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Sans mémoire exclusive

Khal Torabully

10. mai 2022

Jeux d'enfants à Cap-Vert, exemple d'amour inconditionnel. Photo Francesca Palli.

Le 10 mai, en humanités purificatoires
Poème pour célébrer l’abolition des traites et l’esclavage en France.

 En malheurs et communes blessures,
Comment ne pas s’ouvrir
Dans la plaie des lumières,
Et souffrir séquelles d’histoires en commune pâture ?
On a beau me dire
Que l’esclave connut un sort bien pire
Que celui de l’engagé, son frère à ne pas accueillir.
Que le coolie, lui, prenait le navire
Contrat en main, pour un voyage de son désir…

Mais c’est oublier que les faits ne pensent qu’à maudire
Le damné que le sucre ou le guano, cherche à le réduire
Au statut des suppliciés des empires,
Prêts à s’opposer seulement pour le pire.
On a beau me dire que l’intouchable de Ranbir
Se para de son bel habit de lumière,
Qu’il fut docile, donc respecté dans ces ailleurs.
Qu’il travailla pour acquérir des lopins de terre
Ou des usines à canne entières.
Qu’il sauva le maître de la faillite,
Car c’était son seul et unique désir.

Mais comble de malheur, le fouet fut là pour l’accueillir
Quand il voulut s’entretenir avec son ombre.
Sans rire, il l’enfonça mille fois aux décombres
De sa chair, et l’esclave lui dit de se repentir
D’avoir pris sa place au statut de martyr.

Contrat ou pas, il fut aussi objet du vizir,
Du sirdar ou du commandeur.
Il fut jeté en baril aux mille piqûres,
Il fut roulé de coups et d’injures.
Allié de maîtres ? Sauveur de l’exploiteur ?
Allons donc, le vizir
Ne prospère que sur notre commune misère.
Ce n’est pas lui qui développa cet univers
Plantionnaire, huilé pour produire et punir.

Esclave et coolie, un sort enviable ou à bannir ?
C’est à nous de tisser la commune mémoire,
Et ne pas nous diviser en fausses Histoires.
Esclave et engagé, chacun a son fardeau notoire
Des sorts que l’on pense contradictoire.

Mais était-ce un autre consistoire
Qui proclama l’exploitation des bras du sud,
Qui les réduisit en fouettés d’ingratitude ?
D’accord, le coolie pouvait écrire pétitions
Pour dénoncer l’étendue de sa damnation.
D’accord, le bon roi décréta qu’un commissaire
Devait surveiller les dérives du vizir.
Mais n’est-ce pas là aussi subir
Les mots doux colportés par une illusoire lyre ?

Différents, certes, mais pas opposés à se haïr…
Destinés à vivre et grandir
Dans ces champs de l’Histoire
Non pas pour s’endormir
Sur des récits à nous démolir.

Mémoires de fraternité à construire
Car le présent n’est pas vide-ordures.
Il est capacité à rebondir,
A réfuter les mots qui veulent rouvrir
Les manigances du passé, visant à trahir
Notre commune misère, sans défaillir.

Construire la paix dans nos cœurs,
Sans commune mesure avec ces haines
Que l’on traîne de chaumière en chaumière,
Car c’est le profit qui enchaîne
Et non les sous-hommes qui peinent
Encore à s’entendre entre eux, en ennemis de la déveine.
Car souffrir,
Sans travailler à s’ouvrir
Ne mène pas qu’à exclure ou maudire
Le plus exploité de cet univers délétère.
Sauf si sa lecture du temps amer
Mène à vivre replié dans sa douleur,
Niant celle de l’autre, au nom de sa couleur,
Sa caste, sa religion ou au nom de pouvoirs
Nous emmenant doucement au mouroir
De nos humanités, pliés dans l’accoudoir.

En face à face, en non chiens de faïences,
Le temps est là : brisons non-dits et silences,
Et célébrons ensemble la fin d’une histoire
Que l’on écrit en nous désignant repoussoir.

En cette célébration, il s’agit de faire ressurgir
Ce courage des ancêtres venus des navires,
Humiliés, dressés pour tout construire
Sous le joug des grands empires.

Sachons ne pas célébrer dans un isoloir.
Mais dans un élan transitoire,
Vers la mémoire et l’histoire en miroir.

Je suis autant esclave que coolie dans mon purgatoire.
Cette profession est loin d’être illusoire.
C’est même cela le vrai sens de l’Histoire.
C’est pousser sa douleur vers un promontoire,
Où l’Autre nous accueille en féconde victoire.

Co-mémoration, signifie action mémorielle non discriminatoire.
L’un avec l’autre, sans échappatoire.
L’esclavage a précédé l’engagisme, mais c’est aussi une combinatoire,
Les deux se sont chevauchés à des moments de l’Histoire,
L’un préparant l’autre, les liant en excrétoire.

Donc ne pas les voir en imprécation ou silence vexatoire.
Les exclure l’un et l’autre n’est que dévidoir,
Poudre jetée aux yeux faussement libératoires.

Avançons vers cette voie humaine, sans accusatoire.
Vivons au présent en humanités prémonitoires.
S’opposer sans fin rouvre nos plaies en marron et noir.

Quittons nos tours d’ivoire et nos isoloirs.
Dépassons, en damnés du passé, excrétoire et inquisitoires.

Célébrons la même dignité, car il n’est de repoussoir
Entre la tienne ou la mienne, dignité n’est pas oscillatoire.

La vraie histoire n’est pas exutoire,
Elle est faire-valoir, un avaloir
Vers la grande humanité, notre seul et véritable espoir.
Je te tends la main frère esclave, en réservoir
De passés en communes mémoires et histoires.

© Khal Torabully, 10/5/22

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 Viré monté