Coloniser
Exterminer
Sur la guerre et l'État colonial

Olivier Le Cour Grandmaison

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Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l'État colonial

Librairie Arthème Fayard. 2005. ISBN 2-213-62316-3, 22 €

Quelles furent les spécificités des conflits coloniaux engagés par la France en Afrique du Nord et ailleurs? Que nous apprennent les méthodes singulières – enfumades, massacres de prisonniers et de civils, razzias, destructions de cultures et de villages – couramment employées par les militaires français sur la nature de la guerre conduite pour pacifier l’ancienne Régence d’Alger? Pourquoi de nombreuses mesures racistes et discriminatoires ont-elles été élaborées puis appliquées au cours de la conquête et de la colonisation de l’Algérie? Comment furent-elles codifiées sous la Troisième République puis étendues aux nouveaux territoires de l’empire tels que l’Indochine, la Nouvelle-Calédonie et l’Afrique-Occidentale française?

Telles sont quelques-unes des questions auxquelles cet ouvrage entend répondre. En effet, la conquête puis la colonisation difficiles et meurtrières de l’Algérie doivent être considérées comme une sorte de vaste laboratoire au sein duquel des concepts – ceux de «races inférieures», de «vie sans valeur» et d’«espace vital», promis à l’avenir et aux usages que l’on sait – furent forgés. De même, on découvre les origines de nouvelles techniques répressives – l’internement administratif et la responsabilité collective notamment – qui, avec le Code de l’indigénat adopté en 1881, firent de l’Etat colonial un état d’exception permanent. Plus tard, l’internement fut même importé en métropole pour s’appliquer, à la fin des années 1930, aux étrangers d’abord, aux communistes ensuite puis aux Juifs après l’arrivée de Pétain au pouvoir.

S’appuyant sur quantité de documents peu connus voire oubliés, sur la littérature aussi, cette étude originale et dédisciplinarisée éclaire d’un jour nouveau les particularités du dernier conflit qui s’est déroulé entre 1954 et 1962, mais aussi les violences extrêmes et les guerres totales qui ont ravagé le Vieux Continent au cours du xxe siècle.

Olivier Le Cour Grandmaison enseigne les sciences politiques et la philosophie politique à l’Université. Il a notamment publié Les Citoyennetés en Révolution (1789-1794) (PUF, 1992), Le 17 octobre 1961: un crime d’Etat à Paris (collectif, La Dispute, 2001), et Haine(s). Philosophie et Politique (PUF, 2002).

Table des matières

INTRODUCTION (7)
L'Algérie: «une question de salut public et d'honneur national», (7)
Sur la guerre et l'État colonial (17)
Contre l'enfermement chronologique et disciplinaire (22)

CHAPITRE PREMIER. - DES «ARABES» (29)
Paresse, domination de la nature et sélection des races (29)
«L'Arabe est toujours semblable à lui-même» (30)
Piraterie, «hordes arabes» et «belle race berbère» (34)
Remarque 1
Engels et Marx: le colonialisme au service de l'«Histoire» universelle, (40)
Paresse, agriculture et cheptellisation des hommes (52)
Sexualité, perversions et hygiène raciale (60)
De la dépravation masculine (61)
De la débauche féminine et de ses effets (72)
«Contagion arabe» et santé publique (76)
Sauvages et barbares: animalisation et bestialisation (81)
Petit portrait du Noir en «animal domestique» (82)
Barbares, islam et guerre des civilisations (85)
L'«Arabe»: une «bête féroce» (89)

CHAPITRE 2. - GUERRE AUX «ARABES» ET GUERRE DES RACES. (95)
De la guerre aux «Arabes» (95)
Tocqueville et la guerre de conquête (98)
«On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main», (100)
Pacifier, coloniser et refouler (108)
De la militarisation de la société coloniale, (108)
De la dissolution de l'«élément arabe», (111)
De la guerre des races (114)
Sur l'anéantissement des «Arabes» (114)
Faire mourir pour faire vivre: extermination, génocide et espace vital (119v
«Des races humaines [...] vouées à la destruction», (120)
«Que l'inférieur soit sacrifié au supérieur», (124)
Le «berceau trop étroit» des peuples européens, (132)

CHAPITRE 3. - DE LA GUERRE COLONIALE (137)
Massacrer, ruiner, terroriser (138)
Sur les enfumades (138)
Des tueries ordonnées et modernes, (140)
Une histoire apologétique, (143)
Razzias et destructions (146)
«J'ai laissé sur mon passage un vaste incendie», (147)
Tortures, mutilations, profanations (152)
Supplicier les vivants, (153)
Outrager les morts, (156)
Remarque 2
Violences et dévastations coloniales: notes sur Au cour des ténèbres, de J. Conrad, (161)
Cimetières et «déchets» humains, (168)
Une guerre totale (173)
Guerre conventionnelle et guerre coloniale (173)
Des conflits réglés, 174
«La guerre» d'Algérie «est tout exceptionnelle», (178)
Colonisation, dépopulation et «brutalisation» (188)
De la «diminution de nos Arabes», (188)
«L'extermination est le procédé le plus élémentaire de la colonisation», (190)

CHAPITRE IV. - L'ÉTAT COLONIAL: UN ÉTAT D'EXCEPTION PERMANENT (201)
«Pouvoir du sabre» ou pouvoir civil (201)
Du «pouvoir du sabre» (204)
L'internement administratif: histoire et diffusion d'une technique répressive, (207)
La responsabilité collective: de la colonie à la terreur totalitaire, (214)
Le séquestre: une spoliation légale, (219)
De la dictature en Algérie (223)
Urgence et pleins pouvoirs, 224)
Bureaux arabes et pouvoir en réseau, (225)
«Race victorieuse» et «race vaincue», (228)
Du pouvoir civil (233)
«La force pour les Arabes, le droit pour les colons», (234
Institutions communales et colonisation, (239)
Sur le Code de l'indigénat (247)
Vae victis (248)
«Une monstruosité juridique», (249)
Assujettissement, discriminations, ségrégation (252)
Des infractions «toutes spéciales», (253)
Remarque 3
De la condition des colonisés au(x) statut(s) des Juifs sous Vichy, (262)

CHAPITRE V. - LA «COLONIALE» CONTRE LA «SOCIALE» (277)
Des barbares de l'intérieur (278)
Du «racisme de classe» (281)
L'«émeute»: «ce monstre désorganisateur» (287)
L'«Algérie»: «une question de sécurité sociale» (292)
Anéantir les «révolutions» ( 293)
Déportations et épuration (295)
Droit au travail et colonisation (302)
Juin 1848 : sus aux «Bédouins de la métropole» (308)
Les «Africains» au secours de l'ordre (309)
De la guerre coloniale à la guerre civile (314)
CONCLUSION (335)
INDEX DES NOMS DE PERSONNES (345)
INDEX THÉMATIQUE. (355)

Extrait :

Introduction

«La conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d'une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand on la regarde de près.» - J. CONRAD (1902).

«Ce contre quoi je réagis est cette rupture qui existe entre l'histoire sociale et l'histoire des idées. Les historiens des sociétés sont censés décrire la manière dont les gens agissent sans penser, et les historiens des idées, la manière dont des gens pensent sans agir.» - M. FOUCAULT (1988).

L'Algérie : «une question de salut public et d'honneur national»

Lundi 24 mai 1847, Assemblée nationale. «La domination paisible et la colonisation rapide de l'Algérie sont assurément les deux plus grands intérêts que la France ait aujourd'hui dans le monde; ils sont grands en eux-mêmes, et par le rapport direct et nécessaire qu'ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe, l'ordre de nos finances, la vie d'une partie de nos concitoyens, notre honneur national, sont ici engagés de la manière la plus formidable», affirme un député déjà célèbre et qui le demeure aujourd'hui. Dès 1828, il s'est prononcé en faveur d'une expédition militaire contre la Régence d'Alger et, quelques années plus tard, pour «la colonisation partielle et la domination totale» de cette dernière. Comment atteindre ces deux objectifs? La réponse de ce représentant est claire. Aux quelques philanthropes qui s'émeuvent des méthodes employées par l'armée, il rétorque: «J'ai souvent entendu [...] des hommes que je respecte, mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. [...] On ne détruira la puissance d'Abd el-Kader qu'en rendant la position des tribus qui adhèrent à lui tellement insupportable qu'elles l'abandonnent. Ceci est une vérité évidente. Il faut s'y conformer ou abandonner la partie. Pour moi, je pense que tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n'excepte que ceux que l'humanité et le droit des nations réprouvent.» Quels sont donc ces moyens réputés conformes aux sensibilités de saison et au jus belli? Le premier est l'«interdiction du commerce»; le second, le «ravage du pays». Et, pour conclure, cette personnalité, alors membre de l'Académie des sciences morales et politiques, et qui deviendra ministre des Affaires étrangères de la Deuxième République, ajoute: «Je crois de la plus haute importance de ne laisser subsister ou s'élever aucune ville dans les domaines d'Abd el-Kader» et de «détruire tout ce qui ressemble à une agrégation permanente de population1».

Longuement reproduits à dessein pour ne pas laisser croire que nous aurions été abusé par quelques citations trouvées à la hâte dans des textes mineurs, ces passages n'ont pas pour auteur un député extrémiste et marginal s'exprimant dans un journal local et confidentiel. Au contraire, beaucoup de ses contemporains, les nôtres plus encore, tiennent ce parlementaire-écrivain renommé pour un modèle de tempérance qui n'a cessé de plaider, dit-on, en faveur de l'égalité et des libertés politiques, en un mot, pour la démocratie. Celui qui défend ces positions, c'est donc Alexis de Tocqueville, dans un rapport officiel présenté à l'Assemblée nationale en 1847, et dans un opuscule auquel il accordait la plus grande importance. Membre de la commission parlementaire chargée d'examiner deux projets de loi portant sur la colonisation de cette contrée, Tocqueville fut désigné comme rapporteur par ses pairs en raison, notamment, de sa bonne connaissance de la région. Auréolé du prestige consécutif à la publication de La Démocratie en Amérique, connu pour ses écrits sur la réforme du système pénitentiaire, tenu enfin pour un spécialiste avisé des affaires étrangères et de la question algérienne, Tocqueville est un homme politique influent. D'autant plus qu'en 1847 il n'intervient pas à titre personnel, mais au nom d'une commission ad hoc dont les conclusions ont été entendues par le gouvernement2.

Au moment où le député de Valognes rédige ces lignes qui disent, de façon exemplaire et insistante, l'importance de l'Algérie pour la métropole, peu de ses collègues contestent la nécessité de coloniser ce territoire. En s'exprimant de la sorte, il sait avoir le soutien de la plupart des membres de l'Assemblée nationale, et c'est en porte-parole de cette majorité jugée par lui trop silencieuse qu'il se présente pour mieux défendre les orientations de ses pairs. «De l'avis de tout le monde, pris isolément, un à un, sur ces bancs », il s'agit, comme il l'a déclaré quelques mois plus tôt, de «la plus grande affaire du pays, qui l'atteint dans son présent, qui le menace dans son avenir, qui, en un mot, est [...] à la tête de tous les intérêts que la France a dans le monde3». Déjà, la question algérienne transcende maints clivages partisans et autorise parfois des accords improbables au regard des confrontations qui divisent habituellement les élus et les responsables de ces temps. Ainsi verra-t-on le maréchal Bugeaud et l'ancien ministre socialiste Louis Blanc, par exemple, farouches adversaires que tout oppose sur le terrain de la politique intérieure, défendre des projets de colonisation voisins en 1848, et le premier approuver le second. Magie des «intérêts supérieurs» du pays.

Les analyses de Tocqueville sont courantes; de même les propositions concrètes qu'il a faites pour réduire les résistances des populations «indigènes» et anéantir la puissance d'Abd el-Kader, leur chef principal. La lecture des textes et des discours de cette époque révèle, quelle que soit leur nature, une véritable passion collective pour l'ancienne Régence partagée par des élus, des militaires, des écrivains et des réformateurs venus de tous les horizons politiques. Ils ne sont pas les seuls; l'«opinion publique» elle-même, après avoir été «exaltée» par la révolution de 1830, s'est enthousiasmée pour la «conquête d'Alger», soutient Buret. «Coloniste» ardent, lui aussi est convaincu que l'«Afrique» est «une question de salut public et d'honneur national». Quant à la «guerre» menée outre-Méditerranée, il la conçoit comme une «chasse furieuse» exigeant de recourir à des moyens singuliers comparés à ceux employés à la même époque dans les conflits conventionnels qui se déroulent en Europe. C'est pourquoi il approuve les razzias, qui permettent d'«attaquer énergiquement l'ennemi» dans ses intérêts agricoles et de «lui rendre ainsi l'existence [...] malheureuse, jusqu'à ce qu'il reconnaisse notre force et se soumette». Ce sont là les «conditions du succès dans la guerre d'Afrique4», affirme Buret, qui salue l'action du général Bugeaud depuis qu'il est devenu gouverneur général de l'Algérie en décembre 1840.

Qu'est-ce qui fonde ces convictions si bien partagées, comme le constate Tocqueville, qui déplore cependant que le gouvernement n'accorde pas toute l'attention nécessaire à la mise en valeur de l'ancienne Régence? Pourquoi cette colonie est-elle placée au cour d'enjeux divers, que les contemporains estiment à ce point décisifs qu'il y va du sort même du pays? Que ce dernier parvienne à ses fins en Afrique, et son redressement adviendra; qu'il échoue, laisse entendre Tocqueville comme beaucoup d'autres avant et après lui, et le pire est à craindre sur le plan international comme sur le front intérieur. Classique rhétorique destinée, par la dramatisation volontaire des questions débattues, à arracher des décisions conformes aux souhaits du rapporteur et de la commission au nom de laquelle il s'exprime? Sans doute, mais cela ne saurait occulter des réalités plus fondamentales. Multiples, et parfois lointaines, sont les causes de ces analyses que soutiennent, implicitement ici, d'abord l'histoire des colonies françaises, ensuite l'actualité de la rivalité avec la Grande-Bretagne - laquelle, lancée depuis longtemps dans une course victorieuse à l'empire, domine en Inde, au Cap, au Natal et en Australie -, enfin de graves inquiétudes nourries par la situation économique, sociale et politique du pays.

Relativement à la première question, c'est le traité de Paris qui est dénoncé. Signé en 1763 pour mettre fin à la guerre de Sept Ans qui avait opposé l'Angleterre et la France, il eut pour conséquence la disparition des territoires les plus importants de l'empire à la suite de la défaite des armées de Louis XV. Du Canada, de la Louisiane, de la côte orientale de l'Inde en passant par le Sénégal, il ne restait rien, ou presque. La victoire de la Grande-Bretagne était complète; au siècle suivant, elle lui assura d'immenses avantages militaires, maritimes et commerciaux qui lui permirent de poursuivre son irrésistible expansion. 1763? Date maudite et humiliation nationale réputées avoir ouvert une longue période de décadence - au xixe siècle, le mot est sur bien des lèvres et sous bien des plumes pour dire la situation de la France en Europe et ailleurs - dont les effets se font toujours durement sentir.

Cent deux ans plus tard, Prévost-Paradol y voit encore l'origine du déclin français qui a permis à la «race anglo-saxonne» de prendre «possession du globe habitable» alors que la France, consumée par les «guerres civiles» et étrangères, piétinait «dans les boues de la vieille Europe et dans [son] propre sang5». D'un côté, une expansion jamais véritablement contrariée qui a fait de l'Angleterre une puissance à nulle autre pareille. De l'autre, une régression mortifère nourrie des revers essuyés sur la scène internationale, lesquels ont favorisé de violents conflits intérieurs qui ont exténué le pays de la Révolution. La comparaison de ces situations éclaire les destins contrastés des deux États et le développement d'un puissant sentiment d'infériorité, qui confine au complexé, chez les Français de cette époque. Ces derniers, vivant dans l'ombre permanente de ce royaume d'outre-Manche, dynamique et conquérant, qui ne cesse de leur renvoyer l'image d'un peuple de colonisateurs obstinés, se jugent velléitaires, «habitués» qu'ils sont «à laisser tomber le fruit de leur bouche, après y avoir mordu6», comme on le lit à l'article «Colonie» du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. Cette critique, qui est aussi une complainte, est courante, et elle est répétée dans de nombreux écrits où s'exprime une amertume envieuse pour cette Albion dont les récents succès en Inde ont laissé les contemporains stupéfaits et plus inquiets encore.

C'est à l'aune de ce passé, très présent dans la mémoire des hommes de ces temps, et de l'actualité qu'ils apprécient la deuxième question et déplorent les lenteurs, dénoncées comme des atermoiements coupables, de la monarchie de Juillet à coloniser l'Algérie au moment même où la Grande-Bretagne poursuit inlassablement ses conquêtes. L'histoire multiséculaire de la rivalité entre les deux nations aide à comprendre l'extrême importance accordée à la prise d'Alger en 1830. Pour beaucoup, elle fut pensée comme le début d'une renaissance depuis longtemps souhaitée, hélas trop souvent différée, qui devait permettre à la France d'atteindre plusieurs objectifs distincts mais liés: poser en Afrique du Nord les fondements nécessaires à la reconstruction d'un empire colonial, recouvrer ainsi une autorité politique et militaire sur le Vieux Continent face à une Grande-Bretagne insolente de puissance, et faire de la Méditerranée centrale, cette «mer politique7» par excellence où se joue en partie le destin du pays, un «lac français».

Les contemporains, certains d'entre eux du moins, étaient conscients d'être les témoins, et parfois les acteurs, d'une période caractérisée par le triomphe de la «race européenne» sur «toutes les autres races». «II se fait de nos jours quelque chose de plus vaste, de plus extraordinaire que l'établissement de l'empire romain; c'est l'asservissement des quatre parties du monde par la cinquième. Ne médisons donc pas trop de notre siècle et de nous-mêmes; les hommes sont petits, mais les événements sont grands8», écrit Tocqueville, avec une certaine fierté puisque son pays participe à ce mouvement, même s'il déplore l'insuffisance de ses efforts. L'Histoire, il le sait, est en train de basculer; pour la première fois l'Europe, emmenée par la Grande-Bretagne, principalement, et par la France, peut envisager de s'imposer sur tous les continents. L'âge des empires mondiaux vient de débuter. Soutenir que la position de la France en Europe et dans le monde dépend de ses aptitudes colonisatrices est un lieu commun; tout comme observer qu'elle demeure en ces matières dangereusement inférieure à l'Angleterre, référence et rivale constante que l'on espère concurrencer, à défaut de pouvoir l'égaler.

D'autres enjeux, intérieurs cette fois et tout aussi importants, sont liés au peuplement de l'Algérie par des colons venus de métropole. Si attentif à l'évolution de la situation française, Tocqueville considère qu'il y va des finances du pays et surtout de ses capacités à résoudre partiellement la question sociale, qui l'inquiète tant. L'auteur de La Démocratie en Amérique ne se laisse pas abuser par «l'apaisement et l'aplatissement universels» engendrés par le régime de Louis-Philippe. Sous ce calme apparent, il «flaire» les affrontements à venir et, dès le mois d'octobre 1847, affirme qu'ils se concentreront sur les droits de propriété. À ceux qui se rassurent en soulignant que les «classes ouvrières» ne sont plus tourmentées par des «passions politiques», il rétorque que celles-ci «sont devenues sociales», et plus dangereuses encore, car ce n'est pas «telle loi, tel ministère, tel gouvernement» qui sont visés, mais les fondements mêmes de la société. La «révolution industrielle» et la centralisation ont fait de Paris la «première ville manufacturière» du pays et le siège de confrontations violentes et d'autant plus inquiétantes - les Trois Glorieuses, l'insurrection de juin 1832 et les émeutes d'avril 1834 le prouvent - qu'elles se sont déroulées dans la capitale. C'est sur un véritable «volcan» que «nous nous endormons9», conclut Tocque-ville dans un discours tenu à la Chambre des députés en janvier 1848. Analyses alarmistes d'un défenseur de l'ordre qui cherche à mobiliser ses pairs pour tenter d'écarter des périls qu'il juge imminents? Peut-être, mais ces craintes sont depuis longtemps partagées par des réformateurs et des républicains importants.

Quelques années plus tôt, Lamartine s'exclamait à la tribune de l'Assemblée nationale: «Messieurs, voilà la colonisation! Elle ne crée pas immédiatement les richesses, mais elle crée le mobile du travail; elle multiplie la vie, le mouvement social; elle préserve le corps politique, ou de cette langueur qui l'énervé, ou de cette surabondance de forces sans emploi, qui éclate tôt ou tard en révolutions et en catastrophes. On a blâmé l'expédition d'Egypte: ne soyons pas si pressés de répudier la pensée d'un grand homme, attendez encore quelques années pour la juger.» Nul n'ignorait à quoi l'orateur faisait allusion dans ce discours prononcé au lendemain des sanglantes journées d'avril 1834, qui avaient vu les artisans et les ouvriers lyonnais d'abord, parisiens ensuite, se soulever pour protester contre la dureté de leurs conditions de travail et de vie. Le ton exalté et la rhétorique du député-poète disent bien l'urgence de «grandes colonisations» indispensables «à la France» et «nécessaires à nos populations croissantes10», dont les pouvoirs publics ne savent que faire. Ces propos ne sont pas le fait d'un homme isolé; de nombreux auteurs célèbres alors font de l'expansion en Afrique l'une des conditions indispensables au rétablissement de la paix intérieure et au rayonnement de la France en Europe et dans le monde. L'échec des solutions appliquées jusque-là pour soulager la misère des indigents et des prolétaires a nourri des craintes très vives de la «Sociale»; son spectre hante tous les milieux politiques. La publication, le 15 avril 1834, des sujets mis au concours par l'Académie des sciences morales et politiques en témoigne également, puisqu'il est proposé aux candidats d'étudier «la population qui forme une classe dangereuse par ses vices, son ignorance et sa misère», et d'«indiquer les moyens que l'administration, les hommes riches ou aisés, les ouvriers intelligents et laborieux peuvent employer pour améliorer cette classe dépravée et malheureuse11».

Dans ce contexte marqué par les fréquentes émeutes de ceux d'en bas, et par la mobilisation politique et intellectuelle de ceux d'en haut pour tenter d'y mettre un terme, beaucoup estiment que, si la lutte contre le paupérisme reste cantonnée aux frontières de l'Hexagone, elle demeurera vaine. Pour combattre ce fléau et les violences qu'il n'a cessé d'encourager depuis 1830, l'Algérie doit jouer un rôle majeur. Une fois encore, de nombreux contemporains se tournent vers la Grande-Bretagne, perçue comme un modèle. Grâce à son empire et à une politique résolue, elle est parvenue à maîtriser sans heurts significatifs une forte croissance démographique et les effets de la révolution industrielle en incitant ses ressortissants les plus démunis à s'expatrier en masse12. Quelques années plus tard, la révolution de février 1848 puis la guerre civile de juin vont être interprétées comme des preuves supplémentaires qui confirment cette vérité: pas de paix sociale sans colonies destinées à accueillir le «trop-plein» turbulent et dangereux de la métropole, comme on l'écrit à l'époque. Proche et réputée si riche en ressources naturelles mal exploitées par des « indigènes» paresseux et barbares, l'ancienne Régence d'Alger est, pour certains, «un Far West à découvrir» et «une Californie à exploiter» vers lesquels les pauvres et les aventuriers doivent être dirigés. Là, ils mèneront enfin une vie heureuse et prospère en une contrée qui, pour ces raisons, fut très tôt considérée comme une «nouvelle France13» prometteuse et salvatrice. Après 1870, cette dernière a contribué à faire oublier l'humiliante défaite contre la Prusse, l'annexion, plus douloureuse encore, de l'Alsace et de la Lorraine, ainsi que la Commune de Paris. Comme leurs prédécesseurs, les défenseurs de la Troisième République, soucieux de trouver à l'extérieur des solutions aux nombreux problèmes intérieurs qu'ils affrontaient, et de renforcer la légitimité encore fragile des institutions, tournèrent leurs regards vers l'empire et l'Algérie. «La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme14», affirme Renan, qui résume bien l'état d'esprit des hommes de son époque. Beaucoup d'entre eux sont convaincus d'être confrontés à cette alternative: ou le colonialisme, ou la révolution. On sait le choix qu'ils firent.

Appréhendé sur la longue durée, ce contexte révèle une situation aussi importante pour les contemporains qu'elle est négligée aujourd'hui: l'intrication ancienne, durable et remarquable, bien que peu remarquée, du social et du colonial. Pour être tout à fait précis, il faut y ajouter la question pénale, particulièrement vive dans les années 1830 et suivantes en raison de la crise du système carcéral métropolitain, que l'on espère résoudre par la multiplication des établissements pénitentiaires dans les territoires d'outre-mer. Soulager la métropole réputée vivre sous la menace constante des faubourgs et d'une criminalité jugée intolérable dont le récidiviste est la figure odieuse parce qu'il dit, par son existence même, la double impuissance de la prison à punir et à réformer efficacement les condamnés, tel est l'objectif de nombreux libéraux, républicains et socialistes. S'ils divergent, parfois, sur les moyens nécessaires pour peupler massivement l'Algérie d'Européens, ils ne doutent pas que cette dernière réalisera toutes leurs «espérances15» et qu'ils pourront maîtriser ainsi un présent difficile et un avenir incertain. Pour beaucoup, la colonie est une terre promise destinée au «bas peuple» sans terre ni emploi, qui doit y trouver ce que la mère patrie ne peut lui offrir en raison de l'exiguïté de son territoire et de son incapacité à lui fournir le travail dont il a besoin.

Le rattachement rapide de l'ancienne Régence au territoire national sanctionne l'importance que les hommes de la première moitié du xrx* siècle accordaient à cette région; il fut solennellement consacré par les constituants de 1848, désireux et fiers d'inscrire dans la loi fondamentale cette formule qui fera florès: «L'Algérie, c'est la France16.» Les noces sanglantes de la République et du colonialisme venaient d'être conclues; une longue histoire débutait, et ses effets ont durablement marqué les générations de dirigeants qui se sont succédé à la tête du pays. Le souvenir des combats et des morts, le rappel des sacrifices et des efforts consentis pour «civiliser» cette contrée, comme on disait alors, puis la présence de métropolitains venus s'y installer en nombre, ont pesé d'un poids considérable sur la conscience des vivants; ces héritiers pourvus d'un vaste empire conquis avec difficulté se sont fait un devoir de le sauvegarder, quoi qu'il en coûtât. L'acharnement de l'écrasante majorité des responsables politiques de tout bord à défendre, de 1945 à la fin des années 1950, l'Algérie française, et l'issue particulièrement meurtrière de la guerre longtemps sans nom qui s'y déroula, doivent beaucoup à ce passé réputé héroïque. À ceux qui, pour des raisons économiques et militaires, souhaitaient le retrait de la France, Lamartine scandalisé répondait déjà par une formule définitive que les dirigeants de la Quatrième République n'auraient pas désapprouvée: «Nous n'abandonnerons jamais Alger», et il stigmatisait cette proposition, «antinationale, antisociale et antihumaine17», considérée comme une trahison.

À partir de 1830, les débats sur la politique à mener en Algérie ont été aussi animés que nombreux. Poursuivis sous tous les régimes, ils ont traversé le siècle et mobilisé des personnes venues de disciplines, d'horizons politiques et professionnels extrêmement divers. L'ampleur et la permanence de ce phénomène ont surpris les contemporains, conscients d'être confrontés à une situation inhabituelle qui a vu des hommes, et quelques femmes, s'engager avec fougue dans les discussions publiques de leur temps. «II n'y a pas de problème qui ait autant préoccupé les esprits que celui de la colonisation de l'Algérie. Les écrits auxquels il a donné naissance sont presque innombrables18», constatait Tocqueville en 1847; pour les raisons que l'on sait, cette passion collective a longtemps perduré. En effet, dans des ouvrages qui traitent de sujets a priori sans rapport avec la colonie, certains de ceux consacrés au paupérisme, aux enfants abandonnés ou à la réforme du système pénitentiaire par exemple, on découvre que leurs auteurs intègrent fréquemment l'ancienne Régence à leurs réflexions et à leurs projets. De même, les livres d'histoire, les essais ou les études démographiques consacrés à la région nous ramènent souvent, par des voies inattendues quelquefois, sur le terrain social, pénal ou sur celui de la politique intérieure, alors que rien ne laissait présager qu'il en serait ainsi. Engendrés par l'actualité française et algérienne, se répondant les uns les autres, rédigés à Paris, en province ou dans la capitale de la colonie par des personnalités renommées ou par des obscurs désireux de faire entendre leur voix, et peut-être de se faire connaître, ces écrits nous introduisent au cour de débats d'une diversité et d'une richesse extraordinaires. Tous éclairent à la fois les ressorts de cet engouement pour l'Algérie qui a saisi les acteurs, le public, de nombreux peintres et écrivains partis «chercher des inspirations de l'autre côté de la Méditerranée19», et les difficultés politiques, juridiques et pratiques auxquelles les premiers ont été confrontés lors de la conquête et de la colonisation de ce territoire.

Sur la guerre et l'État colonial

Alger prise, de nombreuses interrogations demeuraient en suspens ou surgissaient en raison de l'ampleur des problèmes liés à l'évolution de la conjoncture militaire, notamment. Que faire de l'ancienne Régence vaincue, certes, mais toujours insoumise ? Jusqu'où pousser la conquête? Quels moyens employer pour y établir une sécurité durable, indispensable à l'arrivée de nombreux colons? Comment combattre les «indigènes» qui s'organisaient contre un pouvoir doublement illégitime à leurs yeux parce que ses détenteurs étaient à la fois étrangers et chrétiens? À ces questions, qui ont suscité de longues controverses sur les méthodes nécessaires pour l'emporter dans la colonie, les contemporains ont apporté des réponses variées ; leurs écrits et leurs propositions en témoignent. On y découvre des conceptions particulières de l'ennemi «arabe», de la guerre qu'il faut mener contre lui et, in fine, des pratiques systématiques de violences extrêmes comparées à celles qui sont employées en Europe à la même époque. La guerre coloniale, donc, ses méthodes, sa nature et ses conséquences dévastatrices pour le pays et les populations concernées - ce sont là nos objets.

Tocqueville prétendait défendre une voie moyenne destinée, selon lui, à éviter les écueils d'un conflit péchant par défaut ou par excès de rigueur. D'autres, plus radicaux, ont élaboré des projets qui peuvent paraître extravagants aujourd'hui; c'est méconnaître le fait qu'ils furent conçus par des notables respectables, puis discutés en leur temps par des hommes fort connus qui en ont débattu sérieusement. Pour venir à bout des «indigènes» dont les résistances armées compromettaient les projets de colonisation, des auteurs proposèrent de bouleverser la carte raciale de l'Algérie, de refouler les «Arabes» jugés dangereux et inaptes aux exigences du travail moderne, et de les remplacer par des Chinois et des Noirs qui seraient importés en masse. Considérés comme des auxiliaires fiables sur lesquels les Européens pourraient compter, ces «indigènes» dociles seraient employés pour cultiver les terres acquises par la force et pour conquérir les oasis lointaines du Sud.

Certains proposèrent même d'exterminer tout ou partie des «Arabes» au motif que, appartenant à une race inférieure et rétive à la civilisation, ils devaient être anéantis - le sort réservé aux Indiens d'Amérique ou aux Aborigènes d'Australie étant un précédent abondamment sollicité pour soutenir cette perspective. Défendu en 1846 par un célèbre médecin républicain qui résidait en Algérie - le docteur Eugène Bodichon -, ce projet fut exposé dans le Courrier africain, un journal important de l'ancienne Régence pourtant soumise à la stricte censure des autorités militaires. Informés de ces propositions, des membres de l'Assemblée nationale intervinrent pour les condamner et mettre en garde le gouvernement contre leur diffusion. Quelques années plus tard, l'auteur persévéra dans cette voie en rédigeant plusieurs volumes20 destinés à poser les fondements théoriques et historiques de la guerre des races réputée opposer les Européens aux «indigènes» des autres continents, voués à une destruction qu'il jugeait nécessaire et positive. Le terme extermination utilisé ici, et dans le titre de notre ouvrage, appelle une précision indispensable pour empêcher de faux débats et de graves mésinterprétations. Nul désir de provocation ou de polémique n'est à l'origine de son usage; la chose serait aussi dérisoire qu'irresponsable. Si nous nous sommes résolu à employer ce vocable, c'est parce que les nombreux auteurs sollicités y ont couramment recours pour désigner ce qui est perpétré dans les terres conquises par les habitants du Vieux Continent. Qu'ils approuvent ou qu'ils réprouvent l'anéantissement physique des «indigènes», les contemporains savent que la colonisation va souvent de pair avec l'extermination des tribus ou des peuplades vaincues, et ils ne le cachent pas; pas plus qu'ils ne cherchent à euphémiser les réalités dont ils prennent connaissance21. Ajoutons, c'est essentiel, qu'au xrxe siècle le mot demeure, comme au siècle précédent, polysémique, puisqu'il sert à nommer des actes jugés aujourd'hui fort éloignés les uns des autres. Ainsi la mort d'un individu suivie de la ruine de son corps par le feu ou le démembrement, des exécutions sommaires et des massacres de masse sont-ils tous désignés par ce terme unique22. Faut-il le rappeler, les mots et les concepts ont également une histoire, et, pour comprendre de façon adéquate l'extermination et ce qu'elle signifie alors, il est impératif de s'affranchir de son acception récente forgée après Auschwitz, notamment.

Ces différents projets sont étudiés, de même que les opérations et les techniques de l'armée d'Afrique conçues au début des années 1840, lorsque la guerre change de nature en devenant totale, puisqu'elle débouche sur la militarisation complète des populations algériennes et de leurs territoires. Les premières sont désormais tenues pour des ennemis non conventionnels qui peuvent, et qui doivent, être anéantis en certaines circonstances. Quant aux seconds, ils sont considérés comme des objectifs militaires, ce qui entraîne la disparition de tout sanctuaire susceptible d'échapper aux violences des batailles; cette évolution a pour conséquence la destruction massive des villes, des villages et des cultures. La «brutalisation23» du conflit mené dans l'ancienne Régence est aussi rapide que spectaculaire; elle se produit au moment même où les affrontements armés qui opposent les États du Vieux Continent se civilisent au contraire. Le développement de ces deux phénomènes est cependant plus complexe que ne le suggère l'opposition entre un «ailleurs» colonial, voué aux massacres des civils et des prisonniers, à la mutilation systématique des cadavres et au ravage méthodique du territoire, et un «ici» européen, où triompheraient des règles plus respectueuses des personnes et des biens.

Continuation ici.

Notes

  1. A. de Tocqueville. La première citation est extraite du «Rapport sur le projet de loi relatif aux crédits extraordinaires demandés pour l'Algérie», in Ouvres, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1991, p. 848. Les secondes proviennent de son «Travail sur l'Algérie» rédigé en 1841, ibid., p. 705-706.
  2. «Huit jours après la lecture» du second rapport, consacré au développement de camps agricoles souhaité par Bugeaud et soutenu par Guizot, le gouvernement retirait en effet le «projet de loi» qui venait d'être critiqué par Tocqueville. F. Guizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, Paris, Michel Lévy Frères, 1865, t. VII, p. 234.
  3. A. de Tocqueville, Le Moniteur universel, Assemblée nationale, 10 juin 1846, p. 1723.
  4. É. Buret (1810-1842), Question d'Afrique. De la double conquête de l'Algérie par la guerre et la colonisation, Paris, 1842, p. 5, 2 et 31. Économiste et sociologue, dirait-on aujourd'hui, il s'est rendu célèbre par son ouvrage De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, publié en 1840 et couronné par l'Académie des sciences morales et politiques.
  5. Prévost-Paradol, «Carte future du monde. Empire colonial anglo-saxon» (10 décembre 1865), in La France nouvelle suivie de Pages choisies, Paris, Éditions Garnier, 1981, p. 128. «L'abandon» de l'Algérie par la France «serait aux yeux du monde l'annonce certaine de sa décadence», écrit Tocqueville. «Travail sur l'Algérie», op. cit., p. 691. En 1880, P. Gaffarel soutient encore que la «décadence» de la métropole «tient pour beaucoup à la ruine de notre empire colonial». Les Colonies françaises, Paris, Baillière & Cie, 1880, p. 5. Professeur d'histoire à la faculté de lettres de Dijon et membre actif de la Société de géographie de Paris, Gaffarel a publié plusieurs ouvrages de référence sur les colonies. Lors d'un débat sur la colonisation, J. Ferry déclare à l'Assemblée : « La politique de recueillement ou d'abstention, c'est simplement le chemin de la décadence» (28 juillet 1885). Cité par J.-M. Mayeur, Les Débuts de la IIIe République, 1871-1898, Paris, Seuil, 2004, p. 132.
  6. Grand Dictionnaire universel du xix siècle, article «Colonie», Paris, P. Larousse, 1866, t. IV, p. 652. «De toutes les races actuelles, la plus propre à la colonisation, c'est la race anglo-saxonne. On dirait que les trois quarts du globe lui ont été légués par testament divin», lit-on aussi. De son côté, G. Flaubert note avec ironie: «Colonies (nos) - S'attrister quand on en parle.» Dictionnaire des idées reçues (1847), Paris, Mille et une nuits, 1995, p. 23.
  7. A. de Tocqueville, «Travail sur l'Algérie», op. cit., p. 692.
  8. A. de Tocqueville, «Lettre à Henry Reeve» (12 avril 1840), in Ouvres complètes. Correspondance anglaise, Paris, Gallimard, 1954, t. VI, 1, p. 58.
  9. A. de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Gallimard, 1999, p. 23 et 24.
  10. A. de Lamartine, «Sur Alger» (2 mai 1834), in Ouvres oratoires et écrits politiques, Paris, Librairie internationale, 1864, t. I, p. 64. De son côté, G. de Beaumont soutient que l'«abaissement» de la France raviverait «des partis violents, habiles à s'emparer du sentiment national», ce qui pourrait conduire le pays «à la guerre par l'anarchie». De la politique extérieure de la France, Paris, C. Gosselin, 1840, p. 38.
  11. Cité par J.-P. Bois, Bugeaud, Paris, Fayard, 1997, p. 206.
  12. «Plus de douze millions de sujets britanniques quittèrent l'île pour conquérir et peupler de nouveaux mondes» entre 1815 et 1890. H. Wesseling, Le Partage de l'Afrique, Paris, Gallimard, «Folio histoire», 2002, p. 68.
  13. P. Gaffarel, Les Colonies françaises, op. cit., p. 563. «Ma pensée, c'est qu'Alger doit être un appendice du territoire français», déclarait déjà Lamartine en 1836. «Sur la colonisation d'Alger» (11 juin 1836), in Ouvres oratoires et écrits politiques, op. cit., 1.1, p. 279.
  14. Ouvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947,1.1, p. 390. (Souligné par nous.)
  15. É. Buret, Question d'Afrique, op, cit., p. 9. Sur l'ensemble de ces points, voir plus loin le chapitre v, «La "Coloniale" contre la "Sociale" », p. 277.
  16. L'article 109 de la Constitution de la Deuxième République est ainsi rédigé: «Le territoire de l'Algérie et des colonies est déclaré territoire français.»
  17. A. de Lamartine, «Sur Alger», op. cit., p. 66 et 67.
  18. A. de Tocqueville, «Sur un crédit pour les camps agricoles» (2 juin 1847), in Ouvres, op. cit., p. 900.
  19. T. Gautier, «Salon de 1849» (7 août 1849), in Voyage en Algérie, Paris, La Boîte à documents, 1997, p. 176. L'écrivain rapporte que le «Tout-Paris» a visité, aux Tuileries, la tente dans laquelle le général Bugeaud reçut, après la célèbre bataille dlsly, les trophées de sa victoire. Ibid., p. 172. Après avoir exposé la Smala en 1845, Horace Vernet, le peintre quasi officiel de la conquête de l'Algérie, immortalisa cet événement pour le Salon de 1846. De lui, Baudelaire écrivait: «Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet, comme je hais l'armée [...] et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique.» Critique d'an suivie de Critique musicale, Paris, Gallimard, «Folio essais», 1996, p. 131.
  20. Études sur l'Algérie et l'Afrique (1847) et De l'humanité (1866). E. Bodichon (1810-1885) est une personnalité connue à laquelle le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de P. Larousse a consacré une notice; ses ouvrages y sont qualifiés d'«intéressants». T. II, p. 851. En 1932, dans son livre Sociologie coloniale, destiné aux «étudiants en sciences coloniales», R. Maunier, professeur à l'université de Paris, cite, en les condamnant, les thèses exterminatrices de Bodichon, ce qui prouve que les spécialistes de la première moitié du XXe siècle les connaissaient.
  21. «L'extermination est le procédé le plus élémentaire de la colonisation», note, par exemple, A. de Gasparin. La France doit-elle conserver Alger?, Paris, Imprimerie Béthune et Pion, 1835, p. 44. Maître des requêtes au Conseil d'État, Gasparin (1810-1871) fut aussi député de Bastia. De son côté, J. Michelet constate: «Le travail d'extermination se poursuit rapidement.» «En moins d'un demi-siècle, que de nations j'ai vues disparaître», ajoute-t-il en citant les «Indiens de l'Amérique du Nord». Le Peuple (1846), Paris, GF-Flammarion, 1998, p. 193.
  22. Le dictionnaire Le Robert indique qu'au xviii siècle «exterminer» s'emploie «en parlant d'une seule personne» lorsque celle-ci est entièrement anéantie. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1980, t. II, p. 782. Voltaire use du terme «exterminer» pour désigner des conflits particulièrement meurtriers. Cf. Dictionnaire philosophique (1764), article «Guerre», Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 218. Relatant les journées insurrectionnelles de 1832 qui se sont déroulées à Paris et les exactions commises par des gardes nationaux contre les insurgés, Victor Hugo écrit: «Le zèle allait parfois jusqu'à l'extermination.» Les Misérables, présentation de R. Journet, Paris, GF-Flammarion, 2000, t. III, 5e partie, livre premier, XII, p. 236. À propos des massacres perpétrés au cours de certains soulèvements paysans, Emile Zola utilise lui aussi le terme «extermination». Cf. La Terre (1887), Paris, Gallimard, 2002, p. 104. Enfin, lorsqu'il traite de la Semaine sanglante, qu'il appelle l'«exécrable semaine» de la Commune de Paris, il dénonce la «férocité» des «bourgeois» et les journaux qui «poussaient à l'extermination». La Débâcle (1892), Paris, Gallimard, 2003, p. 573.
  23. Néologisme emprunté à G.L. Mosse, qui l'a forgé pour rendre compte du processus qui s'est développé pendant et après la Première Guerre mondiale au sein des sociétés européennes. Selon lui, ce processus a favorisé l'avènement des régimes totalitaires. Cf. De la Grande Guerre au totalitarisme, Paris, Hachette Littératures, 1999, p. 181 et suivantes.

 

 boule 

Les précurseurs du «choc des civilisations» Sur la guerre et l’Etat colonial