Bannzil Kréyol
 
La littérature en langue créole du 17è siècle à nos jours
 
Jane ETIENNE
Professeur certifié-stagiaire de créole
Collège Julien Nicolas (novembre 20003)
 
A l'occasion de la Journée Internationale du créole (28 octobre), le CCEE ou Comité de la Culture, de l'Education et de l'Environnement du Conseil Régional de la Martinique, avait convié divers créolistes à s'exprimer sur les problématiques actuelles de la recherche en créolistique. Ci–après l'intervention de Melle Jane ETIENNE
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Mesdames et messieurs, bonjour!

Je voudrais tout d’abord me présenter à vous: je m’appelle Jane ETIENNE et je suis professeur certifié-stagiaire de créole au Collège Julien Nicolas de Fort-de-France et chercheur–associé au GEREC-F. Le GEREC-F est, comme vous le savez sans doute, le groupe d’études et de recherches en espace créole et francophone dont le directeur est le professeur Jean Bernabé de l’Université des Antilles et de la Guyane. Le GEREC-F fête en cette année 2003 sa 30è année d’existence et est fort de 127 publications dans des domaines aussi divers que la linguistique, l’anthropologie, la littérature, l’ethnobotanique, la traductologie ou l’histoire des sociétés créoles.
Je suis heureuse, en ce 28 octobre, Journée Internationale du Créole, d’intervenir devant vous sur le thème de la littérature créole comme cela m’a été demandé par le CCEE.

Introduction

Contrairement à une idée reçue, l’écrit en créole est très ancien d’une part et d’autre part, on trouve des écrits dans cette langue tout au long des 3 siècles et demi d’histoire de nos différents pays. Pour synthétiser les choses, je vais vous proposer une périodisation en 3 temps forts de l’écrit et de la littérature créolophones :

  • ce que j’appellerai la proto-littérature créole qui va de la fin du 17è siècle (aux alentours de 1670–80) à 1850.
  • ce que j’appellerai la pré-littérature créole qui va de 1850 à 1950-60.
  • ce qu’il convient d’appeler désormais la littérature créole qui s’étend de 1950-60 à nos jours.

1. La proto-littérature créole

Le terme «proto» vous est plus familier en histoire où l’on parle de proto-histoire pour qualifier la période qui se situe à la charnière entre le temps préhistorique et le temps historique. Ce terme renvoie à une strate profonde, très archaïque du développement de l’humanité. Eh bien, on peut l’utiliser pour signifier la même chose s’agissant de l’écrit en créole. En effet, entre la fin du 17è siècle et la fin du 19è siècle, nous avons affaire à deux sous-périodes:

Une première qui couvre le 17è et le 18è siècles, période dans laquelle on trouve des traces de proto-créole dans les écrits des premiers chroniqueurs tels que le Père Labat (dans son «Nouveau voyage aux Isles de l’Amérique»), le père Breton ou le père Dutertre. Je dis «proto-créole » car il s’agit d’une période floue au plan linguistique, mal connue en tout cas, qui est caractérisée par l’existence de ce que l’on a appelé le baragouin, sorte de langage mêlé, de pidgin, utilisé par les Caraïbes, les Espagnols, les Français et les Anglais pour se comprendre entre eux. Beaucoup de linguistes pensent que le baragouin est l’ancêtre du créole actuel car les rares énoncés dont nous disposons (en général de courtes phrases ou des dialogues) annoncent des structures grammaticales similaires à celles que mettra en œuvre le créole à la fin du 17è siècle. Disons, pour bien cadrer les choses que le baragouin est d’abord né du contact avec les Espagnols au 16è siècle, puis avec celui des Français et des Anglais au 17è. Pendant les 50 premières années de la colonisation des Petites Antilles par ces deux nations – de 1625 à 1670-80, le baragouin est l’unique outil de communication entre autochtones caraïbes et conquistadors et colons européens.

Avec l’arrivée de plus en plus massive d’Africains, suite au succès de la commercialisation du sucre en Europe, ce baragouin va se transformer en une véritable langue, le créole, qui sera la langue de la toute première génération d’enfants blancs et noirs né aux Antilles. Le mot créole désigne d’ailleurs toute personne «née et élevée en Amériques» mais de parents non-américains (c’est-à-dire de parents européens ou africains) par opposition aux vrais Américains que sont les Caraïbes.

Le premier écrit d’importance dans cette nouvelle langue – qui s’impose tant aux Blancs qu’aux Noirs – est une traduction de «La Passion selon Saint-Jean». Il s’agit donc d’un texte religieux visant probablement à l’éducation des esclaves noirs. On y découvre une similarité frappante avec ce que nous appelons aujourd’hui le créole bien que le fait que son auteur, probablement un ecclésiastique métropolitain, n’étant pas créolophone natif, se livre parfois à un mélange de créole et de français. Cela c’est pour le 17è siècle.

Quand au passe au 18è siècle, on découvre toute une série de chansons et de poèmes écrits en créole par des Blancs créoles, des Békés de Saint–Domingue, dont le fameux «Lisette quitté la plaine», daté de 1754, qui fait office aujourd’hui de tout premier texte créole à vocation littéraire. L’auteur, Duvivier de la Mahautière était magistrat et non planteur de canne à sucre, ce qui dénote la richesse de Saint-Domingue par rapport aux Petites-Antilles où presque tous les Békés se consacraient aux tâches productives. «Lisette quitté la plaine» est le champ d’amour d’un esclave noir pour sa belle qui s’est enfuie avec un autre. Il est écrit sous la forme européenne du sonnet à la manière de Ronsard et Du Bellay.

Permettez-moi d’en citer la première strophe :

Lisette quitté la plaine
Moin perdi bonheu moin
Zié moin semblé fontaine
Dipi moin pa miré toué.
Le jou, quand moin coupé canne
Moin songé zamour a moué
La nuit, quand moin dans cabanne
Dans dormi, moin quimbé toué.

Comme vous le voyez, la langue utilisée par Duvivier de la Mahautière, le créole haïtien du milieu du 18è siècle nous est tout à fait compréhensible, à nous créolophones du début du 21è siècle. Il faut toutefois garder à l’esprit qu’il a toujours existé divers niveaux de créole dès l’instant où le créole s’est instauré comme médium de communication principal dans les îles françaises d’Amérique. On peut supposer, en effet, que la variété de créole utilisée par les Békés était différente de celle des Mulâtres qui eux–mêmes usaient d’une variété différente de celle des esclaves noirs créoles lesquels parlaient sûrement différemment des esclaves noirs «bossales» c’est-à-dire nés en Afrique. C’est pourquoi le créole de «Lisette quitté la plaine» ne saurait en aucune façon refléter la manière de parler créole de la majorité noire de Saint-Domingue au 18è siècle. Il n’en demeure pas moins que nous avons là un témoignage fort intéressant et de toutes façons irremplaçable.

Il est bon de noter également que la totalité des textes créoles écrits à cette époque étaient le fait des Blancs créoles pour la simple et bonne raison que le «Code Noir» de 1685 interdisait d’apprendre à lire et à écrire aux esclaves noirs. Il ne faut pas s’étonner non plus de constater que pendant cette période qualifiée par moi de «proto-littérature créole», les Békés utilisaient ce qu’ils appelaient «le jargon des Nègres» pour faire œuvre littéraire car le créole était aussi leur langue maternelle. Blancs et Noirs ont créé de concert cette nouvelle langue pendant les 50 premières années de la colonisation des Antilles et c’est par pure idéologie qu’à partir de 1680, les Békés ont rejetés le créole dans la nègrerie. Il s’agit là d’un reniement purement idéologique car dans la réalité, ils n’ont jamais cessé, à aucun moment de nos 3 siècles et demi d’histoire, de parler ou d’écrire le créole. Nous en avons la preuve dans l’ouvrage de Girod de Chantrans, «Voyage d’un Suisse aux Isles de l’Amérique», datant de 1784, qui s’indigne de voir que les plus belles filles de l’aristocratie blanche créole de Saint-Domingue s’exprimaient continuellement en créole.

Ce qui frappe, au niveau strictement littéraire dans les chansons et poèmes écrits en créole par les Békés au 18è siècle, c’est le fait qu’il ne comporte aucune recherche d’authenticité créole, qu’ils s’alignent purement et simplement sur les modèles littéraires français, les seuls, il est vrai, qu’ils avaient à leur disposition. Au même moment, leurs esclaves noirs élaboraient une extraordinaire littérature orale créole – une «oraliture» comme on dit aujourd’hui – faite de contes, de proverbes, de devinettes, de chants etc…qui perdure jusqu’à nos jours. On ne trouve nulle trace de cette oraliture nègre dans les écrits des Blancs créoles. Cette attitude que l’on peut qualifier de mimétisme, voire de syndrome mimétique, se retrouvera tout au long de la littérature antillaise, même celle qui s’écrira en français et même celle plus tard qui sera l’œuvre des Mulâtres, puis des Nègres. Il a fallu attendre le grand cri de la Négritude poussé par Aimé Césaire dans les années 30 du 20è siècle pour qu’une révolution s’opère et pour que la littérature antillaise cesse d’être un simple appendice de la littérature française.

A la fin du 18è siècle, nous tombons sur une vraie curiosité à la fois linguistique et juridique : les 40 proclamations de l’ère révolutionnaire, puis napoléonnienne rédigées en créole. Nous disposons des textes de ces 40 proclamations en guyanais, en guadeloupéen, en martiniquais en haïtien et même en louisianais. Ce sont les seuls et uniques textes juridiques français rédigés dans une autre langue que le français et publiés au journal officiel de la toute nouvelle République française. A l’examen de ces proclamations, leur caractère oral saute aux yeux ou plutôt le fait qu’ils étaient destinés – selon l’étymologie même du mot «proclamer» – à être dits à haute voix. C’était là une pratique tout à fait courante en France jusqu’à ce qu’à la fin du 19è siècle, Jules Ferry instaure l’école gratuite et obligatoire. Les Français des 17è, 18è et 19è siècles étaient en effet majoritairement analphabètes si bien que les rois, puis les dirigeants révolutionnaires usaient de la pratique qui consistait à faire battre le tambour sur les places publiques des villages et à faire lire les textes de lois. En général, ces textes étaient lus en français, puis immédiatement traduits dans la langue locale (breton, occitan, basque, corse etc…) mais parfois, ils étaient rédigés dans la langue locale elle-même. C’est ce qui s’est passé aux Antilles.

Les proclamations en créole sont de deux sortes: celles de la période révolutionnaire en général très progressistes et émancipatrices; celles de l’ère napoléonienne qui a suivi en général réactionnaires et sournoisement favorables au rétablissement de l’esclavage. Toujours est-il qu’ils constituent tous un trésor, un témoignage irremplaçable sur le créole tel qu’il était parlé à l’époque et aujourd’hui, on n’a pas encore fini de les analyser tous. Ils mériteraient d'ailleurs d'être publiés et commentés dans un seul ouvrage, ce que le GEREC-F souhaite faire depuis longtemps et qu’il ne peut pas faute de moyens financiers. Avis donc aux assemblées locales!
Quand on examine le type de créole utilisé dans ces proclamations, on est en droit de supposer, vu le mélange de créole et de français qu’on y trouve, qu’ils ont dû avoir été rédigés de concert par des Blancs créoles et des révolutionnaires français, puis des officiers napoléoniens.

Permettez-moi de vous citer un court extrait de la «Proclamation du 8 novembre 1801» signé «par Primié Consil : Napoléon Bonaparte»:

«Paris, 17 Brimer, an 10 Répioblik francé, yonn é endivisib.

Consils La Répiblique francé a tout zabitans Saint–Domingue

Qui ça vout tout yé, qui couleur vous yé, qui côté papa zot vini, nous pas regardé ça ; nous savé tant selman que zote tout libre, que zote toute égal doubant bon Dié é dans zieur la Répiblique…
Capitaine Général Leclerc, que nous voyé pour commandé Saint–Domingue, li méné avec li tout plen navire, tout plen soldat, tout plen canon ; mais pas crère sila–yo qui va di zote que Blanc vlé faire vous esclave encore…»

En résumé, on constate que les textes de cette première période – dite «proto-littérature » – sont peu nombreux et disparates mais assez significatifs. De toutes façons ce sont les seuls documents dont nous disposons et ils gagneraient à être connus d’un large public pour une meilleure compréhension de notre histoire car l’écrit et la littératures en créole sont les grands oubliés de cette dernière. Je le répète: on a toujours écrit en créole dans nos pays et cela très tôt. L’écrit créole ne commence pas à la fin du 20è siècle, comme se l’imagine trop souvent le grand public, avec Joby Bernabé, Hector Poullet, Monchoachi, Max Rippon, Raphaël Confiant ou Térez Léotin mais bien à la fin du 17è siècle avec la traduction de «La Passion selon Saint-Jean».

2. La pré-littérature créole

Si je la fais commencer en 1850 pour une commodité de date, en fait elle commence un peu avant avec la traduction des fables de la Fontaine en créole, cela à La Réunion avec François Héry, se continue en Martinique avec François Marbot (1846), se poursuit en Guadeloupe avec Paul Baudot (1860) et en Guyane avec Alfred de Saint–Quentin (1874) pour prendre un nouvel élan au début du 20è siècle avec l’Haïtien Georges Sylvain (1805). La traduction des fables de La Fontaine en créole est la seule véritable tradition d’écriture en langue créole dont nous disposons à ce jour.

Elle est ininterrompue puisqu’en 1958, par exemple, le Martiniquais Gilbert Gratiant publie le magnifique «Fab Compè Zicaque» connu de tous, en 1979, Monchoachi, également martiniquais, publie «Bel Bel Zobel», en 2002, Hector Poullet et Sylviane Telchid publient «Zayann». C’est sans doute pourquoi au programme du CAPES de créole, «La Fable créole» est au programme de la dissertation littéraire depuis bientôt 3 ans. On constatera que si le genre littéraire qu’est la fable a culminé avec La Fontaine, en France, au 17è siècle, qu'il a complètement disparu du paysage littéraire français alors qu’il est toujours bien vivant en terre créole. Cela est dû au fait que bien qu’il ait été graphié dès la fin du 17è siècle, le créole est resté une langue massivement orale jusqu’aux années 70 du 20è siècle. La plupart des écrits en créole ont, jusqu’à cette date, privilégié les genres proches de l’oralité: chanson, poésie et donc fable.

Je vais m’intéresser, faute de temps, à un seul de ces fabulistes, le Martiniquais François Marbot qui publie en 1846, à deux ans donc de la deuxième et définitive abolition de l’esclavage, un ouvrage significativement intitulé «Les Bambous-Fables de la Fontaine travesties en patois créole par un vieux commandeur». D’ores et déjà, je peux vous dire que c’est le texte littéraire martiniquais qui a connu le plus grand succès de toute notre histoire puisqu’il a bénéficié de pas moins de 7 rééditions depuis sa première parution, la dernière en date étant le fait du GEREC–F en 2001.

Examinons donc ce titre! D’abord «Les Bambous»: a priori, il n’y a aucune raison valable d’intituler de la sorte une traduction des fables de La Fontaine mais en y réfléchissant, on peut y voir une manière pour François Marbot d’enraciner son texte dans la réalité antillaise et même la réalité antillaise la plus profonde, la plus « sauvage », puisque contrairement à la canne à sucre, le tabac ou le café, le bambou n’est pas une plante que l’on cultive. Il se niche au creux des ravines les plus obscures, souvent en pleine forêt, et est, dit–on, le gîte du fameux «fer–de–lance», notre serpent trigonocéphale si venimeux. Continuons l’examen du titre, si vous le voulez bien! «Fables de La Fontaine travesties»: ce mot «travesties» nous interpelle. En effet, Marbot ne dit pas «traduites» ou «transposées» mais «travesties». Ce mot est à prendre dans plusieurs acceptions:

  • d’abord «travesties» signifie qu’il ne s’agit pas d’une traduction car on ne saurait valablement traduire d’une vraie langue comme le français vers un vulgaire jargon de Nègres tel que le créole. Toute traduction implique, en effet, un minimum d’égalité, ou plutôt de comparabilité, entre deux langues.
     
  • ensuite « travesties » peut vouloir dire que l’auteur inscrit son œuvre dans l’école française du travestissement tel que l’a exemplifié un Scarron, par exemple. Il s’agit, pour aller vite, de traiter d’un sujet sérieux ou grave sur un mode burlesque. Si La Fontaine était un auteur sérieux, quoique non dépourvu d’humour, pour des Nègres incultes (car l’ouvrage de Marbot leur est, en principe, destiné), une traduction burlesque, un simple travestissement suffit.
     
  • enfin « travesties » veut surtout dire que Marbot va se livrer à une véritable manipulation sur les Fables de La Fontaine, une manipulation idéologique. On sait que les fables de ce dernier délivrait, dans leur morale, placée le plus souvent à la fin du texte, un message d'abnégation, de générosité ou de courage. Chez Marbot, tout au contraire, le message sera celui de l’obéissance aux puissants, celui de la servilité et de la lâcheté.

Prenons, par exemple, la fameuse fable intitulée «Le Loup et le Chien». Chez le fabuliste français, un loup efflanqué et affamé rencontre dans les bois un chiens gros, gras et vaillant. Apprenant que le chien est nourri par un bon maître, le loup décide de le suivre mais, chemin faisant, il découvre une trace autour du cou du chien lequel lui apprend que cela est dû au collier avec lequel il reste attaché toute la journée. Le loup, bien qu’affamé, refuse de continuer à le suivre car pour lui, la liberté n’a pas de prix. Chez Marbot, la fable créole suit le même parcours narratif que celui de la fable française mais lorsqu’on arrive à la fin du texte, à la morale donc, le fabuliste créole opère un virage à 360°.

Permettez–moi de vous la lire:

Loup–la té ni yon mauvais sentiment :
Sèvi Béké pli bon
Passé allé marron
Pou vive dans bois évec serpent.
Et obligé allé volé
Pou mangé,
Sa pa lavie pou yon chritien
Meinnein.

Il est clair que Marbot transpose la fable du Loup et du Chien à la réalité antillaise et qu’à ses yeux, le loup représente le Nègre marron, en rupture de ban avec la société esclavagiste mais famélique car obligé de faire des razzias sur les habitations pour pouvoir se nourrir. Le chien, au contraire, symbolise ici le Nègre d’habitation, le bon Nègre, qui accepte sans trop rechigner de couper la canne à sucre et de subir toutes sortes de sévices.

Publié en 1846, le livre de Marbot dénote une tentative désespérée de sauvegarder le système esclavagiste à une époque où le marronnage s’amplifie et où l’abolitionniste Victor Schoelcher est en passe de gagner son combat. Comme pour les proclamations en créole de la fin du 18è siècle, les Fables de Marbot ne sont pas destinées, bien évidemment, à être lues directement par les esclaves puisque les Nègres sont toujours dans les fers et ne savent ni lire ni écrire. Il semblerait que cet ouvrage ait été destiné aux maîtres blancs afin qu’ils le lisent le soir, à la veillée, à leurs esclaves, tradition fort ancienne puisqu’elle commença dès la fin du 17è siècle avec la lecture de la Bible aux mêmes esclaves.

D’ailleurs, trois ans avant l’ouvrage de Marbot, en 1843 donc, un ecclésiastique, l’Abbé Goux, avait publié un «Catéchisme en langue créole» destiné à l’édification des Noirs mais cet ouvrage ne fut pas utilisé dans les colonies antillaises. Les Békés y firent opposition à l’idée que les Nègres, déjà en pleine ébullition suite à l’abolition de l’esclavage dans les îles anglaises en 1833, ne prennent au mot le message de fraternité et d’égalité contenu dans le message chrétien. Il est fort dommage pour le créole que cet ouvrage ait été retiré de la circulation peu après sa publication car nous avons l’exemple de maintes langues à travers le monde qui ont pris leur essor à partir de la traduction de la Bible: l’exemple le plus célèbre est la traduction de Luther en allemand. Mais ce fut le cas aussi du russe, du finlandais et beaucoup plus tard de beaucoup de langues négro–africaines et amérindiennes.

Il aurait aussi fallu se pencher sur les fables de Baudot (1860) en Guadeloupe, De Saint–Quentin (1974) en Guyane ou Georges Sylvain (1905) en Haïti mais le temps nous manque. Disons en résumé que cette tradition d’écriture a donné un premier élan à l’écrit en langue créole en le crédibilisant aux yeux d’une certaine fraction de l’élite quand bien même le créole continuait à subir les effets dévastateurs de la diglossie. On peut très grossièrement définir ce dernier terme comme la situation d’une communauté linguistique qui possède deux idiomes, l’un dite langue haute qui est utilisée pour les besoins communicatifs nobles et liés à l’écrit (administration, justice, église, école etc…), l’autre dite langue basse qui est utilisée pour la communication quotidienne et qui fonctionne principalement à l’oral. Le français est, en l’occurrence, la langue haute et le créole, la langue basse. Il ne s’agit pas là, toutefois, d’une situation figée: une espèce de conflictualité permanente règne entre les deux idiomes selon le principe que dé mal krab pa ka viv adan an menm twou. Chacune essaie de déborder de sa niche communicative, d’empiéter sur le domaine de l’autre: le français tente de pénétrer notre oralité quotidienne tandis que le créole s’efforce de percer à l’écrit. Il est clair que si rien n’est fait pour pacifier les relations entre les deux langues qu’à plus ou moins long terme, la plus forte finira par l’emporter. Le pot de fer gagnera fatalement contre le pot de terre. Et, dans le cas qui nous concerne, tout le monde sait très bien qui est le pot de terre.

3. La Littérature créole (1850 à nos jours)

On peut considérer que la littérature créole proprement dite prend son essor avec les Fables de François Marbot mais ne commence vraiment à s’affirmer qu’en 1885 lorsque le Guyanais Alfred Parépou publie le tout premier roman an langue créole, «Atipa». Il s’agit d’un gros livre de 12 chapitres et de 222 pages rédigé entièrement en créole guyanais. Cet ouvrage majeur a eu une histoire curieuse. En effet, il semble que l’auteur, masqué derrière le pseudonyme de Parépou (nom d’un arbre de la forêt guyanaise), ait fait imprimer le livre en France (à l’époque la Guyane était dépourvue d’imprimerie) mais ne l’ait pas vendu en Guyane. Il semblerait qu’il ne l’ait distribué qu’à quelques amis, si bien que le nom de l’auteur et le titre du livre ont figuré pendant un bon siècle dans la plupart des bibliographies guyanaises mais que personne n’avait lu l’ouvrage.

On notera qu’un grand linguiste allemand de la fin du 19è siècle, Hugo Schuchardt, l’avait eu entre les mains puisqu’il a écrit un article dessus dans une revue de linguistique de son pays. «Atipa», premier roman jamais écrit en langue créole, avait fini par devenir un mythe. Existait–il vraiment? Où pouvait–on s’en procurer un exemplaire? Nulle part! Même pas à la Bibliothèque Nationale de France où jusqu’en 1980 n’existait que la fiche signalant que cet ouvrage y avait été déposé mais impossible de le trouver. Il a fallu des recherches dans l’unique endroit où sont stockés la majorité des écrits publiés à travers le monde, la Bibliothèque du Congrès à Washington, pour enfin mettre la main dessus. Et en 1982, «Atipa» était republié après cent ans de solitude et de silence, obtenant du même coup une distinction rare de la part de l’UNESCO, celle d’«œuvre représentative de l’humanité», distinction que n’a reçu à ce jour aucune œuvre antillaise en langue française.

Ce qu’il y a d’assez extraordinaire dans le roman d’Alfred Parépou, c’est à la fois la revendication linguistique et culturelle qu’il comporte et le message politique qu’il véhicule. Parépou est d’abord le premier auteur créolophone a innover au plan de la graphie puisqu’il invente un système mixte, mi-étymologique mi-phonétique, dans lequel tous les mots ayant une origine française évidente, sont notés avec l’orthographe française tandis que tous ceux qui ne le sont pas (mots amérindiens, africains ou créés par le créole lui-même) sont notés phonétiquement. Ensuite, l’auteur déclare dans la préface d’«Atipa »:

«Mo chè compatriote yé-la, a pou zote ounso mo écri sa liv-a. A criole qui là, a pas françé» (Mes chers compatriotes, c’est pour vous seuls que j’ai écrit ce livre. C’est un livre en créole, pas en français.)

Cette prise de position est tout à fait étonnante dans la mesure où, en 1885, nous sommes, tant en Guyane qu’aux Antilles, en pleine période d’assimilation. Dès l’abolition en 1848, les frères de Ploërmel ont débarqué et ont commencé à instruire les anciens esclaves noirs. Chacun comprend que seule la maîtrise rapide de la langue française permettra d’échapper au statut néo-servile – celui d’ouvrier agricole – qui est devenu celui de la grande majorité des anciens esclaves. En effet, contrairement aux Etats–Unis où chaque esclave s’est vu doter, à l’abolition, de 40 acres de terre et d’un mulet, les nouveaux libres antillais et guyanais n’ont rien obtenu. Ils ont été obligés soient de se réfugier dans les mornes pour se livrer à la petite agriculture vivrière soit de trouver embauche sur les mêmes plantations de canne à sucre où ils étaient, il y a peu, esclaves.

Dans un tel contexte socio-historique, il est compréhensible que tout ce qui est créole, et au premier chef la langue, apparaît comme un frein à l’émancipation définitive laquelle ne peut être obtenue que grâce à la maîtrise de la langue et de la culture françaises. L’école devient la seule planche de salut du Nègre. On mesure donc mieux l’audace d’Alfred Parépou quand il décide en 1885 d’écrire un livre entièrement en créole et quand tout au long de l’ouvrage, il ne cesse de répéter «Créole a nous langue» (Le créole est notre langue). On peut cependant comprendre pourquoi c’est en Guyane qu’un tel livre ait apparu et non dans la brillante ville de Saint-Pierre de la Martinique, forte de plusieurs journaux, d’un théâtre et d’institutions scolaires renommées.

En effet, la découverte de l’or et la ruée qui s’en est suivie en Guyane, à la fin du 19è siècle, a ruiné d’un seul coup la société d’habitation alors qu’aux Antilles, celle–ci perdurera encore un bon siècle. L’or rend inutile désormais la canne à sucre et toute culture agricole d’autant que les crises sucrières de l’époque – la canne commençant à être sévèrement concurrencée par la betterave – n’encourage guère à s’acharner au travail de la terre. La ruée vers l’or, avec l’arrivée d’immigrants de partout (de Martinique, Barbade, Sainte-Lucie, France etc…) va bouleverser la société guyanaise, inaugurant chez les Créoles guyanais ce sentiment d’être minoritaires dans leur propre pays qui est toujours très fort de nos jours. L’ouvrage en créole d’Alfred Parépou vise donc à réagir contre cette situation et à définir ce que l’on pourrait appeler la guyanité ou version guyanaise de la créolité.

Changeons de pays, si vous le voulez bien, et tournons-nous à présent vers Haïti. On sait que ce pays, au terme d’une lutte de libération nationale sans merci, défit les troupes envoyées par Napoléon Bonaparte et proclama son indépendance le 1 janvier 1804 dans la ville de Gonaïves. Ce jour–là, le général en chef, Jean-Jacques Dessalines, dans un geste d’une portée symbolique extraordinaire, décida de supprimer l’appellation coloniale de Saint–Domingue et de rebaptiser le pays de son ancien nom amérindien d’Haïti qui signifie «pays des hautes montagnes». Ensuite, il déchira la partie blanche du drapeau tricolore français et constitua le drapeau haïtien qui arbora donc les couleurs rouge et bleu.

En bonne logique, on aurait pu penser qu’il aurait continué sur sa lancée et qu’il aurait remplacé le français par le créole comme langue officielle du nouvel état. Rappelons ici qu’hormis le Mulâtre Pétion, les chefs révolutionnaires haïtiens, notamment Toussaint-Louverture et Dessalines, étaient des créolophones unilingues. C’est d’ailleurs en créole que Dessalines prononça son discours de proclamation de l’indépendance le 1 janvier 1804. Mais là, un événement inexplicable se produisit: son secrétaire particulier, Boisrond-Tonnerre, jeune nègre cultivé et brillant, traduisit immédiatement en français le discours de Dessalines devant une foule de soldats et de pays entièrement créolophone et ne comprenant pas un traître mot de français.

Cette apparente bizarrerie s’explique par le fait que dès le départ, Haïti chercha à se positionner dans le concert des nations dites civilisées. Déjà qu’un état dirigé par d’anciens esclaves noirs était pour le moins scandaleux aux yeux des Européens et des Etasuniens, adopter comme langue officielle une langue non écrite et peu prestigieuse, inutilisable dans les relations extérieures, eut contribué à refermer Haïti sur elle-même. En 1804, rappelez-vous en, seuls les Etats-Unis sont indépendants: tous les autres territoires du continent américain – Brésil, Mexique, Colombie, Vénézuéla, Cuba, Trinidad, Jamaïque etc… – sont des colonies anglaises, françaises ou portugaises.

Tout au long du 19è siècle, les élites haïtiennes n’utilisèrent donc que le français comme langue de l’administration, de la justice, de l’église ou de l’école, cela dans un pays ou 90% de la population ne parlait pas le français. Les faibles moyens financiers du nouvel état – dont les finances étaient grevées par le remboursement annuel d’une dette monstrueuse (40% du budget de l’Etat – à l’ancienne puissance colonisatrice française, empêcha le développement d’un vrai système scolaire et par-là même, la diffusion de la langue française. Comme seules les élites francisantes écrivaient, il était normal que tout au long du 19è siècle, il n’y eut guère qu’un seul texte d’importance écrit en créole, le poème «Choucoune» d’Oswald Durand, œuvre de qualité moyenne, marquée au coin du syndrome mimétique dont j’ai parlé au début de mon propos et qui comporte d’étranges résonances du fameux «Lisette quitté la plaine» de Duvivier de la Mahautière.

Je cite:

«Choukoune sé yon marabou
zié–li kléré kon chandel
li genyen tété doubout.
A ! Si choucoune té fidèl !
Nou rété kozé lontan
Jouk zwézo lan bwa té kontan… »

(Notons qu’en créole haïtien, « marabou » est l’équivalent de notre « câpresse »)

La première moitié du 20è siècle en Haïti ne vit pas non plus l’émergence d’une littérature en créole. Des romanciers brillants s’exprimèrent en français : Jacques Roumain, Jacques–Stephen Alexis etc…Après la deuxième guerre mondiale, deux pasteurs protestants étasuniens, MacConnell et Laubach, venus diffuser le protestantisme en Haïti, traduisirent la Bible en créole et inventèrent le tout premier système graphique entièrement phonétique. En 1960, deux linguistes haïtiens, Faublas et Pressoir, améliorèrent ce système mais ce dernier rencontra une forte opposition auprès des élites francisantes haïtiennes et ne fut guère utilisé.
Dans cette troisième période, dite de «la littérature créole», on peut donc distinguer 2 sous-périodes:

  • l’une qui va de 1850 à 1960–70.
  • l’autre qui va de 1970 à 2003.

La première est donc d’abord marquée par les fables du Martiniquais Marbot, du Guadeloupéen Baudot, du Guyanais de Saint-Quentin et de l’haïtien Sylvain, comme nous l’avons vu, tout cela suivi du coup de tonnerre (inaudible) d’«Atipa», pour arriver au début du 20è siècle où un événement majeur se produisit en Guadeloupe la création dans les années 30–50 de l’ACRA (Académie Créole Antillaise) par des gens comme Gilbert de Chambertrand, Bettino Lara ou encore Rémy Nainsouta. L’Acra a réalisé un important travail de collecte de proverbes, de devinettes, a publié des recueils de poèmes et a tenté d’élaborer une graphie propre au créole mi-étymologique mi-phonétique. Mon collègue Mandibèlè vous parlera plus en détail tout à l’heure du problème de la graphie créole.

Toujours est-il qu’avec l’ACRA, on assiste à une prise de conscience par la petite-bourgeoisie guadeloupéenne de l’importance de la culture créole, culture qu’elle cessait enfin d’opposer à la culture française comme le faisait dans la deuxième moitié du 20è siècle ceux que nous qualifierons aujourd’hui d’«assimilationistes». Je rappelle au passage que la revendication d’assimilation de nos pays à la France est bien plus vieille que la loi de 1946 présentée devant le parlement français par Aimé Césaire.

La deuxième période, qui va de 1970 à 2003, peut être qualifiée de période de la révolution créolisante. En effet, elle coïncide avec la montée en puissance du sentiment nationaliste dans les Antilles français et aux revendications d'autonomie ou d'indépendance, cela dans la foulée des indépendances africaines de 1960. Pour la première fois, le créole sera défini comme une vraie langue, une langue à part entière, et sera même considérée comme «la» langue antillaise, par opposition au français qui fut une langue imposée.

Pour la première fois, on réfléchira sérieusement à la question de la graphie et l’on rejettera la graphie francisante en vigueur jusque là au profit d’une graphie phonético-phonologique qui rompt les amarres avec l’orthographe française.

Pour la première fois, en ces années 70 du 20è siècle, des poètes, des nouvellistes, des dramaturges et plus rarement des romanciers s’attèleront à bâtir une vraie littérature en langue créole. Il s’agira pour Sony Rupaire en Martinique, Raphaël Confiant en Martinique, Elie Stephenson en Guyane ou Frankétienne en Haïti, non seulement de forger de toute pièce une langue littéraire créole autonome par rapport à son oralité mais dans le même temps d’exprimer un chant de révolte contre l’oppression coloniale et un chant d’amour au peuple et à la culture antillaises.

C’est à dater de cette époque que «langue créole» a commencé à être connoté «autonomie» ou «indépendance». Revendiquer sa propre langue, vouloir la doter d’une graphie propre, l’illustrer avec des œuvres littéraires de qualité témoigne, en effet, d’un véritable défi à l’endroit de sociétés insulaires engoncées dans l’assimilationisme le plus profond et à l’endroit du pouvoir jacobin français peu enclin depuis 1789 à respecter les langues locales ou régionales. L’Abbé Grégoire, par ailleurs membre du «Comité des Amis des Noirs», club abolitionniste de la fin du 18è siècle, n’est-il pas par ailleurs l’auteur d’un sinistre rapport intitulé «Enquête sur les patois de France et sur les moyens de les éradiquer», cela à la demande du pouvoir révolutionnaire français soucieux de diffuser les idées des «Lumières» à travers tout le territoire national à une époque où les deux tiers des Français ne parlaient pas le français?

Cette révolution créolisante, au plan littéraire, sera surtout marquée par des œuvres poétiques et dramatiques, la prose étant beaucoup plus rare à l’exception de Raphaël Confiant qui publiera 4 romans en créole entre 1979 et 1987. Des auteurs comme Sony Rupaire ou Hector Poullet en Guadeloupe, Monchoachi ou Joby Bernabé en Martinique vont rompre avec le «doudouisme» qui sévissait dans les lettres créoles depuis deux siècles en tentant de forger un véritable art poétique créole autrement dit en rompant avec les canons poétiques français et en tentant de puiser dans la poétique de l’oralité et de l’oraliture créoles. Contes, devinettes, proverbes, comptiners, chansons etc…seront ainsi mis à contribution pour produire une poésie remarquable, la seule poésie post-césairienne de valeur puisqu’il semble qu’en langue française, la voie magistrale du Nègre Fondamental ait étouffé, à son corps défendant évidemment, celle des générations suivantes.

Permettez-moi de vous citer deux extraits significatifs, le premier de Sony Rupaire, le second de Monchoachi:

«Chyen varé mwen !
Chyen foré mwen !
Chyen varé mwen !
Kon nenpot ki jan féred–chyen !
Chyen a Zorey–la foré mwen !
Tout tet a klou an mwen pé tod
Si an ka manti.
Manch a mato an mwen pé fann
Si an dépalé.
Mwen pa té moun a misié–la
Ni an blan ni an nwè.
»
(C’est extrait de «Gran parad, ti kou baton», publié en 1971)

«Doumbédoum — doumbédoum
tou lé zanné, asou plas-la
chouval-bwa ka kouri bwa-bwa :
doumbédoum — bédoum — bédoum…
Toupannan i ka woulé
Ti–bway ka jwé désann-monté
Bédoum-bédoum-bédoum
»
(C’est extrait de «Bel Bel Zobe», publié en 1979)

Outre la volonté de construire une poétique du créole à l’écrit, poétique qui prend appui sur celle de l’oral, ces différents auteurs vont dans le même temps s’employer à diffuser un message de résistance culturelle et politique. Ils vont, en effet, chercher à valoriser le petit peuple antillais, les travailleurs, les coupeurs de canne, les ouvriers des usines à sucres, les servantes etc…Ils vont dénoncer, à la suite de Frantz Fanon, la bêtise de la petite-bourgeoisie antillaise et son désir forcené de se «lactifie», de se blanchir si vous préférer, volonté de lactification qui se manifeste par une créolophobie (haine du créole) quasi-pathologique. Rappelez-vous ces cours de récréation dans les écoles des années 50-60 où l’on apposait des affiches du genre: «Il est interdit de parler créole et de cracher par terre».

A côté de la poésie, le théâtre en créole va connaître sa décennie de gloire à compter des années 70 avec le Téat Lari en Martinique, le Théâtre du Cyclône en Guadeloupe et la troupe Coui d’or en Haïti. La voie avait été ouverte par Georges Mauvois qui, en 1962, publia le magnifique «Agénor Cacoul», pièce qui est à la fois une mise en scène du conflit diglossique qui affecte la société martiniquaise et une dénonciation de l’exploitation éhontée des travailleurs de la canne. Mauvois continue jusqu’à aujourd’hui une œuvre théâtrale majeure en créole avec des œuvres aussi célèbres que «Misié Molina» ou «Man Chomil». Elie Stéphenson en Guyane, Jeff Florentiny en Martinique suivent la même voie, donnant ses lettres de noblesses au théâtre en créole.

C’est aussi en 1973, que Jean Bernabé fonde, dans ce qui n’était encore à l’époque que le «Centre Universitaire d’études littéraires de Fouillole», le GEREC (groupe d’études et de recherches en espace créole). Reprenant le système graphique de Faublas et Pressoir, Bernabé va l’améliorer et lui donner une consistance scientifique qu’il n’avait pas jusque là. Il mettra en avant le concept de syntaxe graphique indispensable à la notation du créole car dépassant la simple notation des phonèmes isolés. D’autre part, Jean Bernabé refonde, dans son momumental «Fondal-Natal » publié en 1975, la notion de diglossie en établissant une échelle à 4 poles: un pôle haut allant du français standard au français créolisé, un pôle bas allant du créole francisé au créole basilectal, les deux pôles étant séparés par un discontinuum. Bernabé est le premier à décrire la situation sociolinguistique du créole comme étant un continuum-discontiuum là où avant lui, les linguistes ne voyaient qu’un simple continuum.

Enfin, en établissant de manière rigoureuse la syntaxe des créoles martiniquais et guadeloupéen, Bernabé va poser les bases d’une réflexion sérieuse sur ce qu’il appelle «la souveraineté scripturale du créole» et la nécessité de forger une langue écrite créole autonome par rapport à son oralité. En 30 ans d’existence, le GEREC, devenu depuis 5 ans, le GEREC-F («F» pour «francophone ») abattra un travail considérable au plan scientifique grâce à ses deux revues «ESPACE CREOLE» et «MOFWAZ» et à la création d’une licence, d’une maîtrise, d’un DEA et d’un doctorat en langues et cultures créoles au sein de l’Université des Antilles et de la Guyane. Il sera aussi le principal promoteur du CAPES de créole dont deux promotions sont déjà sorties.

Si l’on revient au plan strictement littéraire, il est à noter deux œuvres majeures concernant le genre romanesque jusque là peut utilisé en créole: le tout premier roman en créole haïtien, «Dézafi», publié en 1975 par Frankétienne et le tout premier roman en créole martiniquais, «Bitako-a», publié en 1985 par Raphaël Confiant. Ces deux textes sont importants car il marquent une étape important de l’accession du créole à l’écriture puisque le genre littéraire le plus éloigné de l’oralité est sans conteste le roman.

Autant il est relativement aisé d’écrire une chanson, une fable, un poème, une fable ou une pièce de théâtre en créole, autant il est difficile d’écrire de la prose c’est-à-dire des nouvelles et surtout des romans en créole. Ces deux auteurs ne se contentent pas de calquer le roman européen, ils s’efforcent d’inventer un modèle romanesque créole: le premier, Frankétienne, en inaugurant un style en spirale comme il le dit lui-même, inspiré des litanies du vaudou; le second, Raphaël Confiant, en détournant les techniques du roman moderne européen qui supprime la linéarité du récit et qui multiplie les voix narratives.

Il serait trop long de citer tous ceux qui à partir des années 80 vont continuer à forger le sillon de la littérature créole. Je citerai en Martinique Serge Restog, Jala, Térez Léotin, Georges-Henri Léotin etc…; en Guadeloupe, Max Rippon, Roger Valy, Banzo etc…en Haïti, Dominique Batraville , Georges Castera etc…Impossible de les citer tous car il s’est publié davantage de livres en créole pendant les 30 dernières années du 20è siècle que pendant les 3 siècles précédents.

Cette accélération brutale de la publication en langue créole ne doit toutefois pas faire oublier les graves dangers qui pèsent sur le créole. Le créole est aujourd’hui en danger de mort. Il faut qu’il entre massivement à l’école, dans les médias, dans l’administration, la justice etc…s’il veut devenir une langue de plein exercice. Pour belle qu’elle soit, pour formidable outil d’excitation de l’imagination qu’elle soit, la littérature n’a jamais sauvé une langue de la disparition.

Conclusion

Après ce parcours, trop rapide j’en convient de l’écrit (et de la littérature) en créole, le moment est venu de conclure et de se poser la question du devenir de celui-ci. Nous avons vu, en effet, que toute notre société est en proie depuis un quart de siècle à un terrifiant processus de décréolisation qui affecte non seulement la langue créole mais l’ensemble de nos pratiques culturelles: le costume créole n’est plus porté que pendant les carnavals et les concours de Miss la cuisine créole ne se pratique guère plus que le dimanche ou les jours de fête; l’architecture créole a cédé la place au béton et à la climatisation; les veillées mortuaires et les conteurs des mornes ont quasiment disparu etc... Il n’y a guère que la musique créole à résister à ce raz-de-marée de francisation, d’européanisation et d’américanisation.

Sur la question de la langue qui nous préoccupe plus particulièrement aujourd’hui, je dirai qu’on assiste à un étrange phénomène: plus on écrit le créole, plus on fait des recherches sur lui, plus il pénètre dans des lieux où il était jadis interdit (école, université, église, télévision etc…), plus il recule quantitativement et qualitativement. En effet, les linguistes admettent l’existence d’un créole stabilisé entre 1660 et 1970, soit presque exactement 3 siècles, créole qui était fort d’une syntaxe solide, très différente de celle du français, qui avait une énorme capacité à transformer les mots français, à les créoliser, créole qui satisfaisait tous les besoins de nos pays lesquels étaient entièrement centrés sur la culture et la transformation de la canne à sucre, cette fameuse société d’habitation dont j’ai déjà parlé. Eh bien, avec la fin du système plantationnaire, au tournant des années 60, du 20è siècle, c’est la niche écologique dans laquelle prospérait la langue créole qui disparaît. Le créole a le plus grand mal à survivre dans la société départemantale, puis départementalo-régionale dans laquelle nous vivons depuis un demi-siècle. Il est sommé de s’adapter à des situations inédites pour lui mais personne, aucune instance politique, ne se préoccupe de l’aider en la dotant de lois qui le protègent et lui permettent de se développer. Il manque cruellement à nos pays une politique linguistique digne de ce nom.

Mesdames et messieurs, je vous remercie de m’avoir écoutée.

Jane ETIENNE
Professeur certifié-stagiaire de créole
Collège Julien Nicolas (novembre 20003)

 
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