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Séga, biryani, maloya, nouveaux mots du Robert et du Larousse

Khal Torabully

a) Il y a huit ans, nous avions honoré ces mots…

Nous avions lancé l’aventure du plaisant dictionnaire LE POUVOIR DES MOTS SUR LE MOUVOIR DES PEAUX (PDMMDP) en 20071. C'est en m'inspirant des mots de Prévert, faisant écho à la musicalité et à l'aspect ludique de la langue que j’avais conçu cet ouvrage. A l’origine, j’avais été surpris d’apprendre que des mots proposés par Senghor, tels que essencerie et dibiterie avaient été refusés par l’Académie française, et mon idée était de d’inscrire dans ce dictionnaire les «mots orphelins de la langue française».  

Ce dictionnaire francophone de poche, rappelons-le, avait reçu l’aval du Ministère de la Culture et de la Communication de France et celui de La délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), qui «élabore la politique linguistique du Gouvernement…. Organe de réflexion, d'évaluation et d'action, elle anime et coordonne l'action des pouvoirs publics pour la promotion et l'emploi du français et veille à favoriser son utilisation comme langue de communication internationale. Elle s'efforce de valoriser les langues de France et de développer le plurilinguisme».2 Mon but, en élaborant ce dictionnaire avec les plus hautes institutions, était de célébrer une langue française mêlant centres et périphéries: «L'esprit de ce dictionnaire est animé par un souci: celui de donner aux mots francophones, une égalité de traitement et de statut, en rappelant une vérité: la France aussi est un pays francophone... Aussi, ce dictionnaire puise son contenu dans diverses contrées, espaces et pays, tant de régions que des banlieues françaises. Le tout, avec des mots du français du dix-neuvième siècle, pétris d'une irrésistible piquance rabelaisienne»3. L'ouvrage se prolonge par 17 pages bleues, clin d'œil aux pages roses des locutions latines de certains dictionnaires, et propose aux lecteurs des extraits de romans, de poèmes, de nouvelles, d'articles de journaux francophones... Et l’idée fut très bien accueillie à l’époque, car elle portait une idée conviviale, vivante, égalitaire, de la langue…4

b) Larousse et Robert en 2015 : séga, maloya, biryani, et cari…

Je salue donc l’entrée du séga (chant national mauricien), du maloya (folklore réunionnais inscrit au Patrimoine de l’Unesco), du biryani (curieusement, dans les terres mauriciennes ou réunionnaise, où ce mets indien est particulièrement prisé, on dirait briani, biryani étant un terme davantage marqué par sa filiation à l’hindi ou l’ourdou) et cari, défini comme un «plat créole».

N’ayant pas encore consulté les nouvelles entrées du Petit Robert je m’appesantirai sur la définition donnée par la communauté du net et des médias aujourd’hui au mot cari. Le mot cari vient de la langue tamoule. A Maurice comme à La Réunion, on dit communément cari et non curry, et aux Antilles, l’équivalent (avec des spécificités) du cari est le colombo, qui, à mon sens, est la version créolisée par excellence du cari d’origine indienne, voire sri lankaise.

Ce qui fait problème, au moment où j’écris cet article, est la définition lapidaire de cari comme «plat créole». Celle-ci me semble vider le mot de son histoire beaucoup plus complexe. Le mot cari entre, selon le Petit Robert, dans la langue française en 1602, en raison de la présence française sur la côte Malabar. Cette étymologie peut être à l’origine de la définition actuelle. Cependant, ce terme est entré dans une évolution qui dépasse le cadre de cet emprunt exclusif indiano-français. Cari est un mot qui a voyagé et qui a changé de sens et de saveur, en gardant sa référence indienne… En effet, il suffit de parcourir le net pour constater qu’il demeure un plat indien (5) adopté par beaucoup aux îles de l’océan Indien, nommément à Maurice et à La Réunion. Ces deux îles l’ouvrent à un usage élargi dans des contextes sociolinguistiques et culinaires différents. Il est nécessaire de faire remarquer ici que cari et curry sont deux emprunts éloignés d’au-moins trois siècles, le curry faisant référence à ce plat apprécié en Grande Bretagne depuis les années 6O. Et cari garde sa teneur transfrontalière et transculturelle, avec une référence persistante à ses origines indiennes. En effet, le blog foodies, par exemple, donne 45 recettes du cari défini comme «cari indien» et jamais comme «créole»6. Si le terme cari, tel que le Robert le définirait, passerait mieux à La Réunion, du fait que ce plat ait été adopté par toutes les composantes réunionnaises, à Maurice, le terme «créole» fait référence à une communauté d’origine africaine, métissée parfois d’indiens, de chinois ou de franco-mauriciens, appartenant au classement fourre-tout de «population générale». En raison de cette réalité sociologique, je pense que dire à la majorité indienne (francophile) que leur plat quotidien est «créole» pourrait relever d’un défaut de décodage d’un signifiant culinaire et sociologique complexe, ou au pire, d’une faute de…mauvais goût. L’écrasement monosémique du terme serait semblable à la définition de mine (entrée du PDMMDP, inspirée du chinois chow mein, définie comme «nouilles chinoises»), comme «plat hindou», parce qu’à Maurice, les mines seraient un plat préparé régulièrement par les indo-mauriciens. Il ne viendrait à l’esprit de personne de faire du cari un «plat créole» à Maurice, car la réalité socioculturelle est différente de celle de la Réunion. Donc, il serait intéressant de voir si le mot cari renvoie, dans le Petit Robert, à la France et à La Réunion, et non pas à l’île Maurice, ce qui serait une limitation de son aire d’emploi fort regrettable.

c) Le plaisir d’un français ouvert à d’autres horizons

Dans l’attente de voir le mot cari de plus près, je me réjouis que l’esprit du dictionnaire PDMMDP aura pu contribuer à rendre visibles ces mots d’ailleurs. Et j’ai hâte de poursuivre cette aventure au cœur d’une langue conçue comme transfrontalière, mêlant le net, les banlieues, les espaces géographiques, intellectuels, culturels et sociaux.

J’espère que l’an prochain, on verra le mot rougail, rougay ou rougaille, déjà posé dans le PDMMDP, à moins que cela ne soit déjà fait, entré dans le Larousse ou le Robert. Heureux, résolument des entrées de 2015, je me permets de citer Jean-Michel Djian, qui, à l’époque avait saisi toute la portée de ce travail que nous entamions dans le PDMMDP. Je le cit : «…ce petit dictionnaire malicieux ouvre toutes grandes les fenêtres d'une francophonie débarrassée de son « surmoi » institutionnel. Il célèbre l'évidence poétique et métaphorique du français dans une ambiance linguistique à faire mourir de rire n'importe quel analphabète de la planète. Comme ce je-m'en fou» qui, au Burundi, veut dire gros camion militaire»: «Ce je-m'en fous se croit tout permis, il a arraché une des ailes de ma voiture!» …Bref, si vous voulez en savoir plus sur la «fabrication» du français, si vous ne voulez pas être dépassé par la frénésie lexicale qui traverse notre langue depuis quelques décennies, mais surtout si l'envie vous prend de plonger tête baissée dans la vraie «diversité culturelle», n'hésitez pas: ce petit livre risque de vous mettre de bonne humeur»6.

Bienvenue donc au séga, maloya, cari et biryani dans les pages du Robert et du Larousse. C’est à ce prix d’ouverture, nous le disions il y a 8 ans, que la langue française pourra se mettre au diapason de ses locuteurs en constante progression. La nouvelle donne lexicale et dictionnairique, bien ancrée dans ce pluriel que nous mettions en exergue, donne à la langue française de nouvelles inflexions qui l’enrichissent sans coup férir dans un contexte culturel, technologique, écologique et multipolaire, là où cette langue est pensée comme une des espérances contre la pauvreté langagière des globalisations. Car comme on le sait aux îles, il n’est jamais un cari qui ait une saveur fixe, fait avec la même composition d’épices. Le français est comme ce cari, plat polysémique qui mérite que sa définition ne perde pas sa complexité et sa légitimation contextualisée. Réjouissons-nous que, de la langue ouverte à sa créativité rabelaisienne, «il faut faire tout un plat», en faisant attention de bien se tremper dans ses aires d’emploi, pour ne point perdre une miette de sa truculence ou de sa diversité…

© Khal Torabully,
18 mai 2015

NOTES

  1. http://www.africultures.com/php/?nav=livre&no=1585
     
  2. http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Langue-francaise-et-langues-de-France
     
  3. Africulture, idem
     
  4. http://correcteurs.blog.lemonde.fr/2007/07/16/poupoulateur-la-suite/
     
  5. http://www.lesfoodies.com/recettes/cari+indien
     
  6. http://www.jeuneafrique.com/Article/LIN24067logedegadra0/

 

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