Ayiti

Toussaint Louverture
et la jeunesse haïtienne d'aujourd'hui

Leslie F. Manigat
  

Louverture
Toussaint Louverture et la Constitution de 1801.
PHILIPPE CLAUDE Carrie Art Collection

Esquisse d'une recherche de l'univers louverturien
dans la fécondité de son actualité présente pour «l'histoire vivante»

(Conférence au lycée Toussaint Louverture et interview
à la TNH à l'occasion du 202ème anniversaire de la mort le 7 avril 2005)

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Deux traditions polémiquent au sujet de l'interprétation de la vie et de l'œuvre de Toussaint. Une tradition restrictive, critique, voire même hostile au personnage, qui remonte à nos premiers historiens de tradition comme Beaubrun Ardouin, mais qui comprend paradoxalement un penseur politique averti de la trempe d'Emile Saint Lot, peu tendre pour le personnage. Et une tradition laudative, largement majoritaire dans la bibliographie dominée par de grands classiques comme Schœlcher, Pauléus Sannon, CIR James, Aimé Césaire etc, souvent élogieuse à satiété, voire hagiographique comme la fameuse harangue de l'américain Wendell Philips dont l'exaltation superlative dénonce les préjugés qui empêchent de placer Toussaint à sa vraie place, au-dessus de tous les grands hommes illustres de l'histoire universelle. Un Toussaint controversé de l'histoire romantique, mais généralement reconnu comme un des grands destins de la catégorie des démiurges de l'évolution de l'humanité.

Mais on peut adopter une autre perspective, à mes yeux plus féconde, opposant deux conceptions. Un Toussaint Louverture personnage clos par sa mort. Toussaint, c'est fini, un passé mort et enterré. C'est à ce titre qu'il peut être objet d'études scientifiques comme un insecte dans un bocal. L'objectivité est garantie possible parce que c'est un sujet mort le 7 avril 1803 et enterré au Fort de Joux, un «fait historique» qui s'est passé et est définitivement passé comme il s'est exactement passé, ce qui explique que les historiens cherchent à le retrouver objectivement comme passé révolu. C'est l'histoire positiviste Et un Toussaint Louverture personnage ouvert, même après sa mort, à l'évolution de l'actualité. On peut «enrichir» Toussaint dans sa vérité post-mortelle encore à découvrir. Le passé est une reconstruction permanente, à cause des hommes qui changent et ont des besoins nouveaux et une curiosité nouvelle, avec lesquels ils interrogent l'histoire. La vérité de Toussaint est toujours ouverte et en évolution. On y voit alors des choses qu'on ne pouvait pas voir avant, bien qu'existantes, et ce, du fait de l'état de nos appareils cognitifs.

C'est comme la physique contemporaine qui fait voir des phénomènes (de l'infiniment petit et de l'infiniment grand) qu'on ne pouvait pas connaître autrefois, mais qui préexistaient avant leur «découverte». La science économique d'aujourd'hui nous met en mesure de nous faire connaître un autre Toussaint que celui de Madiou. Un exemple fameux de notre histoire que j'aime citer. L'élaboration de la théorie de la détérioration des termes de l'échange après la seconde guerre mondiale (Raoul Prebish) nous fait mieux connaître la réalité d'Acaau et de son temps en 1844-1845 quand le leader paysan s'éçriait: «Que dit le cultivateur auquel il a été promis, par la révolution, la diminution du prix des marchandises exotiques et l'augmentation de la valeur de ses denrées? Il dit qu'il a été trompé».  Cherchez Acaau dans Raoul Prebisch! Ainsi, La «leçon» de Toussaint est toujours ouverte. Chercher Toussaint Louverture aujourd'hui est l'objet et l'objectif de l'histoire vivante.

Sur Toussaint, nos ignorances sont fondamentales. Elles sont objectives. On m'a demandé à brûle pourpoint au cours d'une interview télévisée: Toussant était-il à la cérémonie du Bois Caïman? J'avoue l'ignorer. Mieux: jusqu'à m'en administrer la preuve irréfutable écrite ou étayée sur une tradition orale documentée, je crois sa présence invraisemblable en ces lieux. J'ai parlé d'invraisemblance comme expression de mon ignorance du fait. Ignorances et invraisemblances, problème contre lequel bute constamment la connaissance historique.

Par contre, Toussaint s'est souvent réclamé d'avoir été à l'origine du soulèvement des esclaves en 1791, en des termes sans équivoque: c'est lui qui a tout commencé, dit-il et il rend grâce à Dieu d'avoir eu le premier l'inspiration et l'initiative de ce soulèvement. Mais laissons parler Toussaint lui-même: «L'idée de cette liberté générale pour laquelle vous combattez…, par qui la base en a–t-elle été informée? N'en sommes-nous pas les premiers auteurs? ..C'est à moi d'y travailler comme étant le premier porté pour une cause que j'ai toujours soutenue…Ayant commencé, je finirai». Et c'est alors qu'en termes définitifs, il devient l'oracle inspiré: « Je dois rendre grâce à l'Etre Suprême de l'inspiration dans laquelle je me suis trouvé plongé pour cette cause». En août 1793, son nom était déjà connu, assurait-il, pour proclamer qu'il avait inauguré sa lutte armée pour la cause de la liberté générale des esclaves. Ceci, pris à la lettre, met Toussaint à la genèse de la révolution servile.

Autre ignorance objective qui continue: la volumineuse correspondance de Toussaint Louverture réunie en plusieurs volumes manuscrits n'a pas encore été publiée. On s'imagine combien de révélations nous attendent avec le dépouillement systématique de cette correspondance monumentale! Quel «nouveau» Toussaint va-t-il en émerger éventuellement?

Mail il reste les ignorances subjectives: le personnage demeure énigmatique, mystérieux, non pas rebelle à l'analyse mais difficile à percer. Chaque être porte en lui sa différence incommunicable, nous disait le grand historien catholique Henri-Irénée Marrou. Connaître Toussaint, de l'économie à la psychanalyse, tel est l'objet et l'objectif de ce que nous appelons l' histoire totale .

Il y a au moins trois Toussaint: son identité biologique, son identité subjective et son identité sociale, selon la distinction méthodologique d'Edgard Morin, mais cette dernière débouche sur la problématique universaliste de Lucien Febvre appliquée à Toussaint comme «le produit de l' initiative individuelle et de la nécessité sociale». Part de l'initiative individuelle, part de la nécessité sociale? Comment départager, quand l'identité de l'homme individuel était déjà pétrie dans la glaise de la nécessité sociale, et que la nécessité sociale s'était individualisée pour faire de lui ce qu'il était ou allait devenir.

Mais il demeure qu'il faut admettre l'existence d'hommes hors pair pour dynamiser et opérationnaliser la nécessité sociale à un moment donné, qu'il faut à certains ce fameux coefficient personnel pour être parmi les hommes qui font l'histoire, que Toussaint avait l'étoffe qui fait les génies. Il n'est pas donné à tout un chacun d'être une figure de proue. Toussaint a été un grand homme. Mais même intrinsèquement génial, il serait resté Fatras Bâton ou au mieux Toussant Bréda, s'il n'y avait pas eu «la force des choses», notamment les conditions objectives et subjectives de sa production sociale comme être d'exception, l'environnement qui l'a forgé et propulsé comme personne singulière concrète à partir des conditions sociales opérantes, la conjoncture dont les éléments actifs l'ont marqué pour être ce qu'il fut et choisit d'être, ce qu'il voulut et décida de vouloir, et ce qu'il accomplit et opta d'accomplir, en une autonomie relative conditionnée Toussaint Louverture fut une «médiation» au sens Sartrien du terme, et comme tel, il est une gestion vivante et circonstanciée de la relation entre l'autonomie et la liberté qui fonde et limite la responsabilité humaine dans ce que Sartre a appelé «les déterminations concrètes de la vie humaine.» C'est dans ce sens que Toussaint et non pas un autre, fut et continue d'être l'auteur de son œuvre qu'il faut revisiter sans cesse pour la création continue de son message perpétuellement actualisable.

J'ai souvent rappelé que son temps d'existence et d'action se situe au quatrième des cinq moments significatifs dans le déroulement évolutif de l'histoire de la révolution de Saint Domingue. Jetant un regard rétrospectif sur ce passé de luttes qui a abouti à la victoire de la révolution anti-esclavagiste et anti-coloniale à Saint-Domingue-Haïiti, on peut y distinguer, en effet, ce que j'ai appelé les cinq moments fatidiques du destin évolutif de l'ère de l'émancipation révolutionnaire haitienne.

Le moment Zabeth, archétype de l'esclave marronne indomptable, qu'on fouette et torture à sa capture après une première fuite en marronnage, à qui on coupe une oreille après sa seconde sortie, et qui repart encore, à qui cette fois-ci on coupe un bras quand elle est reprise à la troisième fuite, et qui repart encore une quatrième fois quand même, pour se voir finalement couper un jarret. C'est, commente Charles-André Julien, professeur à la Sorbonne, le cas individuel de refus irréductible de l'esclavage, et que le Dr Jean Price Mars, dans un langage qui lui est propre, aurait appelé la preuve vivante d'un amour immarcescible de la liberté.

Le moment Mackandal, marron qui parvient à la conscience de l'affranchissement général au milieu du 18ème siècle, objectif qu'il recherche à travers un complot pour supprimer tous les maîtres par le poison. C'est encore du marronnage, mais arrivé à maturité de l'action collective concertée et clandestine pour un but global.

Puis, mutation décisive par un saut qualitatif du marronnage qui culmine en insurrection comme le papillon sort de sa chrysalide, ainsi que je crois l'avoir démontré dans une communication publiée dans les Annales de l'Académie des Sciences de New York: c'est le moment Boukman marqué par le soulèvement massif des ateliers. C'est donc la révolte générale sous la direction d'un chef insurgé, catalyseur et entraîneur d'hommes, mystiquement inspiré par un vodou vengeur et libérateur.

Puis, c'est donc le moment Toussaint Louverture avec lequel la révolution servile trouve, comme l'écrit judicieusement Césaire, une «tête politique», et qui forge l'arme de l'indépendance, l'armée indigène, bien qu'aménageant une période intermédiaire de «self government» pour la colonie, c'est-à-dire l'autonomie, avec le projet indépendantiste différé dans sa réalisation mais préparé systématiquement sur le plan politique interne, le plan militaire, le plan diplomatique (anglais et américain) et le plan géo-stratégíque régional (traité secret avec Maitland, les fastes régaliens réglés par les anglais au Môle Saint Nicolas à son profit, ouverture directe à Washington) en attendant de s'incarner dans la Constitution de 1801 que Toussaint fait rédiger par ses amis, promulguer dare dare sans avoir préalablement consulté la métropole, et selon laquelle il érige son pouvoir noir à vie avec droit de désigner son successeur. La goutte d'eau qui devait faire déborder le vase après les départs forcés de Sonthonax et d'Hédouville notamment. Toussaint était trop intelligent pour ne pas l'avoir réalisé. Mais l'expédition militaire française de Leclerc qui devait ramener la colonie à l'heure métropolitaine, l'oblige à démasquer prématurément son jeu, en le forçant à ordonner et à organiser la résistance armée aux troupes envoyées par Bonaparte, inaugurant ainsi ce que les historiens père et fils Mentor et Gérard Laurent appellent justement «la première phase des guerres d'indépendance».

Enfin arrive le moment Dessalines, post louverturien, qui fait succéder sa fulgurance à la temporisation louverturienne, et radicalise la révolution pour faire aboutir, grâce à une guerre de libération nationale dont l'armée indigène sort victorieuse, une indépendance irréversible. Un jeune s'est posé la question pourquoi c'est Toussaint qui est considéré comme le premier des noirs alors que c'est Dessalines qui nous a donné l'indépendance. Des deux, Toussaint est le premier chronologiquement. Mais il ne faut pas esquiver le problème. Dessalines avait du caractère, Toussaint avait du génie. C'est Dessalines le fondateur, donc au rôle décisif, et Toussaint le précurseur. On peut à juste titre reconnaître et admirer davantage le génie à facettes de Toussaint comme grand homme plus complet de l'histoire universelle à l'étoffe reconnue plus diversifiée et riche, mais Louis Mercier avait raison à sa manière en disant qu'on n'est pas haïtien si on n'est pas Dessalinien.

Mais cela n'empêche point que Toussaint lui-même ait eu son histoire en trois moments d'évolution de son statut personnel au sein de la société dominguoise. D'abord le petit nègre resté esclave de jardin pendant longtemps, mais à sang princier. Cette expérience servile à la base a fait le premier Toussaint, mûr pour la contestation contre un système qu'il a enduré en s' y accommodant tant bien que mal, mieux que la majorité des esclaves de jardin, avant de le rejeter résolument. Un temps d'observation, de réflexion, de maturation et d'incubation. On ne naît pas révolutionnaire, on le devient. Les mystères et la conscience de son hérédité princière africaine, en tant que fils de Gaou-Guinou, roi des Aradas, font dire dans le Nord qu' il est «né à coiffe» et que cela a à voir avec son destin futur de chef. Le cas est peu banal, en vérité.

Le second Toussaint est un esclave domestique, bien qu'il fasse mettre de l'ordre dans la chronologie louverurienne par rapport à l'évolution de son statut au sein de la société coloniale du Nord. Ce qui nous intéresse ici chez l'esclave domestique Toussaint, c'est qu'il vit dans la familiarité des maîtres, dans leur «proximité». Il observe, constate la nature humaine avec ses faiblesses, ses laideurs, ses bassesses et mesquineries, sa cupidité, sa dépravation, la férocité des intérêts, mais aussi son humanité, ses qualités individuelles, et jusqu'à ses capacités d'abnégation. Toussaint est arrivé à s'attacher à quelques-uns de ses maîtres et est connu pour avoir sauvé certains de la violence révolutionnaire des esclaves déchaînés en 1791. Mais le trait le plus important est que l'esclave domestique, s'il a l' intelligence d'un Toussaint, ne se laisse pas imposer par les maîtres dans son for intérieur, en dehors des cas de mimétisme connus et compréhensibles, il ne s'en laisse pas conter, il a même une conscience de sa supériorité ou, en tout cas, il échappe au complexe d'infériorité que la chose coloniale veut lui faire coller à la peau. Bysmark disait qu' il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre.

Enfin Toussaint est devenu un affranchi de statut légal, selon les recherches de l'école de Gabriel Debien avec la participation de Jean Fouchard. Jusqu'à récemment on ignorait ce fait que bien des historiens et professeurs d'histoire n'ont pas encore avalisé. Toussaint affranchi et même propriétaire de quelques esclaves selon cette thèse récente, c'est l'élargissement du champ des possibles pour lui, et les meilleurs chances d'épanouissement personnel. Mais le fait est étrange que Toussaint n'ait pas agi en tant qu'affranchi pendant toute sa carrière publique, mais en tant qu'esclave puis ancien esclave dans la catégorie des nouveaux libres. Les découvertes de Debien et de son école ne nous ont pas encore fait comprendre vraiment cette étrangeté historique que Toussaint n'ait jamais fait état d'avoir été affranchi dans sa carrière d'homme public, réserve faite des surprises possibles de sa correspondance inédite.

On retiendra, en tout cas, que dans ses mémoires au Fort de Joux, un des textes du cru personnel de Toussaint à l'adresse du premier consul, notre homme déclare avoir accumulé, avant la révolution, la somme de 648'000 francs, - «j'avais de la fortune depuis longtemps, la révolution m'a trouvé avec environ six cent quarante huit mille francs» – valeur qui, sans être une fortune coloniale, constituait une rondelette somme comparée au pécule des esclaves à talent qui se faisaient des économies sur leur salaire. Ce Toussaint Louverture ne laisse pas d'être exceptionnel..

Les concepts louverturiens au sens du personnage clos d'un passé mort et enterré, ont été depuis longtemps répertoriés pour la plupart par de nombres historiens, par exemple dans mon étude de la liste des 12 facettes du génie louverturien. Hors cette nomenclature classique, on peut voir les choses sous un autre regard. Le premier des concepts louverturiens, sans conteste, est le primat de la liberté personnelle, qui va le porter à briser l'un après l'autre l'ordre esclavagiste puis l'ordre colonial. Pour Toussaint, qui laissait disserter sur «les droits de l'homme et du citoyen» des deux déclarations américaine et française, c'était LE droit de l'homme qui n'était inscrit dans aucune des deux déclarations. Le singulier louverturien est génial: le droit de l'homme. Toussaint avait une admiration et un amour sans bornes pour le général français Laveaux parce que Laveaux était le chef blanc qui avait adopté la cause de la liberté générale des esclaves: c'est le fameux mot lapidaire: «Après Dieu, Laveaux!».

Viennent ensuite, dans le désordre du vrac, la conscience de sa dignité personnelle («la couleur de ma peau nuit-elle à mon honneur et à ma bravoure?»). La dimension ethnique: la conscience noire synthétisée dans ses trois identités: biologique, subjective et sociale. Négritude? oui, mais sans fanatisme. Il y avait chez lui l'ambiguïté du racisme défensif et de l'élan vers le blanc fraternel, mieux que l'ambiguïté, l'ambivalence. Dessalines, qui fut «un bloc» selon le mot de Sténio Vincent, sera plus franchement ethno-nationaliste. La dimension mystique: le guérisseur naturaliste parapsychique, le catholique austère et spectaculaire, le croyant en l'Être Suprême de la Révolution française Robespierriste, l'homme de foi pratique dans les religions ancestrales alors en fusion créatrice dans la colonie, l'utilisateur à Marchand des deux maisonnettes dites «marrassa» lieu de culte louverturien, l'acteur convaincu de ses dons supranaturels et qui en fait état, l'homme de la «baraka» (chance insigne) qui croyait en son étoile.

La dimension pragmatique de l'obsédé de la production économique et de la gestion administrative, en déterminant, à travers les contraintes contradictoires, le champ des possibles. L'évaluation du danger intérieur dans la conduite de la guerre extérieure, comme dans les cas des espagnols et des anglais dans l'île dont Toussaint se servait comme instruments pour son ascension, mais aussi pour affiner sa formule de pouvoir à l'occidentale en se colletant aux autres et maîtriser tous les ressorts de sa toute puissance en édification. Cela n'allait pas sans une certaine dose de sincérité et même de naïveté native. Toussaint était un être de chair et d'os, et son sang était actif-émotif. On sait avec quelle émotion il retrouva à l'occasion de la guerre du Sud sa sœur Geneviève Afiba qu'il n'avait pas revue depuis leur séparation dans le Nord avant la révolution.

Toussaint s'est attaché à certains de ses maîtres qu'il a sauvés de la révolution servile déchaînée en 1791. Une certaine dose d'angélisme l'a amené à croire que les blancs de la colonie collaboreraient dans son système ouvert où ils avaient des avantages et même des préférences au nom de leurs connaissances, de leur expérience et de leur efficacité culturelle, et qu'ils accepteraient le fonctionnement du système à son profit. En réalité, ils acceptaient ce qui restait pour eux au fond inacceptable, le pouvoir noir des nouveaux libres, et ils attendaient, nous dit notamment Madiou, une nouvelle expédition venue d'Europe pour rétablir l'ancien régime. Acceptation provisoire et forcée de l'inacceptable jusqu'à la restauration du statu quo ante renormalisé. Mais pardessus tout, le concept louverturien suprême est la volonté de puissance jusqu'au pouvoir absolu. «Souvenez-vous qu'il n'y a qu'un seul Toussant Louverture à Saint Domingue et qu'à son nom, tout le monde doit trembler» C'est le «je veux, je peux» de l'autre.

Alors, n'est-on pas à l'heure louverturienne aujourd'hui où notre héros mort en 1803 est toujours d'actualité?

Jouons à dresser la liste de quelques thématiques contemporaines, contestées ou non, vraies ou fausses – je ne prends pas ici parti –, qui nous sont familières et qui hantent l'esprit de la jeunesse haitienne actuelle soucieuse de comprendre son présent pour préparer son avenir? C'est un «divertissement», j'en ai peur, mais sérieux au sens pascalien du terme. Les voici au gré de ma mémoire présente: le choix décisif à faire entre la détermination du changement enfin réelle dans le pays et la possible continuité des anciennes pratiques camouflées derrière une acceptation seulement verbale avec laquelle il faut en finir, les «déchouquages», la massification, le populisme, le besoin de nouvelles technologies dans le passage d'un capitalisme à l'autre, l'armée comme réalité incontournable, les militaires démobilisés comme problème à résoudre d'entrée de jeu, la révolution en panne d'alternative mangeant ses fils, les risques de l'explosion anarchique, la peur conséquente du «souverain» que serait une volonté populaire dévoyée en délinquance et débridée en criminalité, la violence terroriste sans avenir, le danger interne et le recours à la solution de la force extérieure, un international à puissance régalienne mais entravée dans le déroulement de son agenda réel pas si secret que cela, une transition décevante et manquée, l'Etat en crise d'autorité, la contrariété des agendas, la société civile sans masque et en question, les jeux machiavéliques, stériles et paralysants du pouvoir et de son jeu personnel, et de l'opposition traditionnelle, l'enjeu cynique du produit «privatisé» des échanges économiques et financiers, la peur préjudiciable à une lutte sérieuse contre la corruption (on fait comme si!), les manœuvres dilatoires des habiles, des coquins et des médiocres contre les patriotes compétents et honnêtes pour retarder les échéances décisives telles que des élections acceptables pour être respectées, un besoin sincère et inassouvi de débat sélectif sur les grandes options de bien public, la porte étroite du salut collectif par une minorité (qualitative) qui doit entraîner la majorité (quantitative), l'exigence du changement salvateur immédiat («hic et nunc», «now») pour en finir avec des pratiques reconnues responsables du malheur national, le pouvoir noir et le pouvoir blanc, le sentiment de la nécessité d'un gouvernement fort à gestion efficiente et efficace et la recherche cependant naturelle de son contre-poids, le défaut d'un substitut politique libéral objet de trop de méfiance par déficit de crédibilité de dirigeants historiques traditionnellement trompeurs (ou krèm krè-ou?), que sais-je?

Ces quelques thématiques contemporaines, à tort ou à raison, s'identifient à l'actualité d'aujourd'hui surmédiatisée. Peuvent-elles aider à comprendre l'étoffe de complexité de l'univers louverturien d'antan, dans sa richesse de contenu, toujours à découvrir comme réalité vécue? Malgré le danger d'anachronisme, – péché mortel en histoire comme on sait – la question n'est pas absurde car Marc Bloch, un des patrons de la «nouvelle histoire» enjoignait aux historiens, en bonne méthode, de comprendre aussi le passé par le présent. Oui, comprendre le passé par le présent. Comprendre le Toussaint d'hier à l'aide du recours au présent d'aujourd'hui à déchiffrer.

Picorons dans ce florilège de perceptions de nos réalités et de nos interrogations, deux ou trois exemples à illustrer pour conclure, en laissant à l'imagination de chacun les coïncidences à établir pour des «correspondances» éventuellement fécondes entre les constats d'aujourd'hui et les découvertes créatrices au sujet de Toussaint Louverture homme d'hier et d'aujourd'hui.

Toussaint Louverture et le déchouquage? Le mot et la chose sont-ils bien de notre temps? Oui mais voici qu'on pense à dire aussi maintenant non. Une nouvelle lecture nous montre la méthode du déchouquage en pratique sous et par Toussaint pour éliminer tour à tour ses adversaires politiques, sous pression populaire manipulée, particulièrement de l'affaire Villatte à l'affaire Hédouville. Mais Toussaint se souciait de garder la mesure dans l'exécution des déchouquages les plus importants, y compris la guerre du Sud, authentique guerre civile pour déchouquer Rigaud et les siens, ses adversaires politiques jurés.. Il disait: «j'ai dit d'émonder l'arbre mais non pas de le déraciner». Non pas de le déraciner? Déraciner, en langage créole propre, c'est littéralement déchouquer, arracher la «chouque» de la terre, arracher à la racine!

Indigénisme et négritude? vocables à la mode au 20ème siècle? Certes oui, mais l'indigénisme a une substance humaine sémantiquement correspondante à sa réalité louverturienne (la conscience noire) et le mot indigène définissait l'armée créée par Toussaint non avec l'incorporation aussi de corps blancs ou étrangers, mais avec exclusivement les noirs et les mulâtres, une négritude armée qui sera la nation armée Il y a un accouplement typiquement louverturien quand Toussant vante le courage admirable des troupes indigènes sous son commandement: «rien n'a résisté à la vaillance des «sans-culottes»! Les noirs politisés de la révolution de Saint Domingue et les blancs politiques de la révolution française en métropole: «va-nu-pieds» et «sans culottes». Mais la négritude chez Toussaint comme conscience noire n'état pas un système, car une conscience mutilée dépasse l'ambiguïté pour être l'ambivalence, Jouer sur deux tableaux! C'est comme si Toussaint disait tout le temps: bonjour et adieu à la négritude, alors qu'avec Dessalines, l'ethno-nationalisme va être un système pur, doté d'une logique exclusiviste conséquente.

La problématique «guerre sociale et révolution» a une consonance idéologique louverturienne propre par rapport à ce que nous avons pu vivre au 20ème siècle. Cependant force est bien de poser le problème de l'incontournabilité d'une armée fonctionnelle comme force nationale d'ordre public (sécurité et défense), le rôle de la violence comme accoucheuse de quelle histoire (?), et le danger quasi-permanent du populisme dans les luttes sociales de masses. Je me suis demandé si on pouvait voir dans l'affaire Moise une dérive populiste au cours de laquelle Moise, par ses critiques «de gauche» contre l'ordre inégalitaire maintenu par son chef et oncle, sapait du dedans et de près le système louverturien à la base sociale de celui-ci, au niveau des masses populaires. Le populisme a souvent raison dans ses critiques sociales mais a presque toujours une stratégie d'échec.

La «massification» comme phénomène d'irruption des masses populaires dans la politique et la société comme sujet actif et conscientisé de l'histoire qui se fait, est une promotion légitime et nécessaire au nom de l'égalité sociale. La massification louverturienne a pris la mobilisation déclenchée au Bois Caiman et lors du soulèvement massif des ateliers du Nord pour la faire aboutir à une authentique révolution abolitionniste, anti-coloniale et agraire. La massification de notre dernier demi-siècle a correspondu à une révolution en panne, productrice de mauvais mutants «voyoucratiques» mais en proie au drame social de la pauvreté sans remède ni perspective d'en sortir. C'est le dévergondage et le dévoiement de la praxis révolutionnaire pervertie dans l'impréparation, l'improvisation et la spontanéité. La massification, pourtant légitime et nécessaire, est largement qualitativement râtée et est en mal d'assainissement difficile.

La réconciliation, autre thème louverturien, pose le problème des modalités et conditions pour se retrouver véritablement ensemble en harmonie, et non reprendre les magouilles d'hier au nom d'un changement de poker menteur, dont les propulseurs et bénéficiaires sont les mêmes qu'hier, inchangés, d'où leur discrédit voire leur impopularité de dirigeants pour lesquels le business sale va avec la politique sale. La réconciliation, souhaitable et souhaitée, est une exigence morale mais aussi une nécessité politique. Pour être sinon totalement sincère du moins viable, elle devrait presque se souvenir de la casuistique du petit catéchisme pour la confession traditionnelle de ses péchés par les fidèles (l'autocritique de la pratique marxiste), le repentir d'avoir péché (la conscience de son erreur), la pénitence comme sanction même morale et miséricordieuse, et le ferme propos de ne plus recommencer.

Justice et réconciliation, mais aussi justice sociale et réconciliation, cette justice sociale sans laquelle tout contrat social serait une duperie pour les masses souffrantes. Il faut y ajouter un temps d'épreuve prudentielle pour convaincre les autres par l'exemple d'une collaboration saine, de l'acceptation du changement de conduite. Toussaint n'a pas eu le temps ni la chance de bénéficier d'une telle qualité de réconciliation. Il nous indique, par son exemple, que le chemin est malaisé, et nous encourage à le parcourir mais avec prudence et lucidité pour accompagner la détermination de s'y engager, surtout quand il commettait lui-même l'erreur naïve en stratégie opérationnelle de prendre le nombre pour la structure, je veux dire qu'il croyait dans le poids de la supériorité numérique (la quantité) sur l'inclination efficace sécrétée par les structures en place (qualité).Or, la réconciliation est seulement l'antichambre de l'union.

La transition, mot et chose à la fois spécifique en tant que politique d'abord, et globale en tant que d'ambition pluridimensionnelle voire totale, est à l'essai aujourd'hui après avoir été à l'épreuve au temps de Toussaint qui a eu à gérer politiquement et économiquement une transition après une révolution qu'il avait contribué à mener à bien. Il n'est pas resté dans l'indéfinition en tergiversant entre l'ancien régime et le nouveau, pour les laisser s'interpénétrer dans une confusion voulue comme un jeu complaisant mais contre-productif par certains, mais tout en dosant l'ancien et le nouveau au profit de celui-ci, il a avancé jusqu'à envisager le projet indépendantiste comme perspective d'avenir et s'y engager en brusquant les choses, après avoir tenté d'aménager une autonomie d'attente.

Notre transition d'aujourd'hui, qu'il faut réussir ensemble en la menant à des élections acceptables pour être acceptées - (il faut y insister) -, est dénoncée de partout cependant comme décevante par déficit de choix clair dans la direction à prendre sans ambiguïté, sans ambivalence, sans complaisance dangereusement complices, et en prenant le risque du changement attendu sans donner l'impression que trop tard n'est pas un danger, et qu'on peut esquiver les priorités urgentes derrière les masques de la technocratie et de la bureaucratie inopérantes, faisant jurer la compétence avec l'incapacité. Mais tout n'est pas sombre dans ce tableau, il faut le dire avec honnêteté. Mais surtout, tout ne peut pas venir de l'extérieur même généreux mais qui a des raisons et parfois ses raisons de faire tarder les choses. Cependant, il n'est jamais trop tard pour corriger de l'intérieur, même si ce n'est pas la voie la plus facile pour se faire admettre comme intelligent et conclusif

Toussaint, le vieux Toussaint, n'a pas cessé de donner des leçons de conduite à nos contemporains d'aujourd'hui, par ses erreurs regrettables et ses succès mérités dont nous restons tributaires.

Avec un Toussaint personnage ouvert à la dynamique de l'actualité changeante, on peut comprendre le passé par le présent.

Leslie F. Manigat 

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 boule Toussaint Louverture
 
 boule Toussaint-Louverture, la Révolution française et le problème colonial Aimé Césaire; préface de Charles-André Julien. 2004. Paris : Présence africaine. ISBN: 2-7087-0397-8.
 
 boule
Toussaint Louverture, Jean Métellus. 2003. Editeur Hatier International, collection Monde Noir, Paris.
 
 boule
Toussaint Louverture et l'indépendance d'Haïti. Témoignages pour un bicentenaire, Jacques de Cauna. 2004. KARTHALA. ISBN : 2-84586-503-1
 
Toussaint- Louverture, le libérateur opportuniste: Toussaint Bréda devient Toussaint-Louverture en prenant la tête de l'insurrection qui agite le nord-ouest de l'île de Saint-Domingue à partir de 1791. Premier général de division noir, il s'allie un temps aux Espagnols, négocie le départ des Anglais, signe des accords avec les Etats-Unis, traite avec le Premier Consul... qui, finalement, le fait capturer et déporter en France. Par Jean-Louis Donnadieu.
 
 boule
Le comte et l'affranchi, destins croisés: De retour à Saint-Domingue, Louis-Pantaléon de Noé, descendant d'un officier de marine, décide, en 1776, de rendre sa liberté à Toussaint, le fils d'un ancien dignitaire africain, capturé sur la côte des Esclaves. Une histoire à suivre... Par Jean-Louis Donnadieu.
 
   
 
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