l'existence (Yahweh) qui par nature est vie, psychisme et mouvement. L'Être (Yahweh) est l'archétype éternel. Il est l'archétype de la dimension éternité." (Lettre à l'auteur. Mes archives).

Mais c'est un mystère qui est difficile d'appréhender et même de faire comprendre aux profanes d'un monde à trois dimensions que celui de l'Archétype de la dimension éternité et même celui du temps en perpétuel devenir. Effectivement les anciens philosophes et physiciens stipulaient que "la nature a horreur du vide" sans pour autant avancer correctement qui remplissait ce vide. De leur côté, certains occultistes pensent qu'il existe plusieurs cieux, donc plusieurs univers, tous occupés par des entités adaptées chacune à son environnement. Cette nature invisible, non perçue à la légère, laisse coi le non-initié à la chose métaphysique et renvoie à l'occulte plusieurs hypothèses aux allures intéressantes. Ainsi "l'homme est né bon" comme disait Rousseau, puisqu'il provient de l'essence même de Dieu. Mais que s'est-il passé après pour qu'il devienne le plus souvent un animal dégoûtant?

Dans la même lettre, le poète Crosley dans un élan d'illumination aurait voulu expliquer le mystère de la création du monde ainsi que celui de la rédemption de l'homme et du temps.

"La première manifestation existentielle qui va émaner de l'archétype Immanent (Yahweh) ce sera le temps ou l'espace-temps connu plus récemment avec Michio Kaku et Edward Witten sous le nom d'hyper-espace ou super-espace. C'était l'acte créateur, qui consiste à donner une autonomie, une liberté, une personnalité propre au temps et ses avatars. Ceci comporte une séparation, une cassure, un éloignement qui n'est pas sans douleur. C'est le tragique immanent dans la création. La révélation biblique indique que la tragédie de la croix a pris place dans l'éternité, avant la fondation du monde ou du temps. Le sacrifice du Logos (ou Christ) dans l'éternité était fait dans le dessein de rédemption du temps en cas de chute ou de transgression pouvant amener une séparation complète de la source de l'être. La séparation initiale était nécessaire pour permettre au temps d'évoluer, de se manifester à sa guise en créant des êtres qui seront toujours à l'image de l'Archétype éternel...

"A cause de l'entropie négative introduite dans le cosmos, l'Immanent a été obligé d'intervenir à un certain moment de l'évolution naturelle pour créer l'homme à son image et à sa ressemblance, permettant ainsi au temps de retrouver la direction vers la plénitude de l'éternité (Yahweh). L'homme eut aussi sa chute, permettant à l'entropie négative de reprendre le dessus. Mais l'holocauste de la croix produit avant la fondation du monde dans l'éternité et reproduit dans le temps à Golgotha permet le redressement de la situation en remettant le cap sur la trajectoire, vers l'éternité..." (Lettre à l'auteur. Mes archives).

Toute cette érudition dans une poésie écrite dans un lyrisme passionné qui ne rejoint que le temps des bonnes manières de l'art poétique. Toute cette philosophie pour nous prouver sa croyance en Dieu en tant que poète chrétien. Poèmes d'inspiration mystique qui n'ont comme préoccupation que, Dieu, la femme et l'amour des hommes. Poèmes qui constituent un testament poétique "testament (qui) débute par l'éveil à la puissance de la beauté, de l'amour, du divin, de la poésie, et se poursuit dans la recherche de la réalité ultime, et finit dans la révélation finale du mystique." L'œuvre entière fait peau neuve, traduit une certaine expansion de l'art dans l'espace sidéral et vers Dieu, et témoigne d'une curiosité néo-pythagoricienne, hylozoïste, vitaliste et immanentiste: d'où son nom Harmoniques. L'harmonie des nombres et des carrés magiques, l'harmonie des mots et des gestes du quotidien qui constitue l'étape initiale dans l'exploration de l'hyper-espace divin à la recherche de l'Archétype immanent, le Grand Yahweh.

Saint-John Kauss

boule

Mes Souvenirs d'Haïti Littéraire

par Réginald O. Crosley

Réginald O. Crosley

En décembre 1963, Haïti Littéraire s'était présenté au public par une sorte de manifeste sous la forme d'une petite anthologie de poèmes et par le truchement d'une interview des cinq premiers membres dans la revue Rond-Point. Ces cinq étaient les membres les plus connus d'alors, grâce à leur publication de livres ou de poèmes dans des journaux. Citons René Philoctète, Anthony Phelps, Roland Morisseau, Serge Legagneur et Villard Denis (Davertige). Les autres membres s'étaient manifestés par des extraits de poèmes inédits. Ce furent Jean Richard Laforêt, Janine Tavernier Louis, Raymond Philoctète, et moi-même, Reginald O. Crosley. Il y avait encore d'autres membres dont les noms n'étaient pas apparus dans le Rond Point, en particulier Jacqueline Baugé Rosier et Auguste Ténor. Aussi faisait parti du groupe Emile Ollivier, romancier, essayiste de grand talent, qui était la voix du groupe sur les ondes de Radio Cacique. Il savait dire d'une voix grave et sonore les poèmes des autres membres. Radio Cacique, qui a été créée par Anthony Phelps, sera plus tard détruite par les sbires du système dictatorial.

La division au sein du cénacle Haïti Littéraire venait du fait que les cinq grands coryphées provenaient d'un premier rassemblement connu sous le nom de Samba Littéraire. Et l'éminence grise de Samba était Anthony Phelps, qui sera le rédacteur de l'interview des cinq parue dans le Rond-Point. Il semble que les autres membres seront les satellites du noyau central venant de Samba.

Un an plus tard le groupe commencera à s'éparpiller à travers le monde, mais la pensée d'Haïti Littéraire restera avec eux dans leur diaspora. Moi qui fus considéré comme l'ermite du cénacle à cause de mon orientation métaphysique et de mes poèmes inédits, resterai fidèle à l'amitié et à la pensée du groupe.

Le mouvement diasporique d'Haïti Littéraire débuta avec le départ d'Anthony Phelps pour le Canada. Il sera suivi bientôt par Davertige (Villard Denis) pour les Etats-Unis et la France. Puis viendra l'exode de Serge Legagneur, Roland Morisseau et Jean Richard Laforest vers le Canada (Montréal), et moi-même pour New-York (USA) en vue de continuer ma spécialisation en Médecine Interne et Néphrologie. René Philoctète était resté en Haïti en tant que fondateur d'une école privée. Il devra par la suite participer avec Frank Etienne et Jean-Claude Fignolé au mouvement nommé Spiralisme. Le poète Auguste Ténor avait disparu, emprisonné par le régime dictatorial à cause de son prosélytisme socialiste.

Le groupe Haïti Littéraire n'avait pas présenté au public un manifeste à la façon du Mouvement Surréaliste en France avec André Breton, ou du Romantisme avec Victor Hugo, ni dans un ouvrage à la manière du Ainsi parla l'oncle de Jean Price-Mars qui fut à l'origine du mouvement Indigéniste et de la Négritude. Cependant à la manière du cénacle chrétien ou de la tradition péripatéticienne d'Aristote, les concepts de leur modernité étaient transmis par des discussions, des débats, des dialogues, critiques ou jugements d'œuvres lues par les compositeurs eux-mêmes. Le poète Auguste Ténor était la voix par excellence de la révolution du prolétariat. Il était l'engagement personnifié. La modernité iconoclaste trouvait ses champions chez Davertige, Legagneur, Phelps, Morisseau et moi-même avec notre opposition aux chemins rebattus de l'Indigénisme et de la Négritude sans pour autant renier notre Haïtianité ou Créolité. A l'instar du mouvement Surréaliste il y avait place dans le cénacle pour la pensée Marxiste avec son messianisme mais sans la coercition totalitaire. Il y avait place aussi pour les recherches oniriques, psychiatriques, pour les incursions dans le subconscient, les mondes mystiques, esotériques, philosophiques, et enfin pour les arts plastiques, la peinture, que Davertige (Villard Denis) fut le seul représentant du groupe à pratiquer. En fait il vivait de sa peinture. La métaphysique et le mysticisme trouvaient leurs "horribles travailleurs" chez Davertige et moi, pour reprendre le mot d'Arthur Rimbaud.

Ghislain Gouraige, célèbre critique Haïtien, dans un article du même numéro du Rond-Point a attiré l'attention sur le nouveau visage de la modernité manifesté chez les membres d'Haïti Littéraire. Son article intitulé "D'une jeune poésie à une autre" déplore l'attachement aux "anciennes ferveurs de 1946." Il se lamente "des vieilleries qui datent de trente ans au moins au nom de la poésie-message, de la poésie-arme de combat." Il reconnaît avec Alain Bosquet, célèbre critique Français, que Davertige était "peut-être le seul à avoir résolument brisé les moules désormais surannés, pour s'exprimer." En fait, Davertige n'était pas le seul à avoir brisé les carcans de la poésie-arme de combat. Serge Legagneur et moi-même étions sur les mêmes longueurs d'ondes à l'intérieur du cénacle avec nos poèmes inédits.

Il était clair que nous avions hérité des acquisitions de l'Indigénisme, de la Négritude, de l'ethnologie Afro-Haïtienne, en même temps que des univers du Surréalisme. Nous étions prêts à explorer toutes les avenues de ces mondes pour aller au-delà de leurs confins, vers d'autres réalités, et jusqu'à l'ultime réalité.

L'enfant terrible qu'était Davertige et le stylite que j'étais, étions prêts à naviguer dans les eaux tumultueuses de ces sphères. Davertige n'était pas seulement un forcené de l'amour fou, mais un voyant à la manière de Lautréamont et de Rimbaud. Ses obsessions métaphysiques interrogeaient toutes les religions, toutes les philosophies, toutes les métaphysiques, celle du Vodou incluse.

Anthony Phelps, plus âgé, plus distant, bien que très jeune, apparaissait comme un guru de la grande poésie. Serge Legagneur que j'avais connu sur les bancs du vieux Lycée comme un génie inquisiteur et mystérieux, gardera cette allure même dans l'amour fou de Textes Interdits et de ses autres œuvres à caractère sibyllin, hiéroglyphique.

Roland Morisseau, jovial, bon enfant, chaleureux, mais profond, était d'un abord facile et était aimé de tout le monde. Il est mort en poète qui a vécu l'ironie d'un monde construit en cadavre exquis. Il a eu des accents à la Eluard ou Aragon, des envolées socialistes et protestatrices comme dans son poème à la mémoire du lynchage d'Andy Griffith perpétré aux États-unis par les blancs au beau milieu du vingtième siècle. Mais les mondes étranges et surréels l'ont attiré aussi jusque dans La promeneuse au jasmin.

René Philoctète, le plus âgé après Phelps, aimait vaticiner en visionnaire dialectique. Son esprit cultivait la poésie, le théâtre, la nouvelle, et un langage de Créolité qui rappelle celui de Gouverneurs de la Rosée de Jacques Roumain. Il est mort en 1996 à Port-au-Prince.

Le cénacle se réunissait souvent chez Roland Morisseau ou chez René Philoctète, et parfois à la Galerie Brochète. La maison de Roland Morisseau à l'Avenue Muller était synonyme de sérail littéraire parce que les rencontres se faisaient le plus souvent dans cet endroit. On sortait souvent ensemble pour visiter d'autres salons qui cultivaient la littérature ou les arts plastiques. Notre moyen de transport était Pégasse, la vieille Jeep de Serge Legagneur, le poète féru de mécanique. On fumait beaucoup. On buvait beaucoup aussi. Moi, l'ermite, je voulais rester sobre même lorsqu'on célébrait chez Villard Denis son apogée dans le journal Le Monde avec l'article d'Alain Bosquet. J'étais une sorte d'énigme pour Davertige dans ce sens, parce qu'il ne pouvait pas comprendre, disait-il, un poète qui ne boit pas! On me taquinait souvent mais on respectait mes tabous venant d'une éthique protestante.

Le premier membre mort, victime de la dictature féodale, fut Auguste Ténor, qui avait publié deux recueils de poésie avant d'être arrêté et incarcéré au Palais National puis au Fort Dimanche. Il s'était livré aux hommes du dictateur en insistant à faire une interview au Palais National même pour un reportage. On l'a laissé mourir d'une dysenterie, à la Bastille de Port-au-Prince nommée Fort Dimanche.

En dehors des critiques et des débats sur nos propres œuvres, on discutait aussi de nouveaux ouvrages venus de France ou d'ailleurs. La liste comportait philosophie, métaphysique, politique, roman, nouvelle, théâtre, etc. L'atmosphère était d'emblée multidisciplinaire et favorisait les incursions ou recherches dans les aspects pluridimensionnels de l'être.

L'un des débats les plus orageux du groupe concernait l'existence de la littérature haïtienne elle-même. Les opinions étaient partagées d'une façon radicale. Davertige, Serge Legagneur et Anthony Phelps maintenaient que la littérature haïtienne n'existait pas parce qu'elle n'était pas d'inspiration universelle. Roland Morisseau, René Philoctète et moi-même nous maintenions qu'il existait des centaines d'œuvres littéraires pour établir la réalité d'une littérature vraiment haïtienne. Cette dernière position était pour moi la plus conforme parce qu'elle s'écartait du réductionnisme étroit de l'universalisme. La position univoque de Davertige ne tenait pas compte de la dialectique de l'existence. Il y avait une contradiction interne dans le terme universalisme qui s'opposait à l'identité haïtienne. C'était une autre forme d'aliénation nationale.

La littérature haïtienne c'est avant tout une "expérience haïtienne," et elle reflète tous les aspects de la vie de l'homme haïtien. Son expérience dans son ethnicité est l'expérience de l'homme universel en situation. Sa voix, son écriture, son indigénisme, sa négritude constituent des variantes de l'homme universel. Sa littérature complète la littérature universelle de l'homme, homo sapiens sapiens. Elle introduit sa voix dans le concert de l'homme.

C'était une idée paranoïaque de la part de mes confrères du cénacle de croire que la littérature haïtienne va commencer avec eux. "Avant nous c'était le néant," disaient certains d'entre eux.

La théorie chaoticiste contemporaine nous a révélé la "fractalisation" de l'espèce humaine, qui comme un "attracteur étrange" voit ses propriétés, ses arabesques, ses archétypes se répéter dans toutes les cultures humaines avec des variantes audacieuses qui maintiennent malgré tout la Constante Universelle de Feigenbaum. C'est un nouveau visage de la dialectique traditionnelle.

Je conçois bien que dans leur opposition au régime dictatorial qui était l'indigénisme au pouvoir, ils refusaient de marcher dans les sentiers rebattus, mais aller jusqu'à dénier l'existence d'une vraie littérature haïtienne sous prétexte d'universalisme, c'était faire preuve de chauvinisme intellectuel. De plus il était nécessaire de sortir du bourbier de l'imitation servile des écoles d'outre-mer. Anthony Phelps avait raison de voir en Etzaire Vilaire un Musset haïtien, bien que son œuvre présente une portée universelle. Il était aussi important de se libérer des carcans de la négritude et de l'indigénisme. Et comme l'a montré René Depestre dans Bonjour et adieu à la Négritude, il ne s'agissait pas de renier les acquisitions des anciens, ou de refuser leur Haïtianité, ou de dénier la production d'une littérature vraiment autochtone, mais il était péremptoire d'aller de l'avant, de continuer la trajectoire de l'évolution dans l'esprit de la modernité qui est en fait perpétuel questionnement et renouvellement.

L'ironie de la querelle montre que dans leurs œuvres, Davertige et Phelps ont profité de l'enrichissement de l'ethnographie africaine et haïtienne apporté par l'indigénisme. Anthony Phelps à un certain moment dans sa vie parlait d'une "poésie mambo." Il est surtout connu par les Haïtiens à travers ses vers dans Mon pays que voici. Les premières œuvres de ces coryphées d'Haïti Littéraire étaient publiées dans la Collection Samba, et les émissions littéraires des dimanches se faisaient à Radio Cacique. Notez la forte influence amérindienne dans le choix des mots Samba et Cacique.

Davertige lui-même avait dans ses tiroirs des poèmes inédits intitulés Natif-Natal. Dans la métaphysique de Davertige, l'ontologie vodouesque trouve une place prépondérante à côté du Christianisme dans les pages de Idem. Le poète le plus irréductible du groupe était mon copain Serge Legagneur, qui se refusait tout vocable reminiscent du status quo indigéniste. Ses titres laconiques, lapidaires évitent toute confusion. Citons Vendredi, Pas, Chiffres, Urinaires et Glyphes.

En toute justice nous devons reconnaître que le groupe tout entier se lançait à la création d'une littérature universelle tout en gardant leur Haïtianité ou Créolité. Tous ils rêvaient de libération totale, d'harmonie universelle, de fraternité humaine. Tout en fuyant comme la peste la poésie-message, ils avaient néanmoins beaucoup de poèmes d'inspiration revendicatrice ou engagée. Il y en a plusieurs dans Idem de Davertige. René Philocète avait Saison des hommes, Tambours du soleil. Roland Morisseau avait La terre est prometteuse, et Anthony Phelps a produit Eté.

Les grands vents du Surréalisme avaient soufflé sur leur île ensoleillée. Et le premier cyclone ressenti fut celui de l'Amour Fou. Certains jouissaient de l'extase psychédélique de l'amour, tels que Morisseau avec Cinq poèmes de reconnaissance, Germination d'espoir; René Philoctète avec Margha; Phelps avec Les poèmes impairs de la poupée miraculeuse. D'autres souffraient des affres de la passion douloureuse. Davertige parle d'une Virginia, Legagneur de Tanouchka, et moi-même de La Chose Immaculée.

Le mouvement surréaliste avait étendu ses aires sur le globe tout entier. La poursuite de la surréalité trouvait son écho dans la recherche de cette littérature universelle qui était la Toison d'or des coryphées et des satellites. Ensemble ils écrivaient des Cadavres exquis, comme pour suivre l'injonction d'André Breton qui prêchait que la poésie doit être faite par tous. Mais Serge Legagneur avait quelque chose d'un pré-socratique lorsqu'il disait, "Qu'on le veuille ou pas, l'art est un domaine où seuls pénètrent les initiés, un domaine tabou, mais sacré." Cette attitude posait quelque problèmes, même pour certains membres du sérail, car Anthony Phelps lui même reprochait à Legagneur et à Davertige d'être parfois trop hermétique. Une littérature à portée universelle, semblait-il, ne devrait pas être trop sibylline.

De mon côté l'attitude devrait rester pluraliste, car de la surréalité j'allais en avant vers l'ultime réalité. Ma vocation de poète était de pénétrer dans les dimensions inconnues pour rapporter au monde, au lecteur, les manifestations, les panoramas, les visions, les vocables, les extases des univers étranges. Ma quête englobait le kaléidoscope du monde ordinaire et des univers parallèles.

La poésie se révélait expression de la Totalité Indivisible (The Unbroken Wholeness) du physicien David Bohm, ou l'unité indivisible de l'être. Ma philosophie de l'Immanence traduisait une constante universelle explicitée après nous dans les dernières décades du 20ème siècle par les créateurs de la Théorie du Chaos, en particulier par Mitchell Feigenbaum, sous forme d'une loi-archétype, celle de l'auto-similarité en échelon, en cascade, ou en gammes d'existants. A travers mes Hymnes Cosmogoniques, l'on revit l'auto-similarité du macrocosme au microcosme.

Pour certains d'entre nous, le cénacle paraissait être un analogue de l'ordre des Pythagoriciens. Arrivés à l'illumination ils vaticinaient. Leur verbe était création dans le sens du Fiat de la Genèse hébraïque. La poésie était une porte d'entrée dans les univers multiples qui fourmillent à partir du subconscient. L'expression poétique globale traduisait les manifestations de l'être dans le monde ordinaire de même que dans le monde du super-espace ou hyper-espace.

Ainsi on n'est plus coincé, garrotté par le monde à trois-dimensions d'Euclide et Newton, comme dans la poésie-message. Il y avait libération et on voyageait à travers les dimensions étrangères, telles que l'espace-temps d'Albert Einstein, les entonnoirs d'ombres, les étangs de feu, les abysses ténébreux, qui sont des variantes du Black Hole (trou noir) de Stephen Hawking et Roger Penrose. Désormais on pouvait pénétrer dans les univers multiples de Graham-Dewitt, les mondes vibratoires du Superstring (super-fibre), en favorisant le rêve d'un Anthonly Phelps qui voulait d'une "poésie vibratoire." Dans la transe poétique nous pouvions contempler les panoramas de la Grande Théorie Unifiée rêvée par Albert Einstein et Edward Witten.

Dans cette fin du 20ème siècle, à l'aube d'un nouveau millénium, la poésie moderne, de même que la science moderne, est en train de revivre la quête absolue, le rêve immémorial des mystiques, des shamans vodouistes ou buddhistes, des esotériques et des philosophes.

J'ai gardé le silence pendant longtemps. J'ai écouté avec attention le concert des coryphées fondateurs et des satellites glorifiés qui ont publié leurs œuvres à travers le monde. Notre universalisme a précédé la spiritualité du Nouvel Age (New Age). Maintenant que le monde a trouvé un regain de mysticisme et d'illumination, il est bien temps de parler, de rompre le silence du stylite. Je serai, peut-être l'un des chantres de l'Âge de l'Aquarius.

J'ai eu souvent la nostalgie du bon vieux temps où je fréquentais l'atelier de peinture de Davertige à Port-au-Prince. J'ai eu plus de dialogue mystique, esotérique avec Davertige qu'avec Serge Legagneur. Il habitait à un bloc de ma maison, et nous passion des heures à discuter de la Grande Poésie. Et quand j'étais crucifié par l'amour fou de La Chose Immaculée, il était là pour me donner du courage, car il avait connu les mêmes tortures avec la fille qui "avait des yeux d'outre-mer," Virginia d'Omabarigore.

Davertige avait une bibliothèque riche en livres de littérature moderne, philosophique, théologique et mystique. Il cherchait sa voie éperdument. C'était là le dynamisme de son génie. En 1964 il m'avait posé la question suivante: "Crosley, dans quelle direction cherches-tu ta voie?" J'ai répondu, "Villard, j'ai déjà trouvé ma voie!"

"Comment se peut-il que tu aies trouvé ta voie? Ce n'est pas possible! Quel est ton secret?

Je suis en train d'écrire Les Hymnes Cosmogoniques. Ce seront mes 'Vers dorés.'"

Davertige, parait-il, s'attardait dans l'univers parallèle de l'Amour Fou, son amour mystique avec la femme déifiée. Bien qu'il profitait de l'ubiquité de son esprit pour scruter les autres tunnels du temps, il passait plus de moments dans la contemplation de la femme de rêve. Ceci était légitime à cet âge. Il avait 23 ans et j'étais beaucoup plus âgé de quatre ans. J'avais complété mes études médicales et me préparais à entrer dans l'internat à l'Hôpital Universitaire de Port-au-Prince. "Vous serez le médecin par excellence," me disait-il dans une vision holistique. En fait ma pensée avait éliminé les dichotomies, les oppositions entre la science et la religion, entre la raison et l'intuition. Pour moi la voie royale du poète était la poursuite de l'ultime réalité, la fusion avec l'éternité, la métamorphose du temps en éternité. Les Hymnes Cosmogoniques étaient l'union mystique de l'espace-temps avec la dimension de l'Être incréé. Le public parait-il n'était pas prêt pour ce genre d'écriture.

En fait avec Idem et Les Hymnes Cosmogoniques, Davertige et moi, nous avions donné notre "Chant du Cygne" dans cette décade d'alors. Davertige s'est tu après s'être enfermé dans une surréalité. Il est devenu un stylite. Je me suis tu comme Rimbaud en abordant le Harrar de la pratique médicale aux États-unis.

De plus, du point de vue de la littérature de langue française ce fut l'isolement complet chez les Anglophones. Au début c'était un exil volontiers en vue de la spécialisation médicale. Mais plus tard l'exil devenait obligatoire à cause de mes accointances avec les opposants du système dictatorial. On ajouta mon nom sur la liste noire. Et je devins un exilarche. J'ai repris la chlamyde du reclus. Pendant ce temps ma curiosité néo-pythagoricienne, hylozoïste, vitaliste et immanentiste s'aventurait dans l'exploration de l'hyper-espace. C'est ainsi que j'ai fini par écrire dans la langue de Shakespeare The Vodou Quantum Leap. Cependant le stylite en moi ayant accompli ses vœux de silence, a été octroyé une nouvelle naissance. Je suis revenu à la poésie avec Les chants du phoenix.

Réginald O. Crosley