Ayiti

Jacques Bernard s'explique

Jean Erich René
 

Mulet
Mulet, roche gravée en Val Camonica, Italie. Source

L'enjeu politique des élections du 7 février 2006 a soulevé pas mal de passions et de réactions. En dépit de tout ce qu'on raconte le problème des classes et le préjugé de couleur demeurent le dénominateur commun de la fracture sociale haïtienne. Son écho s'est répercuté au niveau du CEP et explique en majeure partie les dernières frictions qui ont occasionné le départ précipité de Jacques Bernard.

Si la politique demeure le moyen de gérer les richesses nationales au profit du bien-être collectif, elle représente aussi l'instrument idéal de domination des masses par la classe possédante. Notre plus grande erreur consiste à regarder l'avenir sans nous soucier du passé comme le souhaite l'Administration de Georges Bush. Pourtant, notre passé nous suit . Nous ne pouvons pas construire le futur sans tenir compte des paramètres présents que nous héritons de notre passé récent et lointain. Il faut se référer à l'histoire, maitre de vie et de science, pour comprendre l'éclatement actuel au sein du CEP.

Notre nation est constituée de fils d'esclaves et d'affranchis. Après 202 ans de vie commune les frontières ne se sont pas encore estompées. Il faut avoir le nez assez fin pour relever l'odeur de la lutte des classes à travers les élections du 7 février 2006. Nos scénaristes ont tout mis en œuvre pour masquer la note dominante traditionnelle des élections en Haïti: noir versus mulâtre. Des slogans tels que: "Nou pap vote póv ankó", étaient de nature à écarter définitivement la classe moyenne des votes populaires.

Si la géniale opération de maquillage entreprise depuis près de 2 ans par le groupe des 184 a pu réduire l'importance de la colorimétrie aux yeux de l'électorat haïtien, la rétine du peuple et de certains conseillers du CEP n'est pas dupe de cette retouche cosmétique. Les réactions des paysans de Trou du Nord est un signe évident de la persistance de la nuance épidermique du Candidat à la Présidence. Nous croyons pouvoir enterrer à coups de langues et de mensonges 1946 et 1957. Pourtant l'Estimisme et le Duvaliérisme ont entrepris un véritable travail de reprofilage mental au niveau de la classe moyenne et de la paysannerie haïtienne. 16 décembre 1991 marque un tournant dans l'histoire d'Haïti et représente la date initiatique des masses de nos bidonvilles dans l'électorat haïtien. Qu'on les appelle chimères ou bandits, Jean Bertrand Aristide les a affranchis de leur ghetto mental. Ils font définitivement partie de la grande mobilisation qui conduit désormais vers le Palais National.

Les preuves sont là ils ont aggravé le score en accordant à René Préval plus de 48% des suffrages. Personne ne peut arrêter la roue de l'histoire sans quoi vous risquez d'être broyé par ses engrenages dont la complication et l'enchevêtrement défient l'esprit de couillonnade et la finasserie des maitres d'armes les mieux entrainés. L'influence de Jimmy Carter aux élections de 1991 n'a pas pu détourner les bulletins de vote du peuple en faveur de Marc Bazin, jadis le favori de Washington. Une fois de plus l'histoire, comme une rivière en crue, vient de nous prouver qu'elle ne tolère aucun obstacle sur son passage, quelle que soit leur nature. L'Institution électorale demeure le centre de fabrication du Président de la République, des sénateurs et des députés, les principaux outils de gestion de la République pour 5 ans. La Richesse et L'Espoir de nos différents groupes sociaux dépendent étroitement des composantes du gouvernement en place.  

L'arrivée de Jacques Bernard à la direction générale du CEP 4 mois avant les élections a soulevé beaucoup d'inquiétudes. Quel est le mandat de ce nouveau directeur général reconnu comme le patron du CEP par Gérard Latortue?

On peut tout de même noter à son actif, l'introduction des éléments de modernité suivants:

  1. L''activation de l'impression de la carte d'identification nationale aux bons soins de la Compagnie mexicaine la Digimark. 3,5 millions d'Haïtiens et d'Haïtiennes ont maintenant une carte d'identification en bonne et due forme. Les élections de 2006 révèlent que 600'000 Haïtiens et Haïtiennes n'avaient aucune pièce d'identification nationale. Le matching des cartes électorales avec les empreintes digitales des électeurs empêche la double utilisation dans les bureaux de vote.  
  2. La création des Centres de vote réunissant 12 à 13 bureaux empêche la falsification des procès verbaux. L'opportunité est offerte aux délégués des Partis et aux observateurs d'avoir un contrôle plus strict sur le processus électoral.  
  3. Installation d'un Centre de Tabulation à la SONAPI où deux rangées d'ordinateurs traitent indépendamment les données et permettent de corriger les erreurs tout en évitant toute collusion entre les opérateurs.  
  4. L'innovation de la liste électorale comportant:

a) le nom de l'électeur que le Secrétaire du Bureau peut identifier à l'aide de la photo imprimée sur la carte électorale

b) la liste électorale partielle que le Président du Bureau consulte compte tenu du critère de territorialité du votant.  

Toutes ces mesures prises par Jacques Bernard pour s'assurer de l'étanchéité des urnes et de l'authenticité de son verdict énervent plus d'un conseiller qui dès son arrivée essaient à tout bout de champ de lui mettre les bâtons dans les roues afin d'enrayer la machine. Ils reprochent de plus à Jacques Bernard de manipuler le Centre de Tabulation. Au profit de qui?

L'Administration américaine, au nom du néo-libéralisme souhaiterait avoir son représentant comme locataire du Palais National. Elle a essuyé le 7 février 2006 les mêmes erreurs du 16 décembre 1986 parce qu'elle refuse de comprendre le poids du passé dans la politique haïtienne. L'élection présidentielle en Haïti a toujours été l'objet d'un compromis politique. Clément Jumelle consulté à la veille de la publication des résultats des élections de 1957 disait qu'il préférait mille fois la présidence du Docteur François Duvalier que l'éventuel régime d'apartheid de Louis Déjoie.

Dans la même foulée René Préval a reçu la clé du Palais National. On voudrait à tout prix empêcher la remontée du lait mais l'autre candidat le plus en vue a déjà un pied dans la tombe.

Les résultats des élections du 7 février 2006 tout en accordant la première place à René Préval, faute de majorité absolue, exige un second tour. Patrick Féquière, Pierre Richard Duchemin et Gerson Richmé s'y opposent farouchement. Boniface Alexandre requiert le recomptage des votes dans la nuit du mercredi 15 février. Le lendemain nous avons eu la grande surprise d'apprendre que les résultats définitifs ont été publiés en faisant appel aux votes blancs contrairement aux vœux des articles 185,188,189,190 de la loi électorale. Le caractère illégal et politique de cette décision outrepasse les compétences techniques du Directeur général Jacques Bernard, soupçonné de manipulations en faveur d'un candidat de sa classe sociale.

Le peuple a été mobilisé pour exiger la victoire de René Préval au Premier Tour. Toutes les chambres de l'hôtel Montana où se trouvait la veille, Jacques Bernard ont été fouillées. Il fut surveillé par des individus armés sur la route de l'aéroport qu'il emprunte ordinairement chaque jour pour se rendre au CEP. Sa ferme fut incendiée à Thomazeau. Par souci de transparence et d'équité on a procédé à la publication des résultats partiels. Une telle initiative ne fait pas partie de la culture politique haïtienne. Patrick Féquière et Pierre Richard Duchemin accusent publiquement Jacques Bernard de tentative de manipulation des votes du peuple et du vol de la victoire de René Préval avec un second tour. Jacques Bernard s'explique: aucune campagne d'éducation civique n'a été entreprise au préalable afin de sensibiliser la population sur le déroulement du processus électoral. Telle est la cause principale de ce quiproquo.

En dépit de certaines petites failles, les élections du 7 février 2006 demeurent les meilleures dans les annales de notre histoire, affirme le Directeur du CEP Jacques Bernard à l'émission Echo d'Haïti de Boston. Par éthique professionnelle il se garde bien de faire des jugements de valeur sur la décision politique de dernière instance impliquant les votes blancs dans le calcul des ratios des suffrages obtenus par chaque candidat. Jacques Bernard avoue qu'il n'avait pas participé à la réunion recommandant les votes blancs. Il s'agit d'une décision du Conseil d'Administration dont il ne fait pas partie. La direction générale du CEP qu'il dirige n'est pas concernée.   De l'avis de ses accusateurs, Jacques Bernard qui ne compte que 4 mois au CEP a monté une machine qui devait assurer la victoire virtuelle d'un candidat pro-américain. Pourquoi cette suspicion?

Pourquoi Pierre Richard Duchemin, Patrick Féquière manifestent un tel ressentiment contre le Directeur Jacques Bernard au point de le menacer jusqu'à le porter à gagner momentanément l'exil. Le drame dérive du fait qu'avant son arrivée au CEP, chaque conseiller électoral avait le contrôle d'une partie du processus électoral qu'il dirigeait indépendamment. Il y avait un vrai micmac entre les interventions isolées et non coordonnées des conseillers électoraux, l'OEA, la Minustah . C'était un vrai bazar.

Jacques Bernard a posé deux conditions préalables:  

  1. Toutes les structures opérationnelles doivent dépendre de la Direction Générale qu'il dirige. La politique sera du ressort du Conseil d'Administration.
  2. Il touchera une gourde par mois comme salaire symbolique.  

De telles décisions ont diminué la marge de manœuvre de certains conseillers qui étaient bien obligés de remettre les dossiers qu'ils détiennent. Ils ont juré de faire payer cette facture à un coût exorbitant à Jacques Bernard qui pourtant ne joue qu'un rôle technique. Les résultats des élections relèvent d'un compromis politique sous la pression de la rue et des altermondialistes. Les décisions du Conseil administratif sont souveraines et Jacques Bernard comme simple exécutant n'y est pour rien et n'a qu'à se courber.

Jean Erich René
26 février 2006