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Fragments poétiques pour Hubert Gerbeau,
frère de mémoire

Khal Torabully

«Toute souffrance me rend malade, celle des animaux, celle des hommes et surtout celle des enfants. Je l’éprouve comme une injustice insupportable (…) Ceci explique peut-être que je me mette spontanément à la place de tout être vivant qui souffre ». - Hubert Gerbeau

Hubert nous a quittés la nuit du samedi 3 avril 2021

C’était au Niger, le soleil était pâle sur le marigot.
Il était trop tôt pour penser à l’éternelle damnation.
Des chameaux étaient au trot, la mémoire passait au galop.
C’est là que le visage de l’amour éclaira ton front.
Il était paysage encore à dessiner sur ton calepin.
Mais déjà le visage des peuples enchaînés devint
L’Histoire effacée, délaissée au profit des comptes anodins.
Tu lui donneras tes inflexions, tu lui dicteras tes conditions.
Tu fouilleras les traces, les fragments, les silences
Des êtres courbés par empires et maléfiques dominations.

Pour toi, l’esclave n’a pas qu’une ombre, mais une multitude
De faux-semblants, une balafre qui s’ouvre en questions.

Un historien, pour toi, n’écrit pas que le nombre de vendus
Ou les dates de trafics clandestins, mais aussi le nom,
Le souffle des enfants, des femmes, des oubliés suspendus
Au souffle du temps. C’est ce présent que tu scrutas au passé.

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Tu devins scribe de continents et des îles au commerce douteux.
« L’Histoire doit regarder la mémoire avec doute et respect ».
Rien ne prédispose un amoureux de la vie d’oublier
Ces êtres que le cyclone ou l’Harmatan a dispersés.

Cafres ou coolies, ducs ou chamars, une seule humanité
Décline ses identités entre leurs archives et tes vérités.
L’ombre de l’esclave tatoua ton destin, son silence
S’ouvrit en écrin de tes pensées ouvertes aux altérités.

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« Ecrire le passé, c’est ouvrir la porte aux peuples brimés ».
Explorer les servilités, c’est être juste dans l’éternité.
Ce souffle te poussa à innover dans la rigueur de l’austérité.

Tu écrivis la chair de ceux qui en furent privés.
Tu devins le pionnier de la parole des âmes asphyxiées.

L’âme, est-ce le dernier refuge de l’historien ?
Ou est-ce cet univers qui demande à l’académicien
D’écouter ce qui a été effacé au seuil des baragouins ?

En toi, les histoires se saluent, se tiennent la main.
Mutin vagabond et marron migrèrent en alevin.
Entre les multipliants et les lilas, tu délias leurs destins.

II

Tu m’écoutas, tu m’inspiras, tu me réconfortas.
Engagé et esclave, tissons ce dialogue en continuités :
« Le coolie débarque au port, va à pied, bras baissés,
Selon le rituel immuable de l’esclavage, pieds nus,
Mémoires brisées, histoires effacées…
Aux cases délaissées par les émancipés,
Il est esclave après l’esclavage, bête de somme au rabais,
Et pire, il est perçu comme esclave "volontaire" :
Il "casse" le prix du travail, il est le nouvel épouvantail.
Il "sauve" le maître d’une revanche de l’ancien esclave.
Le coolie, "allié de l’oligarchie sucrière", un faux-frère.
Il "vole" son ascension sociale à l’émancipé...

Comment le mettre aux fers dans les faux glossaires ?
« L’itinéraire symbolique qu’emprunte le coolie est fier.
Il est calqué sur le tracé de l’esclavage amer »…

III

L’amour d’un historien libère l’esclave des mots fugitifs.
Mali, Martinique, Mascareignes, leurs ghats sont vifs.

Pour une histoire du silence, pour Noc et Swedjama,
Tu arpentas les récits des négriers devenus plumitifs.

Bourbon, île de France, mêmes systèmes de production.
Racisme et malédiction, même système de domination.
L’archipel des damnés se veut république des corsaires.
Tu déterras les preuves à la barbe d’éternels faussaires.

Afrique et Madagascar, Antilles et Zanzibar
Tu refusas de traiter l’Histoire
En philosophe du boudoir.
La stupidité avilit les régents des humanités.
Inutile de fustiger la douleur sans explorer ses complexités.

En effet, dire la mémoire juste impose la loi de l’humilité.

IV

Mais voilà, tu as fait le grand saut de l’autre côté du Niger.
Le fleuve te réserve une pinasse colorée. De Mopti
A Bandiagara, tu poursuivras l’étoile de l’Amour,
La seule qui vaille entre le gros sel et les semis.

Ici, dans les alluvions, en mémoire des tourbillons,
Ta soif de l’autre posera ton poème en éternel détour.
Dans les archives retrouvées, voici le sillon des vrais jours !

Historien, poète, romancier, tu n’habitais pas le discours,
Mais la parole, celle qui se partage au cœur de l’Histoire.

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Tu vis désormais avec nous, entre ces pages serviles
Que nous écrirons entre déserts, détroits et îles.
Ta voix résonne déjà dans la roue de ton moulin.
Elle répète inlassablement le nom des oubliés du destin.
Elle dit aussi que tu fus à la hauteur de leurs matins.
Sur les rives de l’île où la mer te réclame,
Une salangane s’affirme témoin clandestin :
« Tu as écrit le silence de l’Histoire sans oublier nos âmes.
Elles parlent de toi aux assises de nos drames ».

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Désormais, leur avenir sera le bruit de l’harmatan
Quand la nuit s’achèvera en clapotis des catamarans.

Déjà, dans la lignée des « granmouns », ton nom
Moissonne la lignée des justes. La Fournaise le dit avec ses tripes.
Le moulin de la Garduelle s’en félicite. Le doute a son principe.

Les lieux se rassemblent à la dessication des ombres courbées.
Dans nos pages partagées en sillons de mots pillés :
« Toute blessure d’homme est ma propre histoire », t’avais-je confié.
Cette confession t’avait profondément touché.
Elle nous libère de l’avoir partagée de ruines en décombres,
De silence en atolls, d’archipels en parole. De silence en mémoire.

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Comme moi, tu as franchi le mur du silence servile.
Vagabond et marron, nous avons brûlé l’ombre du soupçon.
Pour toi, l’esclave a une chair, du sang, un inconscient.
L’Histoire n’efface pas l’écriture des frayeurs des servants.
Ni leurs espoirs de paver le jour de soleils triomphants.

Entre les îles, dialogue entre l’Atlantique et notre océan,
Comme une conversation résistant aux puissants courants.

Depuis les édits des conquérants et le voyages de Magellan,
Tu suivis le charpentier qui devint négrier
Pour convertir le navire en bateaux coolies. Le bois contre la chair
Des oubliés, fendant les vagues pour le sucre et le cotonnier.

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Dans ta lignée : nègres et coolies domestiques, commandeurs et mestries,
Concubines, nourrices, marins en perte de sud.
Aux archipels des forçats, tu enchaînas la pire des servitudes,
Celle qui nous condamne à lire le passé en incertitudes.

L’Œdipe-esclave, l’Afrique courbée aux couleurs du néant.
L’oubli a une fonction, une peau dans la détresse du coloré.
Le passé fut souvent l’archive d’une comorbidité au présent.
Et tu l’as donné au cri de celui qui, suppliant, fut supplicié…

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Repose en paix Hubert, tes mots sont si clairs.
La fin de l’histoire ne sera qu’un passage éphémère.
Sous ton ombre féconde, ta présence tutélaire
Nous tisserons les voix des humbles en présences fières.
Elles rappelleront que ta vision libre est l’itinéraire
A dessiner, afin que la vérité soit égalitaire.

Le passé n’est plus une question de statistiques,
Des traites bénéfiques ou calculs dramatiques…

Il est affaire de chairs et de corps à racheter.
Il est la voix restituée aux ombres arrachées.

© Khal Torabully, 9 avril 2021

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Note:
Un partage avec Hubert Gerbeau sur ce lien:

https://montraykreyol.org/article/le-coolie-histoire-dun-paria-et-dune-meprise

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 Viré monté