Atelier linguistique
 
L'Humour francophone
 

par Carole BOUGENOT

Université de Paris Sorbonne, Paris IV
 

Eau de café

Après les premiers échecs qu'il a essuyé au début des années 80 avec la parution de ses premiers ouvrages en créole, citons : «Jik Déyè Do Bondyé», ou encore «Jou Baré» Raphaël Confiant s'est tourné vers l'écriture en français. Précisons en effet qu'il s'agit d'une écriture située à cheval entre le créole et le français, dans un contexte diglossique. Il en résulte une langue hybride qui sera qualifiée plus tard de «riche et chatoyante». A cela ajoutons que cet auteur est également connu pour le caractère vif et tranché de ses discours mais surtout pour son engagement militant quant à la valorisation de la Créolité.

Eau de Café, est un roman paru en 1991 auquel a été décerné le Prix Novembre. R.Confiant y dresse le portrait d'une Martinique des années 50. L'action se dérouleà Grand-Anse, petite commune située dans le nord de l'île. L'auteur a recours à son arme favorite, l'humour, qu'il exploite dans un langage qui lui est propre. Ma démarche consistera à analyser la fonction et la légitimité dans l'œuvre de cette forme d'esprit particulière qui s'attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou encore insolite de certains aspects de la réalité. Comme nous parlons ici d'un procédé qui permet une certaine mise à distance, il importera d'en étudier les thèmes et motifs. Par ailleurs, nous nous interrogerons sur les intentions qui furent celles de l'auteur au moment où il rédigea ce roman.

1. Traitement du rire à travers une langue hybride

A – Célébration d'un univers créole

En parlant de langue «chatoyante», il est fait référence au fait que la nature - faune et flore comprise - est magnifiée tout au long du texte à travers plusieurs procédés stylistiques.

Exemples :

  1. «L'espoir est plus vain que le papayer mâle» Ce proverbe qui appartient au mode dramatique repose pourtant sur une amusante comparaison car en effet, aux Antilles, le papayer est un arbre fruitier dont les souches mâles sont justement connues pour ne pas porter de fruits. Dès lors, tout ce qui est comparé à cet arbre est implicitement soupçonné de stérilité.
  2. «Deux bougres, plus blêmes que des christophines qui ont mûri sous leurs feuilles, sont apparus par une sorte d'auvent» La christophine est un légume dont la taille varie allant de celle du melon à celle de la pastèque. Elle a la particularité d'être d'un jaune très pâle, presque blanc, et de jaunir au soleil. Ici la couleur de peau de ces deux hommes est assimilée à la couleur d'un légume ayant mûri sans soleil.

B – Une langue « riche »

On ne peut pas passer sous silence les richesses sémantiques et linguistiques que véhicule cette écriture hybride. La fusion du créole et du français permet la création d'un langage autant apprécié par les purs créolophones que par les autres lecteurs.

Comment R.Confiant parvient-il à si bien faire chanter l'oralité créole à travers le texte écrit ?

a) mise en abîme du travail de l'écriture : l'auteur justifie la particularité de son écriture en mettant dans la bouche de ses personnages leur tentative relativement fructueuse de parler le français aussi bien que les Blancs à l'époque de l'esclavage : p. 93

«Faute de connaître «sottise», «bêtise», «ânerie», «connerie» et consorts, il entreprit de jouer la gamme des suffixes pour rendre les nuances existant entre ces différents termes, ce qui bailla au grand dam des Blancs créoles «couillonnaderie», «couillontise», «couillonnerie» et «couillonnade».

b) dérivations lexicales et néologismes.

  • dérivations lexicales  : elles consistent le plus souvent en l'amélioration de mots français ou créoles usités. Il peut s'agir d'ajouts de suffixes et de préfixes, le tout consistant à faire dériver un mot, c'est-à-dire à en modifier le genre et créer un effet de sens. Il s'agit surtout de se moquer de la grandiloquence créole: ex. «comportement = comportation», «chagrin = chagrination», «oubli = oubliance».
  • néologismes  : termes qui n'existent ni en français ni en créole : ex. «enfollement» composé de l'adjectif «fou» + adverbe «follement»,. ou encore le terme «maudition» composé du terme «malédiction» + verbe «maudire». Le tout enrichit le sens.

A cela nous rajouterons le rôle important du narrateur qui a un point de vue omniscient grâce auquel nous avons accès à l'intériorité et aux pensées profondes des personnages. (p.159 pas obligé !)

Enfin, il est à noter que les entremêlements langagiers confèrent un aspect comique à certains monologues lorsque les personnages mélangent les différents niveaux de langue.

2. Mise en valeur d'un imaginaire créole

Mise en scène de manière humoristique des mythes et des croyances populaires mais aussi des faits historiques qui ont marqués l'histoire des Antilles.

A - Croyances et mythes

a) l'épisode de l'incube de Grand-Anse (p.89 à 96) traite de la représentation du dorlis dans l'imaginaire collectif.

L'incube, également appelé dorlis, est une croyance populaire. C'est un homme qui se transforme en esprit la nuit et qui, grâce à un pacte avec le diable, pénètre dans les maisons en passant par les serrures des portes afin de satisfaire tous les désirs des femmes, dans le lit conjugal, pendant leur sommeil mais aussi pendant celui de leur mari car les dorlis ont la particularité d'être invisibles et immatériels la nuit.

Cet épisode raconte l'origine du port des culottes noires par les femmes antillaises, culottes connues pour repousser les créature maléfiques le soir au coucher.

On a affaire au comique de situation : inutilité des messes d'action de grâces et aussi de la sorcellerie pour venir à bout de l'incube.

b) Mythe de l'origine de la question de couleur et caricature du Blanc, du Noir et du Mulâtre (race issue du croisement biologique entre les deux premiers).

p. 331 – 332 : résumé de ce mythe: si le Blanc occupe le haut de l'échelle sociale, le Mulâtre le milieu et si le Nègre est dans la posture la moins avantageuse, c'est tout simplement parce que Dieu l'a puni d'être arrivé au rendez-vous qu'il leur avait fixé avant de les envoyer tous les 3 sur Terre. Etant arrivé à l'heure, le Blanc obtint la richesse, le Mulâtre étant arrivé avec une matinée de retard reçu l'intelligence et le Nègre «une pile de fourches, de houes, de coutelas et de truelles

Caricature stéréotypée :

Le Blanc : décrit en première phrase:

«il s'habilla très vite et s'empressa d'arriver le premier.»

Le Mulâtre : décrit en une phrase plus longue:

«Pétri d'insouciance et de je-m'en-fou-ben, comme nous le savons tous , il s'attifa, coiffa longuement ses longs cheveux…»

Le Nègre : un paragraphe entier lui est consacré. Peint comme un être aimant faire la fête:

«Il éplucha des cannes, but du sirop – madou, changea son bœuf de piquet, lutina toutes les femmes qui passaient aux abords de sa case se rendit au rendez-vous à 5h de l'après-midi»

B - Traitement comique des faits historiques

a) Arrivée du Général De Gaulle en Martinique en 1957 (p.303 – 305)

Fait historique devenu une légende et qui fait partie de la mémoire collective. Le comique repose sur le pouvoir thaumaturgique prêté au général, pouvoir de guérison autrefois attribué aux grands rois. Son arrivée est vécue comme l'arrivée d'un dieu sur terre. La réaction démesurée des personnages n'est pas sans laissée le lecteur indifférent :

« Les femmes tombaient d'évanouissement par grappes ou s'agenouillaient pour prier»

«Une bougresse enceinte jusqu'aux yeux hurla : Bon Dieu, fais moi accoucher là – même, s'il te plaît

La plus célèbre phrase de Gaulle :

«Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que vous êtes Français ! Que vous êtes foncés».

Mise en perspective du pouvoir thaumaturgique :

«On lui présenta des enfants pour qu'il leur touche le front et qu'ils reçoivent un peu de son intelligence. Des vieilles femmes lui baisaient les doigts dans l'espoir de retrouver une seconde jeunesse

b) - La Vierge du Grand retour (p.158 à 173)

La légende veut que le 6 mars 1948 on ait trouvé en Martinique, échouée sur une plage, posée dans une barque, une statue de la Vierge Marie. Selon la légende, elle aurait traversé l'Atlantique pour venir aux Antilles. On fit faire à cette statue le tour de l'île et elle fut définitivement installée dans une église de la commune de Rivière-Pilote. Or, au cours des processions, les gens mettaient leurs bijoux et leur or dans la barque, en guise d'offrandes, mais ces derniers n'ont jamais été retrouvés. On dit qu'il s'agissait d'une ruse montée par un groupe social influant qui avait pour but de s'enrichir.

On assiste à une série de miracles, dont la conversion à la religion catholique d'un «mahométan» et à la critique acerbe de la riche société :

«Il fallait voir défiler l'aristocratie créole, messieurs et dames, les Dupin de Médeuil, les Laguarrande de Cherville, les Crassin de Médouze et consorts, la figure pénétrée d'une si profonde piété qu'on en oublia que la plupart d'entre eux paillardaient avec leurs servantes.»

On voit à travers ces quelques exemples que R.Confiant sait mettre en lumière l'aspect humoristique de certaines croyances et comment il parodie l'histoire officielle. Nous avons vu que l'humour sert à valoriser la culture créole et son imaginaire mais il se fait également l'instrument terrible de la dénonciation des malaises sociaux.

3. De la comédie humaine à la dénonciation des malaises sociaux et de la question de couleur

Tout comme Honoré de Balzac dont l'ambition était de «décrire la société dans son entier telle qu'elle» (Préface du roman Les Employés ), Raphaël Confiant établit une critique acerbe de la société martiniquaise sur un ton «comi-tragique» pour reprendre le néologisme créé par Balzac lui-même.

D'ailleurs, ainsi que l'on peut le lire dans l'Allée des soupirs, où l'on trouve en première page une citation de Emile Kojève :

«La vie est une comédie mais il faut la jouer sérieusement».

R.Confiant utilise, tout comme Balzac, les mêmes procédés : humour noir, dérision et ironie.

A – dénonciation des malaises sociaux

p. 47 : le texte nous parle d'un jeune prêtre qui

«décida de quitter l'île le jour où il appris qu'il avait fraternisé avec un peuple qui commettait l'infanticide avec autant de facilité qu'il avalait un verre de rhum».

Dénonciation de l'avortement qui était une pratique courante notamment pendant l'esclavage. Dénonciation du malaise social, de la torpeur dans laquelle vivent les habitants de Grand Anse, qui n'est autre que le microcosme de la société martiniquaise.

L'incipit pose le décor. En effet, le bourg de Grand Anse qui est personnifié

«préfère se cacher la tête dans la touffeur des mornes et respirer l'air du volcan».

Atmosphère lourde, pesante.

Rôle du personnage d'Antilia, jeune femme misanthrope, morte dans des conditions mystérieuses dont le rire avait la particularité d'être dévastateur. Son rire était toujours sarcastique et elle s'en servait pour fustiger les comportements des gens de Grand Anse qui selon elles étaient malhonnêtes, oisifs et indignes de son estime.

B – dénonciation du racisme et de la question de couleur

Elle trouve son origine dans l'histoire coloniale aux Petites Antilles. Elle régit les comportements selon une logique implacable du code de la race qui va du plus blanc au plus noir, le tout étant synonyme de reconnaissance ou de déchéance sociale.

Cette logique implacable dans Eau de café n'est pas contestée. Elle est juste vécue comme étant injuste mais ne fait l'objet d'aucune révolte. Elle est exprimée dans le mythe des origines (cité plus haut) mais également dans des expressions langagières bien choisies par l'auteur :

Ex. une mère s'adressant à sa fille p.281 :

«ma pauvre petite négresse, tu es déjà noire comme un péché mortel, que vas tu faire dans cette vie si tu ne sais ni lire ni écrire ?»

Ce qui explique qu'aux Antilles on mette encore plus l'accent sur l'éducation des jeunes filles.

On parlera aussi de «négresse bleue» en référence aux femmes dont la couleur de peau est si noire que des reflets bleus y sont visibles.

Conclusion :

Dans une écriture métissée et un langage qui lui sont propres, R.Confiant parvient à mettre en valeur les croyances et les mythes qui composent l'imaginaire collectif. Tournures langagières, dérives morphologiques et particularités syntaxiques contribuent à renforcer le récit humoristique qui est fait de la société martiniquaise. L'humour est également un instrument efficace de dénonciation car il permet de mettre en lumière les affres d'une véritable comédie humaine. De plus, il créé une mise à distance par rapport aux malaises sociaux et identitaires. Enfin, il jette un regard lucide sur une société en quête de repères et en même temps soucieuse de conserver ses traditions.