Humanités créoles

 

 A propos des humanités créoles et d’un problème plus général

 
par Pierre Zabulon
Docteur en philosophie
 
 
Les idées générales ne sont ni vraies ni fausses,
ni justes, ni injustes,
mais creuses
.
Paul Veyne
 

L’examen du texte intitulé «Les humanités créoles – Séminaire des corps d’inspection de la Martinique», publié dans un numéro récent de l’hebdomadaire Antilla, appelle de ma part, en tant que philosophe, les observations ci-après qui, je l’espère, permettront d’en appréhender avec davantage d’exactitude la portée, surestimée, me semble-t-il, par ses concepteurs, qui n’ont pas hésité, pour en signifier la grandeur, à employer l’attribut «historique»; ce qui, soit dit en passant, ne me semble pas refléter une très grande modestie.

Ce texte repose en effet sur plusieurs postulats ou affirmations indémontrables dont la légitimité apparaît fortement contestable - ce qui, de mon point de vue, en vicie irrémédiablement le fond.

J’en examinerai trois.

  • Premier postulat: l’idée que l’amélioration des résultats scolaires tiendrait à la prise en compte de la culture des élèves et à l’enseignement de la culture créole («L’enseignement dispensé à la Martinique ne fait pas suffisamment référence à la culture des élèves» et ne permet pas d’instaurer» chez eux «les fondements de la culture créole»; «des améliorations des performances académiques sont sans doute possibles à condition que soient décidés et appliqués des changements profonds de l’enseignement destinés à prendre en compte les particularités des élèves martiniquais»).
  • Second postulat: l’idée que les programmes d’enseignement sont inadaptés.
  • Troisième affirmation: l’idée que l’enseignement doit avoir pour fonction et pour finalité la construction identitaire des élèves («L’enseignement ainsi conçu ne favorise pas la construction identitaire des élèves martiniquais»; aussi «pour sortir de cette impasse, nous proposons l’instauration immédiate d’un véritable enseignement obligatoire intitulé «Humanités créoles»»).

Trois postulats que nous allons maintenant examiner.

Mais auparavant, quelques remarques sur la prétendue «permanence de l’échec scolaire dans l’académie de la Martinique» présentée comme le catalyseur des «Humanités créoles».

«L’échec scolaire»: notion vague et, à tout le moins, mal définie. Fausse évidence. Chacun range ce qu’il veut sous «échec scolaire». Sans doute veut-on évoquer par cette expression un phénomène de grande ampleur, présent à tous les niveaux du système éducatif en Martinique et touchant toutes les disciplines. Mais l’analyse des statistiques de résultats aux différents examens permet-elle de corroborer pareille affirmation?

Cette académie, comme d’autres, a sans doute des difficultés, encore que dans des proportions moindres que l’on n’imagine souvent. Le récent plan de prévention de l’illettrisme décidé par le ministre de la jeunesse, de l’éducation et de la recherche, L. Ferry, n’a pas, selon les informations qui nous reviennent, été spécialement conçu pour la Martinique.

Aussi, l’évocation d’indicateurs «montrant que le système éducatif y fonctionne autrement et ne produit pas les effets escomptés» devrait en toute rigueur être assortie d’une indication concernant ces indicateurs. Quels sont-ils précisément? Le texte n’en souffle mot.

Quant à la prétendue permanence du phénomène, elle mériterait d’être établie, à travers, par exemple, l’analyse des résultats obtenus dans les différentes disciplines aux différents paliers de la scolarité. A cet égard, ce que montrent la plupart des résultats observés (évaluations à l’entrée en 6e, évaluations à l’entrée en 5e, brevet des collèges), c’est, de manière récurrente, la faiblesse des scores principalement dans une discipline: la mathématique.

Comme dit Wittgenstein: «Même si l’homme le plus digne de foi m’assure qu’il sait qu’il en est de telle ou telle façon, cela seul ne peut pas me convaincre qu’il le sait; mais seulement qu’il croit le savoir» (De la certitude, Gallimard, Paris, 1965).

Premier postulat: l’idée que l’amélioration des résultats scolaires tiendrait à la prise en compte de la culture des élèves et à l’enseignement de la culture créole.

Qu’entend-on par «culture des élèves»?

A cette question les auteurs du texte répondent: la culture c’est «le vécu», «l’environnement», «le mode de vie», «la perception de la vie et du monde».

Cette définition met-elle face à l’esprit un objet quelconque? Pour emprunter à Heidegger, permet-elle de «se représenter en esprit» une détermination de quelque chose qui ne soit pas simplement une impression?

Considérons le mot «vécu»: Qui peut prétendre détenir une description objective du «vécu» de l’ensemble des petits Martiniquais? Et comment vérifier l’adéquation de cette description à un objet?

Considérons à son tour l’expression «la perception de la vie et du monde»: Qui peut fournir une description objective de ce que perçoivent collectivement les petits Martiniquais (à supposer qu’une telle communauté de perception soit simplement possible)? Et comment vérifier la conformité d’une telle description?

Passons maintenant à l’expression «le mode de vie»: Qui peut attester l’homogénéité, et donc l’identité commune, du mode de vie de l’ ensemble des petits Martiniquais?

Même interrogation pour le mot «environnement», dont on ne sait du reste s’il est employé pour désigner un objet sociologique, géographique, ou urbanistique.

Comment, dans ces conditions, se référer à «la culture des élèves»? A quel objet précisément défini vais-je pouvoir me référer?

Des anthropologues, tels que G. Balandier ou G. Bastide, ont à cet égard souligné le fait qu’une société n’est jamais véritablement homogène; qu’elle comporte des sous-groupes de culture différente proposant des modèles divers et parfois contradictoires.

Plus problématique encore apparaît l’affirmation selon laquelle les programmes officiels ne permettent pas «d’instaurer les fondements de la culture créole chez nos élèves». Est-ce à dire que les expressions «culture des élèves» et «culture créole» ne désignent pas le même objet?

S’il s’agit du même objet, il y a incohérence: car comment instaurer ce qui est déjà présent («le vécu», «la perception de la vie et du monde»)?

S’il ne s’agit pas du même objet, doit-on comprendre que «les fondements de la culture créole» doivent être «instaurés» sur les ruines de la «culture des élèves»? Pourquoi, dès lors, la «prendre en compte», s’il s’agit finalement de l’évincer au profit d’une autre («la culture créole»)?

Une clarification du sens de cette affirmation permettrait aux auteurs du texte d’échapper au soupçon d’incohérence pesant non seulement le passage en question, mais plus globalement sur l’édifice entier. Car, comme le rappelle Jacques Bouveresse, «les règles de la logique, (étant) constitutives de ce qu’on appelle penser, il est indispensable de commencer par les respecter si l’on veut pouvoir exprimer un contenu de pensée quelconque» (Prodiges et vertiges de l’analogie, Paris, 1999).

Second postulat: l’idée que les programmes d’enseignement sont inadaptés.

Les observations des auteurs du texte sur «l’inadaptation des programmes» traduisent une conception particulariste de la connaissance en curieuse dissonance avec les principes d’objectivité et d’universalité présidant aux savoirs sur lesquels s’établissent précisément ces programmes, garantissant leur légitimité, et déterminant, du moins en partie, la façon dont ils s’ordonnent en champs ou domaines disciplinaires.

Sont en effet mis en avant des paramètres d’ordre géographique, économique, climatologique, historiographique censés jouer un rôle dans la détermination des contenus d’enseignement, c’est-à-dire des savoirs. S’agissant, par exemple, de l’histoire, «les programmes d’enseignement», conçus «pour un pays qui a une longue histoire» et des «traditions ancestrales», sont inadaptés, car «ils n’offrent aux élèves que des modèles dans lesquels ils ne se reconnaissent pas et auxquels ils peuvent difficilement s’identifier».

Faut-il en inférer que, pour rendre un cours normal aux choses, il faille, par exemple, instituer une mathématique pour les pays riches, une autre pour les pays pauvres; une physique pour l’ouest, une autre pour l’est; une philosophie pour les continents, une autre pour les îles; une histoire pour les pays qui ont «une longue histoire et des traditions culturelles ancestrales», une histoire particulière pour la Martinique – autrement dit donner dans un relativisme systématique, antinomique de toute idée de savoir objectif?

Comme le note judicieusement G. Noiriel à propos de l’histoire, «dans ces conditions, chaque groupe détient sa propre vérité historique qu’il oppose aux autres». (Sur la «crise» de l’histoire, Belin, Paris, 1996). Cependant, comment faire en mathématiques? ou en physique? Qu’on nous décrive, par exemple, la structure d’une notion mathématique conçue en fonction du climat ou de la latitude.

Au fond de cette question se tient en réalité une autre, plus vraisemblable et aussi plus familière, encore que non moins incertaine: celle de la prétendue «perte de sens des savoirs scolaires» (Meirieu), et celle, concomitante, de savoir comment leur en redonner – question déjà vue, déjà lue, déjà entendue dans le débat épistémologique et pédagogique parisien opposant pédagogues et philosophes, à la fin des année 1990.

Or, à cette question, D. Kambouchner a apporté sinon une réponse définitive, du moins un ensemble de précisions sur le concept de savoir qui aboutissent à ruiner le sens de la question lui-même. La question du sens d’un «savoir», en effet, ne se pose pas et a fortiori ne se résout pas en dehors de la structure de ce «savoir»: «En principe, «un savoir» constituera un ensemble effectivement ou virtuellement ordonné, répertorié et éprouvé de connaissances théoriques ou pratiques se rapportant à un certain type d’objets. Et cette relation à une sorte déterminée d’objets, les corrélations reconnues entre les éléments de ce savoir, la dimension traditionnelle qu’il peut revêtir sont autant de conditions qui lui assurent a priori un «sens», de même qu’à chacun de ses éléments. Comment donc ce savoir qui n’existe jamais que comme ensemble de données, de règles, de concepts, de résultats, etc., pourvus d’un sens déterminé pourrait-il lui-même manquer de sens au point qu’il faille imaginer de lui en donner un? S‘il lui advient d’être défiguré dans sa présentation, soit par quelque égarement «épistémologique» des responsables des programmes ou des auteurs des manuels, soit par quelque défaillance de l’enseignant, il s’agira plutôt, par une présentation plus adéquate, de lui restituer le «sens» manifeste que ces conditions ont occulté» (Une école contre l’autre, PUF, Paris, 2000).

Pour en revenir à l’enseignement de l’histoire, on ne peut qu’être surpris par la finalité qui lui est assignée en creux par les auteurs du texte: celle de mettre en place des «modèles» auxquels les élèves devront pouvoir «s’identifier».

Or, qui a dit que l’enseignement l’histoire avait une telle finalité? Qui, dans une démocratie, peut en décider?

Ce que montre bien plutôt l’examen de cette discipline, c’est la persistance, depuis des décennies, d’un débat sur son statut et sa fonction; débat dont l’acuité est telle, que l’on n’hésite plus aujourd’hui à la diagnostiquer «en crise»: «Le fait que les historiens ne soient plus capables aujourd’hui de s’accorder sur ce qu’est la «science de l’histoire», est un argument souvent avancé pour justifier le constat d’ «éclatement» de la discipline. La multiplication des polémiques, souvent d’une grande violence, qui opposent les historiens entre eux, constitue l’une des illustrations les plus spectaculaires de l’ampleur des incompréhensions qui minent la communauté» (G. Noiriel, ouv. cité).

Comment comprendre, dès lors, la tranquille certitude des auteurs du texte qui, quant à eux non historiens, savent cependant ce que doit enseigner l’histoire et comment elle doit le faire?

Comment ne pas s’interroger, en effet, quand on lit sous la plume de Gérard Noiriel, historien, directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en Sciences sociales, ceci: «Depuis quelques années, les «tournants» et les «révolutions» historiographiques se succèdent à un rythme qui donne le tournis. Après le lancement de la «nouvelle histoire» à la fin des années 1970, ont été annoncés un «tournant linguistique», puis un «tournant critique», l’avènement d’une «nouvelle histoire intellectuelle», un «nouvel historicisme», une «histoire philosophique des idées», une «autre histoire sociale», une «autre histoire du politique», une «histoire du quotidien», «une ego-histoire» et même une «alter-histoire» (Ibid.)?

Comment s’identifier à un modèle (un personnage), quand celui-ci est un non-humain, un milieu marin, par exemple? «Ainsi la Méditerranée du grand livre de Braudel peut-elle être tenue pour le quasi-personnage de la quasi-intrigue de la montée en puissance et du déclin de ce qui fut «notre mer» à l’époque de Philippe II» (Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris, 2000).

Comment enfin demeurer rivé à l’idéologie des modèles identificatoires et du confinement culturel, après des considérations aussi peu suspectes quant à leur provenance – puisqu’on en est là – que celles énoncées sur cette question par E. Glissant? «Tout le monde se rend compte que le monde est en train de devenir composite, c’est-à-dire créolisé, et que ce qui était vécu par les Antillais comme une espèce d’insuffisance est vécu désormais comme une sorte d’avantage (non que les Antillais se proposent comme modèle: il ne faut jamais proposer de modèle, le temps des modèles est fini!), qui fait qu’aujourd’hui un Antillais se sent peut-être, plus qu’un Français, un homme du monde – pas au sens mondain du terme mais au sens cosmique» (Le Figaro du 29 juillet 2002).

Mais au-delà du débat épistémologique ou anthropologique, c’est la volonté d’instituer un type d’homme à la faveur de dispositifs d’identification qui apparaît peut-être la plus discutable au plan éthique et politique.

Sur ce point, il pourrait être utile de se reporter à la critique de l’idéologie communautariste développée par Sylviane Agacinski dans un article du n° 12 de la revue Lignes, de décembre 1990, qui met en garde contre la tentation toujours affleurante dans les projets éducatifs de fabriquer l’homme à partir de modèles identitaires: «Bien des procédés éducatifs, par leur visée et leurs techniques, s’apparentent à des conduites qui visent à sauvegarder (…) l’identité communautaire (…). De ces modèles, aucune forme d’éducation ne peut faire l’économie sans doute. Mais leur statut peut être fort différent selon qu’ils valent seulement comme modèles provisoires, toujours révisables et transformables, soumis aux épreuves de la pratique éducative et pédagogique, forgés pour une population scolaire réelle, ou bien qu’ils sont le fruit d’anticipations idéalistes, imaginaires ou trop abstraites pour convenir à des individus réels et différenciés, enfin qu’ils sont l’objet d’une foi ou d’un savoir se réclamant de l’absolu» (Racisme: la responsabilité philosophique).

Et Sylviane Agacinski de dénoncer le caractère antidémocratique des modèles d’inspiration idéaliste ou doctrinaire, parce que «par définition, la démocratie dans son essentiel pluralisme ne suppose ni l’homogénéité politique, ni l’homogénéité sociale, ni aucune forme d’homogénéité ou d’uniformité» (Ibid.).

Comme on le voit, la complexité de la question devrait conduire à davantage de prudence, de modestie et de réflexion. Il aurait été plus convaincant, par exemple, de montrer, par une description suffisamment précise et ordonnée, en quoi consiste l’inadaptation de tel ou tel savoir au sein d’un domaine disciplinaire donné et d’indiquer ensuite, de manière pareillement rigoureuse, quelle forme de savoir pourrait s’y substituer. Et ainsi de suite dans chaque discipline où l’opération s’avèrerait à la fois possible et nécessaire, au seul regard de critères épistémologiques et pédagogiques éprouvés.

Troisième postulat: l’idée que l’enseignement doit avoir pour finalité la construction identitaire des élèves.

L’école aurait pour fonction d’œuvrer à la construction identitaire des enfants qu’elle a à charge d’instruire.

Cette conception soulève à son tour de nombreuses questions.

D’abord, d’où vient que l’école aurait pour fonction de générer intentionnellement de l’identité psychique ou culturelle? Est-ce bien son rôle?

En effet, une identité n’est pas neutre – elle suppose la représentation d’un modèle ou d’un archétype: un type d’homme. Question: qui est habilité à définir ce type d’homme que l’école aurait ensuite pour mission d’installer dans les consciences par une éducation expressément conçue pour cela? Qu’en est-il de la liberté de conscience? Qu’en est-il de la volonté des familles?

Par ailleurs, qui peut démontrer que les petits Martiniquais n’ont pas d’ores et déjà le sentiment de leur identité personnelle (il vaudrait mieux dire de leur «unité psychique»), le sentiment d’être des personnes, c’est-à-dire des sujets humains capable de dire JE-TU dans une relation de communication? Autrement dit, la capacité de se poser comme sujets, à travers l’utilisation de la langue, dans l’espace linguistique mixte (français-créole) qui est le leur – ce qui, pour Benveniste, est au demeurant le critère le plus sûr de la subjectivité et la manifestation la plus évidente de l’ «unité psychique» de la personne: «Est «ego» qui dit «ego». Nous trouvons là le fondement de la «subjectivité», qui se détermine par le statut linguistique de la «personne»» (Problèmes de linguistique générale, Gallimard, T. I, Paris, 1966)? Point de vue à rapprocher de celui développé par Marx, dans L’idéologie allemande, sur la conscience et le langage: «Le langage est aussi vieux que la conscience, - le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d’autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi» (Editions sociales, Paris, 1968).

Questions d’autant plus pressantes que la notion d’identité s’avère, quant au fond, extrêmement problématique.

Présentée comme une évidence absolue, se suffisant à elle-même et débordant d’un sens aussi immédiatement présent que diaphane, elle est en réalité une notion en trompe-l’œil, une pseudo-évidence dont l’apparente clarté se diffracte à l’analyse en une multitude de points d’interrogations dont aucun n’ouvre (dans un espace civil démocratique) sur une perspective opératoire. C’est ce que montre bien la réflexion anthropologique contemporaine; celle qui se développe, par exemple, dans les travaux de François Laplantine, qui souligne le flou conceptuel dont est lestée la notion d’identité: «L’identité est devenue aujourd’hui un slogan brandi comme un totem ou répété de manière convulsive comme une évidence paraissant avoir résolu ce qui précisément pose problème: son contenu, ses contours, sa possibilité même» (Je, nous et les autres, Fayard, Paris, 1999).

Et Laplantine d’indiquer le caractère métaphysique de sa provenance – origine expliquant, sans doute, le flou définitionnel en lequel elle se niche: «La notion d’identité a été formée à partir du modèle médiéval de la substance, visant à désigner les attributs de la divinité: sa toute-puissance, son éternité et d’abord sa présence. Lorsque l’identité continue aujourd’hui à être convoquée comme substance et sommée de décliner ses qualités, le langage répond encore par la présence alors que la notion donne surtout des signes de son absence ainsi que des signes de l’absence des mots pour la nommer» (Ibid.). Toutefois, «si ce que l’on désigne sous le terme d’identité ne peut être anthropologiquement pensé (ou si l’on préfère, ne peut s’accommoder de l’exigence de la pensée anthropologique), cela ne signifie pas qu’elle n’existe pas. Il conviendrait plutôt de dire qu’elle existe, mais n’appartient pas toutefois à l’univers de ce qui peut raisonnablement être dit. Wittgenstein dirait que l’on peut seulement la «montrer»» (Ibid.).

Un exemple significatif de cette inconsistance théorique ou conceptuelle se trouve dans l’ouvrage collectif – Eloge de la Créolité, Gallimard, 1989 - commis par Bernabé, Chamoiseau et Confiant.

S’essayant à définir l’identité créole, les trois hérauts de la créolité tombent dans un embarras de formules et de métaphores qu’ils sont bien en peine de rendre crédibles.

Qu’on en juge:

«La Créolité c’est «le monde diffracté mais recomposé», un maelström de signifiés dans un seul signifiant: une Totalité» (P. 27).

Ou encore: la créolité est un «magma» issu d’un «migan»: «Notre créolité est donc née de ce formidable migan» (Ibid., P. 26). «Par cette vision, nous revenons au magma qui nous caractérise» (Ibid. P. 39).

Autrement dit, le «concept» de créolité se tient essentiellement dans une effervescence métaphorique et un mutisme conceptuel.

Peu importe cependant, l’essentiel n’est pas de connaître mais de vivre sa créolité: «Et nous disons qu’il n’est pas dommageable pour l’instant, de ne pas avoir de définition. Définir, ici, relèverait de la taxidermie. Cette nouvelle dimension de l’homme, dont nous sommes la silhouette préfigurée, mobilise des notions qui très certainement nous échappent encore. Si bien que s’agissant de la créolité dont nous n’avons que l’intuition profonde, la connaissance poétique, et dans le souci de ne fermer aucune des voies possibles, nous disons qu’il faut l’aborder comme une question à vivre (…) Vivre la question de la Créolité, à la fois en totale liberté et en pleine vigilance, c’est enfin pénétrer insensiblement dans les vastitudes inconnues de sa réponse. Laissons vivre (et vivons!) le rougeoiement de ce magma.» (Ibid.).

Et ainsi de suite à travers tout l’ouvrage. Et le lecteur avide d’identification de l’identité créole est payé de mots. Rien d’étonnant à cela, puisque «notre plongée dans la Créolité ne sera pas incommunicable mais elle ne sera non plus pas (sic) totalement communicable. Elle le sera avec ses opacités» (Ibid. P. 52).

En d’autres termes, l’identité créole reste un mystère. A l’instar des autres croyances, elle requiert la foi et suppose des initiés.

Pour revenir à la notion d’identité – considérée dans le champ de l’éthique et de l’anthropologie – , observons que nombre de penseurs contemporains, et non des moindres, en ont dressé une critique sévère: G. Deleuze, M. Foucault, C. Rosset, M. Fumaroli, E. Glissant, pour ne citer que les plus connus.

Glissant, en particulier, la stigmatise comme douteuse quant à sa provenance et pernicieuse quant à ses effets.

Pour l’auteur du Discours antillais, «la notion d’identité est une création des cultures occidentales et qui a été imposée au reste du monde» («De la poétique de la relation au Tout-Monde», interview d’E. Glissant menée par Avner Perez).

Aussi, estime-t-il, devons-nous «renoncer à l'idée que nous sommes détenteurs d'une identité unique donnée une fois pour toutes et qui a le légitime devoir de s'opposer à toute autre identité possible».

Et Glissant de se lancer dans un long plaidoyer anti-identitaire, exemples à l’appui: «Nous avons peur d'abandonner les idées identitaires, non seulement nous avons peur, mais cela déclenche tous les massacres qu'on voit aujourd'hui. Les humanités d'aujourd'hui, du fait même qu'elles entrent dans la mondialité sous la menace de la mondialisation qui en est le revers négatif, sont absolument affolées à l'idée qu'il faille inverser la vapeur politique, changer les concepts que nous avons de nous-mêmes et qu'il faille nous concevoir comme des permanences, mais des permanence changeantes. J'en fais l'expérience tous les jours. A un colloque international, un professeur m'a dit: «mon père était allemand, ma mère hollandaise, je suis né à Montevideo, j'exerce à New York, mes enfants font leurs études à Montréal, qu'est-ce que je suis?». Je lui ai dit: «vous êtes ce que vous êtes, un être en changement, un être qui évolue perpétuellement et qui ne peut plus se raccrocher à une racine unique, autoritaire, contraignante et exclusive de l'autre.» C'est difficile, les gens n'arrivent pas à concevoir cela. Je prétends que partout où il y a conflit, aucune solution, ni politique, ni économique, ni sociologique, ni militaire, ni diplomatique n'arrivera à changer les choses et à rétablir un équilibre tant que l'imaginaire des gens ne sera pas complètement empreint de ces données nouvelles des humanités, à savoir qu'il n'y a pas un territoire et une racine à partir de laquelle on est autorisé à entrer sur les autres territoires.» (Propos recueillis par Federica Bertelli, parus dans le n° 14 des Périphériques vous parlent).

Ces trois postulats examinés, reste le statut du texte, dont il a été suffisamment établi le manque de rigueur conceptuelle ou démonstrative. Constat particulièrement troublant, compte tenu de la qualité de ses auteurs et de l’autorité sur laquelle ils se campent pour décréter la légitimité, non seulement épistémologique mais également administrative, de leurs assertions. Ce qui pose un problème plus général.

Dans un ouvrage paru en en octobre 1997, sous le titre de Impostures intellectuelles, Alan Sokal (professeur de physique à l’université de New-York) et Jean Bricmont (professeur de physique théorique à l’université de Louvain) avaient fait scandale, tout particulièrement dans les milieux intellectuels parisiens, en montrant les incongruités auxquelles peut conduire le mauvais usage – mais aussi l’abus – de concepts scientifiques par des non-scientifiques (entendez par là des penseurs issus des sciences humaines, disciplines qualifiées de sciences «molles» par opposition aux sciences «dures» que sont les disciplines s’occupant de la matière ou du vivant). Plus précisément, ces deux enseignants voulaient montrer à quel point la référence à la science relève chez quelques figures réputées de la pensée contemporaine, de la pure et simple imposture: «Ces auteurs, expliquent-ils, parlent avec une assurance que leur compétence ne justifie nullement (…). Ils pensent sans doute pouvoir utiliser le prestige des sciences exactes pour donner un vernis de rigueur à leur discours. De plus, ils semblent assurés que personne ne remarquera leur usage abusif des concepts scientifiques.»

Plus tard (en 1999), Jacques Bouveresse, professeur de philosophie au collège de France «réitérera» l’opération à l’encontre de Régis Debray à propos de l’usage intempestif fait par ce dernier du théorème d’incomplétude de Gödel – le théorème «qui a fait écrire le plus grand nombre de sottises et d’extravagances philosophiques», précise l’auteur de Vertiges et prodiges de l’analogie.

Le texte «Les humanités créoles» nous apparaît relever jusqu’à un certain point de la même logique et du même type d’artifice, savoir l’utilisation spécieuse par des personnes issues d’un univers intellectuel autre que celui des sciences humaines, de notions ou de concepts ressortissant à un domaine qu’à l’évidence elles ne connaissent pas, pour n’y avoir simplement pas séjourné ou n’en être pas originaires.

Or non seulement on ne s’improvise pas psychologue, anthropologue ou philosophe (ces disciplines, tout comme la mathématique, les sciences physiques, la botanique ou la géologie s’apprennent; il y a des lieux pour ça), mais en outre, comme dirait le vieux Kant, «on n’étend pas, mais on défigure les sciences quand on en fait se pénétrer les limites» (Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, PUF, Paris 1944).

Aussi, le texte qui nous est présenté comme l’incarnation de la vérité pure, de la vérité nue et entière sur l’échec scolaire à la Martinique et sur les moyens de l’éradiquer, n’est en réalité rien d’autre qu’une profession de foi abusivement marquée au sceau du savoir objectif. Relevant de cette catégorie d’écrit, il en présente tous les défauts – le principal étant qu’il ne surpasse évidemment en rien un autre quelconque de ses congénères mais se meut essentiellement, comme eux, dans l’élément de la doxa, de l’opinion.

Qu’il s’agisse bien d’un texte de cette catégorie, les «engagements» et prises de position auxquels il donne lieu en ce moment sur la place publique, le pathos qu’il génère ou que cherchent à provoquer ses auteurs et promoteurs dans l’opinion publique, trahissent bien sa nature.
 

Rèponse de R.Confiant