ESPACE CRÉOLE N°9

Revue du GEREC

 

L'étude des noms de plantes en créole martiniquais
comme champ d'interférences ethnolinguitiques

 

par Elisabeth VILAYLECK

Coccoloba uvifera

Le raisinier bord de mer, rézinyé bòd lanmè (Coccoloba uvifera) porte des grappes de fruits verts, puis rouges à pourpre à maturité.

Ces fruits, au goût musqué généralement acide-douceâtre, sont consommés crus ou pour faire d'excellentes gelées ou encore un vin savoureux.

 

Sommaire

Structure linguistique et classification

Structures linguistiques et signification culturelle

Conclusion

Notes

Parmi les faux problèmes qui sont posés comme sujets au baccalauréat ou qui agitent encore certains secteurs de la philosophie, celui du rapport du langage et de la société n'est pas des moindres; cela est sans doute dû en partie aux sociologues et aux linguistes eux-mêmes qui, tout en reconnaissant la complémentarité de leur discipline, orientent leurs recherches en considérant que, soit le langage, soit la société, est prépondérante dans la relation langage/société. En effet, nombre de chercheurs pensent le langage et la société comme deux entités distinctes qui entretiendraient un certain nombre de relations; ils considèrent en général que l'une des deux entités est la résultante de l'autre et ils cherchent à mettre en lumière les mécanismes de l'action de la société sur le langage (sociologues) ou du langage sur la société (linguistes).

Si le problème des relations entre langage et société est un faux problème, c'est que le langage et la société sont des abstractions qui n'ont sur le terrain aucune réalité; les sciences humaines n'ont affaire qu'à des hommes vivant en groupe, qui parlent et qui écoutent. Les différents éléments d'une société ne sont connus qu'à travers des mots, "le langage est une cage dont on ne peut sortir", mais de la société non plus on ne peut sortir puisque le langage est une convention. Ni la linguistique, ni la sociologie ne sont capables de rendre compte seule de leur objet. Le langage est un fait social, culturel; le linguiste ne peut étudier un fait culturel hors de la représentation qui en est donnée dans le langage.

Conscients de cette réalité, certains anthropologues ont souhaité une approche globale des phénomènes humains; sont apparues alors toute une série de dénominations mal définies, telle que: sociologie du langage, sociolinguistique, anthropologie linguistique, linguistique anthropologique. Devant les difficultés rencontrées pour analyser cette "société totale", nombre de chercheurs ont choisi de faire l'étude de petits groupes sociaux bien définis, dans leurs différentes fonctions techniques, religieuses, esthétiques, etc., dans leur réalité sociale et linguistique. C'est de cette démarche que va procéder l'ethnolinguistique, cependant que quelques anthropologues essaient de mener des études pluridisciplinaires.

Les quelques tentatives qui ont été faites en ce sens ont réuni linguistes, ethnologues et botanistes. C'est le cas, aux Etats-Unis, de l'ouvrage collectif de BERLIN, BREEDLOVE et RAVEN1 dont nous aurons l'occasion de reparler. Ce type de recherche s'oriente vers de petits groupes sociaux et plutôt que l'anthropologie ou la sociologie, c'est plus précisément l'ethnologie qui se trouve ici concernée avec ce que l'on a appelé l'ethnoscience. En France, Jacqueline THOMAS2 raconte dans l'introduction qu'elle fait au numéro spécial de la SOCIETE D'ETUDES LINGUISTIQUES ET ANTHROPOLOGIQUES DE FRANCE (1985), les difficultés insurmontables qu'elle a eues, dans les années cinquante, quand elle a voulu constituer une équipe "pluri et interdisciplinaire", pour entreprendre l'analyse approfondie d'un groupe banda de savane (en Oubangui-Chari) et elle déplore qu'aucune autre tentative depuis lors n'ait été faite en ce sens. L'ethnolinguistique va alors tenter de se constituer en science indépendante et certains chercheurs vont faire "appel à toutes les disciplines de recherches". L'exemple français le plus représentatif est celui d'André HAUDRICOURT, dont Jacqueline THOMAS3 a pu dire dans l'introduction (page 10) à l'ouvrage d'hommage qui lui a été offert: "...tel qu'à lui seul il forme une véritable équipe".

En France, l'ouvrage récent de Claudine FRIEDBERG4 sur le SAVOIR BOTANIQUE DES BUNAQ est un autre exemple d'étude globale, bien qu'elle ne soit pas celle d'un ethnolinguiste, mais d'un ethnobotaniste; dans l'introduction l'auteur nous dit: "Il m'a paru intéressant d'explorer dans le détail la connaissance qu'une population a de l'ensemble du monde végétal qui l'entoure et de l'exposer dans les termes mêmes qu'elle utilise pour en parler" (p. 19). C. FRIEDBERG a une démarche d'ethnobotaniste: son objet, c'est "la connaissance qu'une population a de l'ensemble du monde végétal", mais elle utilise la langue comme moyen d'approche de cette connaissance. L'ethnolinguiste aura une démarche inverse: son objet d'étude, c'est la langue, mais l'un des outils pour comprendre cette langue, c'est la connaissance des composantes culturelles.

Cependant, l'ethnolinguiste demeure une science "molle", mal définie, mal insérée dans les sciences humaines, objet et méthode restant toujours à préciser. Jacqueline THOMAS constate en 1981: " ... Cette 'nouvelle' discipline n'a pas encore su définir et surtout expliciter ses fondements théoriques propres et ses méthodes spécifiques qui, pourtant, sous-tendent une pratique quotidienne" (op. citée, page 17).

Ce que nous voulons montrer ici, à notre tour, à l'aide de quelques exemples précis, c'est comment nous n'avons pas pu mener notre propre recherche sur les noms de plantes en utilisant les données de l'ethnobotanique, nous inscrivant ainsi dans une perspective d'ethnolinguiste. Cette orientation, assumée et explicitée dès le début de notre travail, explique en partie la frustration exprimée par les membres de notre jury de thèse5, composé de linguistes, d'ethnologues et de botanistes.

STRUCTURE LINGUISTIQUE ET CLASSIFICATION

Certains chercheurs américains comme BERLIN (op.cit.) et ses coauteurs ont pu penser que la nomenclature, en particulier de la faune et de la flore, donne une idée à peu près parfaite des classifications des plantes et des animaux dans une culture donnée; la structure linguistique de la phytonomie serait le reflet exact de la manière dont une culture donnée classe les végétaux de son environnement. En outre, BERLIN souligne la correspondance étroite entre le monde végétal des Tzeltal et les divisions botaniques de la science occidentale.

Sans vouloir comparer systématiquement les classifications populaires, nous pouvons constater cependant que rien dans notre recherche sur les noms de plantes en créole ne nous permet d'aller dans le même sens que ces chercheurs américains.

La phytonymie se donne pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une liste de noms; le linguiste peut à partir de cette liste faire certaines constatations: certains items sont simples, d'autres sont composés; parmi ces derniers, un certain nombre commence par le même terme, constituant ce que l'on pourrait appeler des séries. Ainsi, en créole, un grand nombre de noms de plantes commencent par bwa ou zèb (bwa kaka, bwa kanon, zèb anmè, zèb sirèt, zèb a fanm). Dans les quelques six cents phytonymes que nous avons recueillis dans nos enquêtes, vingt-trois sont composés de bwa comme terme de base, soit 4% de la nomenclature, trente-six de zèb, soit 5%.

Le linguiste va s'interroger sur ces catégories formées à partir d'un même lexème: quelle fonction ces termes occupent-ils dans la classification des noms de plantes en créole? A quel niveau classificatoire se situent-ils? Les séries commençant par bwa ou zèb sont-elles de même nature que celles commençant par pwa ou mawo? Ces séries sont-elles homogènes?

Or il est impossible de répondre à ces questions sans avoir auparavant identifié les noms de plantes nommées, c'est-à-dire sans passer par la médiation de la connaissance qu'ont les informateurs de leur milieu, ce qui est justement une des définitions possibles de l'ethnobotanique. L'on pourra alors constater que la série bwa n'est pas homogène. En effet, bien que la plus grande partie des individus de cette série soit des plantes ligneuses, quelques uns comme bwa patat (Stictocardia tiliaefolia Hall), bwa kaka (Solanum triste Jacq) sont des herbes.

Alors que certains items de cette série désignent des plantes bien précises comme bwa kanon (Cecropia peltata L.), d'autres comme bwa lèt s'appliquent à plusieurs plantes dont la sève est blanche comme du lait. Bwa lèt peut être le nom d'une plante, le nom d'un genre englobant plusieurs plantes ou un simple terme descriptif; la structure linguistique du nom ne nous permet pas ici de choisir entre ces trois possibilités.

La pratique de nos informateurs nous apprend au contraire que des séries comme pwa ou mawo sont plus homogènes. La série pwa est fondée sur deux traits lexicogéniques, l'un morphologique, l'autre fonctionnel: "gousse comestible". La cohérence sémantique de la série mawo est un trait fonctionnel: "plante ligneuse servant de lien".

La structure linguistique d'un nom de plante en créole (sans doute aussi dans d'autres langues), n'est pas comparable à la structure linguistique du nom botanique de cette plante. On sait que depuis LINNE les noms scientifiques des plantes sont des binômes dont le premier élément représente le genre et le second l'espèce; aussi dans le genre Solanum, plusieurs espèces sont très bien représentées en Martinique:

  • Solanum pauciflorum
  • Solanum triste
  • Solanum americanum
  • Solanum seaforthianum
  • Solanum melongena
  • Solanum mamosum
  • Solanum torvum
  • Solanum tuboresum
  • milojèn djab
  • bwa kaka
  • agouman
  • bousanmè
  • obéjin
  • ponm zonbi
  • grenn magòt
  • ponm tè

Il est évident qu'ici, alors que la série des noms scientifiques est linguistiquement homogène puisque l'on a affaire à un même genre, solanum, différencié pour chaque espèce par un caractère secondaire, au contraire les noms créoles correspondants ne sont homogènes ni sémantiquement ni structurellement. La structure linguistique du nom n'est pas indicative d'un rang classificatoire.

En outre, à côté des séries qui apparaissent directement dans la phytonymie, on s'aperçoit vite que les plantes sont également regroupées dans des ensembles qui ne sont pas toujours nommés. Certains possèdent un terme générique, un archilexème (PICOCHE: 34)6 qui représente un sème qu'ont en commun tous les éléments de l'ensemble; d'autres n'ont pas cet avantage et sont de ce fait relativement inconsistants; par ailleurs, les ensembles peuvent interférer avec les séries dont nous venons de parler.

Dans la pratique quotidienne des plantes alimentaires qu'ont les Martiniquais, apparaît une catégorie, un ensemble de plantes nommé en général gwo lédjim ou lédjim péyi ("gros légume" ou "légume pays"), dans lequel sont rangées différentes plantes variant d'ailleurs selon les informateurs. En général, les gwo lédjim comprennent les ignames, les dachines, les bananes, les "choux" et s'opposent aux lédjim frans (laitue, carotte, haricots verts). Les gwo lédjim représentent l'alimentation traditionnelle et s'opposent ainsi aux légumes importés. Cet ensemble serait fondé sur plusieurs critères, un mode et un lieu de culture, mais aussi un mode, pour ne pas dire une mode alimentaire. Le culturel s'enracine ici dans le cultural; ce sont bien des concepts ethnobotaniques qui nous permettent de cerner ce mode classificatoire.

N'apparaissent pas non plus dans la phytonymie les grandes catégories que sont les formes végétales, en français: herbe, arbre, lianes. En créole, étant donné les interactions constantes avec le français, il est difficile de savoir si zèb, pyébwa, lyann, ont des signifiés différents, mais on peut mettre en évidence dans le discours sur les plantes, des formes végétales propres à la culture créole; c'est par exemple le cas de arbis. Nous demandons à une informatrice si la canne à sucre est une herbe; elle répond par la négative et nous dit qu'à côté de chez elle, elle a planté une espèce de canne rouge, bonne à manger et à faire des médicaments et que c'est un arbis. Arbis est sans doute un petit arbre (comme l'arbuste) mais qui a une fonction ornementale et/ou médicinale: un petit arbre sauvage n'est pas un arbis, c'est un pyébwa; quant à la canne à sucre dans un champ, "sé an kann".

Madame ETIFIER-CHALONO (1985:114)7 remarque: "Toutes les plantes ornementales n'ayant ni nom connu, ni caractéristique permettant de leur en attribuer un, sont des "arbustes". Ainsi une fougère est un "arbuste" au même titre qu'un jeune palmier"; et en annexe dans la "liste des plantes citées dans le texte", elle a neuf entrées "arbuste", essentiellement des Euphorbiaceae et des Liliaceae.

Nous croyons cependant quant à nous, qu'arbis n'est pas une classe où l'on rangerait des plantes au nom inconnu, et sans caractéristique précise, mais bien un ensemble plus vaste où entrent, certes, des plantes dont on ne connaît pas le nom, mais aussi des plantes qui ont pour fonction d'être ornementales et/ou médicinales.

Nos informatrices appellent arbis certaines cannes, nous l'avons dit, qui ne sont pas à sucre, mais aussi des choux dont on ne mange pas les tubercules et qui sont décoratifs et aussi les crotons, tel jipon kankan. Il semble bien que le caractère "ornemental" soit essentiel pour définir arbis, le caractère "médicinal" n'étant que secondaire.

Razyé est un autre ensemble végétal très important dans la culture créole; là encore, c'est une bonne connaissance des pratiques culturelles qui nous permet d'analyser le contenu sémantique de ce lexème.
Le poète martiniquais Gilbert GRATIANT (page 67)8 propose une description de razyé, que nous retranscrivons ici avec l'orthographe de l'auteur:

Nou sé zhebb sauvage, zhebb rhazié !
Cabouilla, zhebb para, zhebb guinin,
zhebb a vache,
Pied-poule, croupié, zöti, zhebb
couresse, feuille mal-tëtt,
Nou ka poussé dan toutt savan-n,
Nou ka bödé toutt grand-chumin
Nou ka touffé toutt ti-chumin,
Ni adan nou ki zhebb couteau,
Ni adan nou ki s coupé douett pied,
talon, plante pied, chiville,
Con an razoi.

("Nous sommes les herbes sauvages, les herbes hazier! Cabouilla, herbe de para, herbe de Guinée, herbe à vache, pied-de-poule, croupier, ortie, herbe couresse, feuille-mal-tête, nous poussons dans toutes les savanes, nous bordons tous les grands chemins, nous étouffons tous les petits chemins, il y a parmi nous l'herbe couteau, il y a parmi nous l'herbe qui coupe les doigts de pied, le talon, la plante des pieds, la cheville, comme un rasoir".)

D'après LAPIERRE (page 256)9 , razyé est emprunté à une forme de “hallier”: “hasiers” reconnu, du moins au XIXème siècle, comme forme normande... son extension dut même être bien plus grande, s'il faut tenir compte du témoignage de DUTERTRE qui n'utilisait guère que "haziers". Il est difficile pourtant de décider s'il s'en servait comme terme de français continental, ou comme forme particulière de ce "françois des îles" dont parle le P. BRETON".

Razyé désigne un territoire en friche où poussent surtout des herbes; c'est une étendue non cultivée mais qui n'est pas loin du jaden bò kay, qui est en quelque sorte sous surveillance puisqu'on y trouve de nombreuses plantes médicinales. Dans le texte précédent, kabouya est une plante artisanale, zèb djinen, zèb para, sont des plantes fourragères, zèb kouto est la seule mauvaise herbe, les six autres sont des plantes médicinales. Zèb razyé n'est pas une simple herbe sauvage, elle a presque toujours un pouvoir, elle est curative ou dangereuse, peut-être magique, jamais neutre comme l'est, an vyé zèb, qui est une herbe qui ne sert à rien, une mauvaise herbe. On dit d'ailleurs couramment rimèd razyé en parlant des plantes médicinales.

Le razyé est tellement peu neutre qu'un proverbe créole dit: "Razyé ni zorèy" ("les razyé ont des oreilles").

Ce qui veut dire qu'à la fois, le razié est investi d'un certain pouvoir et qu'en même temps il n'est jamais très loin des habitations. Un lieu sauvage, loin des habitations, sera soit une savann s'il n'est pas très arboré, soit un gran bwa.

Il faut remarquer encore que l'expression rimèd razyé s'étend hors de son champ originaire, à tout remède qui n'est pas acheté en pharmacie; pour l'une de nos informatrices: "tou rimèd sé rimèd razyé", que l'on peut traduire en disant qu'il n'y a de remèdes que les plantes médicinales, autrement dit "les simples" de la tradition française. La conséquence c'est que, malgré une contradiction apparente dans les termes, il peut y avoir des zèb razyé dans le jardin cultivé. La même informatrice nous dit en effet: "Pwa dangòl sé an pwa razyé pas i ka livé tou sèl, mé bazilik-la mwen ka planté a, sé an zèb razyé osi" ("Le pois d'Angole c'est un pois rasier puisqu'il pousse tout seul, mais le basilic que je plante, c'est aussi une herbe rasier ").

Enfin, razyé désigne aussi bien le territoire que le contenu de ce territoire et on dira indifféremment razyé ou zèb razyé.

Nous voyons bien que la compréhension de ces ensembles n'est pas donnée immédiatement dans le lexème qui les désigne et que seule une fréquentation assidue du discours et des pratiques de vie des informateurs peut en révéler la richesse sémantique. Les données linguistiques: relations syntagmatiques et paradigmatiques, étymologie, expression littéraire, sont indécodables en dehors des données culturelles.

Nous avons envisagé jusqu'ici l'ethnolinguistique comme une combinatoire des méthodes de la linguistique et de l'ethnologie, mais si, comme nous le disions en commençant, l'objet de ces deux sciences est le même, la différence de point de vue faisant seule la distinction, alors il nous faut envisager le problème de l'isomorphisme des catégories de la langue et des catégories de la culture, pour ne rien dire des catégories physiques qui nous entraîneraient dans la sphère de l'ontologie. Bien modestement, car tout reste à faire dans ce domaine, nous avons analysé dans notre thèse quelques exemples où, en effet, la structure linguistique a une signification culturelle.

STRUCTURES LINGUISTIQUES ET SIGNIFICATION CULTURELLE

Nous montrions (Op. Cit., page 246 à 272) comment les déterminants péyi/frans, blan, pouvaient être une piste conduisant le chercheur vers les structures archétypales de l'imaginaire d'un peuple à la conquête ou à la reconquête de l'autonomie par l'appropriation d'une norme venue d'ailleurs et durement expérimentée à travers la déportation et l'esclavage. Plus simplement, dans le cadre de cet article, nous montrerons comment le schéma fig/bannann est, pour employer un mot à la mode mais qui nous semble bien convenir ici, une interface permettant l'articulation, dans un domaine très précis, de la langue avec la culture.

Pour les Européens, il n'y a qu'une seule banane, qui est un fruit et qui se mange donc en dessert. Il en va tout autrement dans la plupart des pays tropicaux et équatoriaux qui ont développé toute une gamme de préparations culinaires à base de bananes appartenant à des variétés différentes, se mangeant crues ou cuites. Certaines langues n'ont pas de structure particulière exprimant cette réalité culturelle (et botanique), d'autres si; le créole martiniquais est de celles-là.

En effet, il ne faut pas confondre fig, ti nen, bannann.

La fig est une banane de dessert, qui se mange donc crue; il y en a plusieurs variétés: fig ponm, fig sen.

La ti nen est la même plante que la précédente, mais avec un degré de maturité et un mode de consommation différents. Ti nen se mange cuit, en légume, accompagnant un plat de viande ou de morue dans "ti nen lanmori".

Ces deux emplois ne souffrent aucune exception. Il n'en est pas de même pour bannann, qui peut désigner tantôt le fruit mangé cuit, c'est la règle générale (bannann jòn), tantôt le fruit cru, c'est plus rare et sans doute dû à l'influence du français.

En outre, les étymologies de ces trois lexèmes sont d'origine différentes. Fig est emprunté au français selon des critères analogiques développés par LERY (page 140)10: "Touchant la bonté de ce fruit quand il est venu à sa juste maturité et que la peau, laquelle se lève comme celle d'une figue fraîche en est ôtée, un peu semblablement grumeleux, vous diriez aussi en le mangeant que c'est une figue. Et de ce fait, à cause de cela, nous autre Français nommions ces "pacos" figues".

"Figue" subsiste assez longtemps en français, puisque DESCOURTILZ (T. VII, page 106)11appelle encore l'arbre: "figuier d'Adam".

"Bannann" est sans doute d'origine guinéenne. Le Père LABAT (T. II, page 125)12 nous donne son point de vue sur la nomination "politique" de ce fruit:

"Les Espagnols appellent banane ce que les Français appellent figue, et plantain ce que les français nomment banane. Je ne sais pas qui a le plus de raison; car pour le droit de nommer, on ne peut le leur contester, ils ont découvert l'Amérique les premiers, ils ont par conséquent le droit d'imposer aux fruits du pays les noms qu'ils ont juger leur convenir."

On a donc ici trois lexèmes dont le fonctionnement est inexplicable en dehors des modes de consommation des trois plantes qui, pour la botanique, n'en sont qu'une. Que les étymologies de ces noms ne s'inscrivent pas dans une seule langue n'est pas non plus indifférent: fig qui se mange crue, en dessert, est empruntée à une langue européenne; bannann qui se mange cuite, est empruntée à une langue africaine, emprunts qui correspondent bien aux modes alimentaires des deux continents. La structure linguistique a ici une signification culturelle.

On pourrait en donner de nombreux exemples. BERLIN (Op. Cit., page 97, 98) et les chercheurs qui travaillent avec lui, énoncent le principe suivant:

"Les plantes portant un nom " générique " analysable linguistiquement en lexème simple sont d'une plus grande signification que celles désignées par un lexème complexe productif. Les plantes marquées par un lexème complexe improductif se situent entre ces deux extrêmes."

C'est-à-dire qu'une plante très significative a de fortes chances d'avoir pour nom un lexème simple monosémique; au contraire une plante peu importante dans la vie culturelle aura sans doute pour nom un terme composé, à la signification transparente. Les auteurs donnent une explication culturelle de cette structure lexémique:

"Les contextes dans lesquels un locuteur tzeltal est confronté avec des noms génériques simples (c'est-à-dire des termes opaques) sont suffisamment fréquents pour que celui-ci ait la possibilité d'apprendre de tels noms par coeur. Inversement, les plantes rarement mentionnées tendront à porter des noms génériques qui fourniront le plus d'informations possibles sur les organismes afin de minimiser les confusions éventuelles."

A première vue, il semble que l'on puisse transposer au créole ces remarques fort intéressantes de BERLIN, qui pensait d'ailleurs lui-même qu'elles étaient applicables à toutes les sociétés. En effet, la plupart des plantes qui ont pour nom des monosèmes sont importantes culturellement: mannyòk, bannann, yanm, roukou, djapanna... Beaucoup de plantes nommées par des noms composés et/ou polysémiques, le sont sans doute moins: bwa lèt, mari périn, fléri noyèl. Mais peut-on dire que, par exemple, zèb anmè est moins importante que roukou ou djapanna? Il faudrait définir qualitativement et/ou quantitativement ce qu'est "l'importance culturelle" ou "la signification culturelle" d'une plante, c'est là une direction de recherche très riche.
Si nous avons pu mettre en évidence un isomorphisme entre structure linguistique et structure culturelle (péyi/frans, fig/bannann), nous ne pouvons pas généraliser ce principe, comme a pensé pouvoir le faire BERLIN pour les Tzeltal. En effet, la difficulté de l'ethnolinguistique réside justement au niveau des méthodes. Dans le cas qui nous intéresse, à savoir le créole, la linguistique créole est en plein essor, on ne peut en dire autant de la recherche anthropologique; si bien que l'ethnolinguistique elle-même, qui voudrait se constituer en science indépendante, est un peu bancale car elle ne peut s'appuyer valablement sur les constats de l'anthropologie.

CONCLUSION

En conclusion, l'objet de l'ethnolinguistique nous paraît convenablement cerné, si tant est, comme le dit HAUDRICOURT (1964, page 28)13 que "ce qui caractérise une science c'est le point de vue et non l'objet". Cet objet sera un petit groupe social, se reconnaissant comme tel et saisi dans sa globalité à travers ce qu'il dit de lui et du monde. Ce qui fait problème en ethnolinguistique, ce sont les méthodes, empruntées telles quelles à la linguistique et à l'ethnologie, sans rien avoir de spécifique. Dans notre recherche, alors que nous savions fort bien où nous allions, nous savions mal comment y aller, tant est relativement rare ce type d'études qui pourraient fournir des orientations méthodologiques. Il reste à souhaiter que des travaux comme ceux d'HAUDRICOURT, de CALAME-GRIAULE, de THOMAS, de FRIEDBERG, se multiplient pour que, de façon empirique et peu à peu, l'ethnolinguistique se construise une méthodologie à la hauteur de ses ambitions.


Notes

1BERLIN, B, BREEDLOVE, D.E, RAVEN, PH, 1974, The Principles of Tzeltal Plant Classification, New York, London, Academic Press, 660 p.

2THOMAS, J, 1985, "Linguistique, ethnologie, ethnolinguistique (pratique de l'anthropologie aujourd'hui)", Actes du Colloque du CNRS, organisé par l'Association Française des Anthropologues, Sèvres, 19-21 novembre 1981.

3 Langues et techniques, nature et société, Tome 1, "Approche linguistique", 400 p. ; Tome 2, "Approche ethnologique, approche naturaliste ", 416 p., Paris, Klincksieck, 1971. Ouvrage offert en hommage à André HAUDRICOURT, édité par J. THOMAS.

4FRIEDBERG, Claudine, 1990, Le Savoir botanique des Bunaq (Percevoir et classer dans le Haut Lamaknen), Museum de Paris, 303 p.

5VILAYLECK, 1993, Les Noms de plantes en créole martiniquais, à la recherche de modèles, Thèse de Doctorat, Université Antilles-Guyane, 457 p.

6PICOCHE, Jacqueline, 1980, Précis de lexicologie française, l'étude et l'enseignement du vocabulaire, Paris, Nathan, 181 p.

7ETIFER-CHALONO, Marie-Elizabeth, 1985, Etude descriptive des jardins traditionnels des campagnes de Sainte-Marie, Martinique, thèse de Doctorat présentée à l'Université des Sciences et Techniques du Languedoc, Montpellier, 130 p.

8GRATIANT, Gilbert, 1958/1976, Fab'Compè Zicaque, poésies originales antillaises en créole avec leur traduction française en regard, Fort-de-France, Désormeaux, 510 p.

9LAPIERRE, R, 1969/1982, Notes sur le créole, in DAVID, B, JARDEL, J.P, Proverbes créoles de la Martinique, Paris, Chaudet, 2 tomes, 292 et 288 p.

10LERY (DE), Jean, 1578/1972, Indiens de la Renaissance, histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, 1557, présentation par Anne-Marie Chartier, Paris, EPI, 254 p.

11DESCOURTILZ, M.E, 1821/1977, Flore pittoresque et médicinale des Antilles ou histoire naturelle des plantes usuelles des colonies françaises, anglaises, espagnoles et portugaises, Martinique Courtinard, éd. Fac-similé, 8 vol., 297, 347, 370, 339, 293, 309, 345, 401 p.

12LABAT, R.P. Jean-Baptiste, 1742/1972, Nouveau voyage aux isles de l'Amérique contenant l'histoire naturelle de ces pays, l'origine, les moeurs, la religion et le gouvernement des habitants anciens et modernes, Fort-de-France, Horizon Caraïbe, 4 vol. et un fascicule, 420, 428, 410, 402, 61 p.

13HAUDRICOURT, A, 1694, La Technologie, science humaine, in La Pensée, juin 1964, n°115, p. 28-35.