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À propos de la genèse d’un roman

Umar Timol

Texte lu lors de la conférence, À propos de la genèse d'un roman, à la municipalité de Port-Louis. Merci à Joseph Cardella (http://www.upim.info/) qui m'a donné l'occasion de présenter mon premier roman, Le journal d'une vieille folle (L’Harmattan). - Umar

Le face à face avec les mots. Qui est le face à face avec la nuit. Avec ses peurs. Avec sa folie. L’écriture émerge de ce lieu. Qui est celui de la rupture. Il est ainsi dénudé. Sa carcasse n’est plus. Ne subsiste plus que les transparences de sa chair. Face à face avec les mots. Parfois l’envie de se taire. De cloîtrer sa parole. De l’empêcher d’être. De lui imposer le silence. Ainsi partir. Fuir. Ne pas s’arrêter. Fuir tout ce gît en lui. N’être plus que dans la rédemption du corps. N’être plus qu’un corps. Oblitérer la pensée. Oblitérer son gestuel. Mais le désir persistant des mots. Achever sa transcendance sur cette terre. Repousser en soi tous les déclins. Etre du dépassement. Face à face avec les mots. Mais l’écriture est d’une tradition, celle du chaos. Mais l’écriture est d’un culte, celui des obscurs en soi. Efforts sans fins. Lutter. Oui lutter, excaver en soi les mots-fluides, mots qui ne s’arrêtent pas, mots qui se déversent, rivières, tempêtes, cataclysmes. Peur des mots parce qu’il ne sait d’où ils viennent. Et ils ne lui obéissent pas. Peur parce qu’ils sont réfractaires à sa volonté. Il veut donc les dompter, en faire une matière qu’il peut ciseler, qu’il peut transmuer. Les mots doivent pouvoir tout dire, incarner les moindres inflexions. Et les mots doivent pouvoir l’inscrire dans l’écorce précaire du temps. Vanité. Abjecte sans doute. Abjecte. Face à face avec les mots.

Ecrire parce qu’il est poète. Poète, mot prétentieux et indécent. D’autres diront ridicule. Umar, écris nous un petit poème. C'est ce qu'ils lui disent. Le ton est narquois. On parle à un grand enfant qui a la tête dans les nuages. Peut-être même à un con. Cette île n’a que faire des artistes. Ile prête à bouffer ses tripes si elle y trouve du fric et matière à vanter les apparences. Mais c’est ce qu’il est. Poète. Il ne peut être que ça. Parce qu’il entend la parole jaillir en lui, lance qui perfore les voiles, qui s’enfonce au plus loin, toujours, qui blesse le lieu de son baptême. Et les mots voltigent et les mots dansent, ils viennent de partout et les mots se déversent et les mots sont des fleuves qui jonchent les terres et les mots bafouent tous les complots de la loi et de ses convenances. Ecrire de la poésie. Parce qu’il le faut. Parce qu’il ne faut pas mourir. Parce qu’il aime créer. Mais il ne crée pas. Il se laisse aller. Ou plutôt posséder. Son corps n’est plus qu’un silo qui recueille les caravansérails des émotions. Parce qu’il le faut. Pour juguler le temps qui passe. Pour défaire cette nuit qui ne cesse son défouloir. Ainsi la poésie. Aller au plus loin là-bas. Il faut affranchir les mots de leurs angoisses et les livrer à la frénésie poétique. Parce qu’il est un souffle en lui, qu’il n’explique pas, qu’il ne veut pas expliquer, parce que ce souffle est orné de violence, de bêtes et d’osmoses, il est en lui tant de mots à ne plus en pouvoir, il est en lui la poésie, il est en lui le poème, flots, rêves et rivages transmués en mots.
Ecrire. Ecrire. Toujours écrire.

Mais la lecture précède l'écriture. Et il se souvient de ce petit garçon, un petit garçon très timide, mais un vrai timide pas de ces pseudo-timides qui se réclament de la timidité pour se faire remarquer mais un timide pur et dur et ce petit garçon puisqu’il trouve les autres effrayants, à l’exception évidemment de ses proches, se réfugie dans les livres, il n’arrête pas de lire. Il lit Mickey Parade, que sa maman achète pour lui tous les jeudis dans un magasin à la rue Chaussée à Port-Louis. Il faut dire que Picsou l’énerve parce qu’il aime décidément trop l’argent mais il aime bien Donald, pas tout à fait une lumière mais qu’il est gentil, quant aux Rapetous n’en parlons pas. Et il lit aussi Tintin, et il lit surtout l’Etalon Noir, qui conte les extraordinaires aventures d’un cheval et de son meilleur ami, Alec Ramsey. Ce qui sympa avec les livres, se dit l’enfant timide pur et dur, c’est qu’ils sentent bons. Et il adore les sentir surtout quand ils sont neufs, de temps à autre, il y enfonce son petit nez (qui est comme vous pouvez le constater moins petit maintenant) et il hume son parfum.  Parfum qui achève l’ivresse de la lecture. Le petit garçon vous recommande d’ailleurs de tenter cette expérience. Humez le livre. Humez-le. Et prenez votre temps. Vous en sortirez grandi. Vous apprendrez à mieux savourer le livre.

Et le petit garçon est demeuré le même. Sauf qu’il a peut-être maintenant un visage d’adulte.

Pourquoi donc en cette instance toujours retourner, toujours dire la même chose, toujours réitérer ce désir? Dire que tu vis, dans une grande mesure, pour les livres. Et par les livres. Que tu en as besoin. Et que c’est viscéral. Parce que le livre est délectation. Parce qu’il cisaille en soi tous les crépuscules. Parce qu’il est le compagnon de tes solitudes. Parce que le livre est refuge pour l'enfant trop timide. Evasion pour l'adolescent trop anxieux. Expression de la quête pour l'adulte. Et fascination pour celui qui veut écrire. Et grâce sans doute pour celui qui s’en ira un jour. Et il a tant lu au fil des années. Des centaines, des milliers de livres. Livres empruntés à la bibliothèque, livres achetés maintenant sur le net. Livres, livres, livres, toujours des livres, encore des livres. Et il lit tout ce qui lui tombe sur la main, romans, poésie, science, bd et même une une histoire des mathématiques même s'il arrive à peine à compter jusqu'à douze. Au fond il est toujours cet enfant, égaré dans la forêt des livres, il est dépositaire de ce même regard, émerveillé et impatient, qui attend le livre, qui désire le livre, qui veut le humer, pénétrer dans ses arcanes, qui veut le posséder. Car le livre est un univers, qui réalise la conjoncture de la beauté, du savoir et l’aventure. Il est une approximation du paradis.

Et il veut tout lire. Ainsi en ce moment il est plongé dans trois livres, la correspondance de Flaubert (qu’il est impératif de lire si on veut écrire), les poèmes de Yeats et un livre sur le Bouddhisme. Il veut tout lire, c’est une boulimie et il a sans doute de peur de passer à côté de ces livres qui pourraient changer sa vie mais c’est un vain combat n’est-ce pas, on ne peut pas tout lire mais il ne doit pas s’arrêter, il ne le doit pas.

Ainsi cerner la genèse de l’écriture, - le goût des mots et des livres, puiser en une source obscure en soi-, mais sait-on jamais pourquoi on écrit?

Le sait-on?

Et un jour il se met effectivement à écrire. Il n'y croit pas tellement. Pas pour toi. L'écriture est réservée aux autres. Tant de beauté relève d'une conspiration, celle de la magie. Autant se contenter de lire. Métier bien plus simple. Mais il écrit quand même. Dans son coin. Presque à contre gré. À contre cœur. Il se laisse aller, il donne libre cours à des pulsions de mots. Certains de ces poèmes sont publiés ici et là. Il commence à y croire. Mais il a la plus grande peine à se prendre au sérieux. Il ne prend toujours pas au sérieux d'ailleurs. Les mots fusent, il se contente de les inscrire sur la page. Et les années passent, les publications défilent, quelques recueils de poésie, des nouvelles. Il prend goût au jeu. Au jeu de la création, toujours intense mais aussi à d'autres aspects, accéder à une forme de reconnaissance, publier, et même parfois voyager. Il comprend aussi, au bout d'un moment, que l'écriture est sa seule vocation, qu'il a la plus grande peine à assumer. Mais il doit aller au bout de cette vocation. Il le doit. Il doit repousser ses limites. Il aime bien cette phrase, la littérature est la hache qui doit briser la mer gelée en nous. Elle est de Kafka.

Ainsi parvenir un jour à briser le lecteur, à le transformer, à changer sa vie à jamais. Prétention vaine n'est-ce pas ? Et même stupide. Mais c’est ce qu’il veut, que ces mots soient une plongeon en soi, qu’elle incite à l’apnée ou à l'étouffement, que le lecteur cesse de respirer, d’être, pendant une seconde ou une demi-seconde, peu importe, que ces mots altèrent sa vie, qu’il devienne quelqu’un d’autre, méconnaissable à soi-même, un autre être, une autre créature, un monstre peut être. Que ces mots aient ce pouvoir-là. C’est ce qu’il veut.

Et un jour, l’envie d’écrire un roman mais pas un roman conventionnel, de poésie mêlée.

C'est lors d'un séjour à Paris que se produit le déclic. Ville magnifique mais froide, alors qu'il est dans le train il aperçoit un immense bâtiment, des appartements, sans doute un HLM. Petites boites de conserves, vies fermées, étriquées. C’est ce qu’il se dit. Sans doute une caricature. Que sait-il de toutes ces vies? Quelle est donc cette prétention à juger? Mais peu importe. Car il voit, il la voit clairement. Il voit son personnage. Une mauricienne qui vit en France depuis une trentaine d'années, elle vit dans un de ces appartements, elle est seule, elle déteste son mari et elle va aimer, elle va tomber amoureuse d'un jeune homme.

Et alors il décide d'utiliser la matière d'un futur recueil poétique, Fragments d'un corps, - qui est une tentative de décortiquer le sentiment amoureux, de poétiser chacune de ses étapes-, pour en faire un roman. Et se produit alors un curieux mélange car il inscrit les fulgurances amoureuses dans une trame romanesque, d’où le caractère hybride du livre. Le poème est devenu un monologue qui est lui-même devenu un roman. Curieuse créature qui risque fort bien de susciter l’incompréhension.

Et qui est donc cette vieille folle? Elle ne travaille pas. Son mari est un mauricien. Elle se met un beau jour à écrire un journal.  Elle y exprime son mal être, sa difficulté à vivre, à donner un sens à sa vie. On découvre que c'est un être torturé, tiraillée de toutes partes, parfois sarcastique, elle profère une critique acide de son mari, de ses contemporains et de sa petite personne, surtout, parfois nostalgique elle se souvient de sa vie de sa vie à Maurice, de ses parents, parfois désespérée, elle s’automutile, parfois sinon toujours amoureuse, elle parle du jeune homme qu’elle aime, de tous les aléas de l'amour passion, angoisse, désir de fusion, jalousie, envie criminelle, haine de soi, exaltation, culte du corps de l'autre, destruction de l'autre, autodestruction, rage folle, paix quasi-mystique, furie de la chair et son apaisement, son corps devient ainsi un entrelacs de toutes les tensions, de toutes les dislocations, de toutes les gangrènes.

Comme l’a écrit une critique Patricia Laranco, Cette pauvre femme est malade du vide.  Elle est une béance.

Et je propose trois pistes, trois ruptures pour expliquer son vide.

Trois ruptures. D'abord la rupture existentielle. La vieille veut attribuer un sens à sa vie mais elle n'y arrive pas. Elle fait le constat de la misère humaine, du temps qui passe, de la force des malentendus, de la mort. Et de la mort non comme une éventualité, la mort non comme un possible qu’on refoule en soi mais la mort comme un réel ancré dans sa peau, le corps devenu puanteur, le corps devenu cadavre, le corps rendu à la terre, le corps devenu le territoire de la vermine. Elle veut parvenir à agripper le sens, à l'instaurer en elle, qu'il soit une foi lumineuse, qui accompagne chacun de ses pas, qui orne son souffle. Mais le sens la fuit. Comment donc vivre quand on ne croit en rien? Surtout qu'elle est parvenue à l'âge où les illusions se dissipent, elle ne peut pas, ne veut pas s'accrocher aux mensonges convenus, il n'y a d'ailleurs rien qui la retient à la vie, pas d'enfants, pas d'amis, rien que sa solitude, solitude qui la renvoie au néant. Comment croire dans de telles circonstances? Comment parvenir au sens quand on exerce la lucidité, quand on ne peut se contenter de la foi tranquille et facile de ceux qui ne pensent pas ? Sans doute ces exigences de lucidité rendent la foi impossible car la foi réclame une part d'oubli, une nécessaire obscurité, un refus d'aller au fond des choses. La vieille folle veut croire mais elle n'y arrive pas.

Rupture existentielle.

Deuxième rupture. la vieille folle est éperdument amoureuse d'un jeune homme. C'est un amour qui l'a littéralement saisi à la gorge, un amour d'une telle puissance qu'elle n'arrive pas à s'en défaire. Elle aime contre son gré. Tous les atomes de son corps désirent cet homme. Il est l'objet d'un culte. Il la rend folle. Mais elle ne veut pas l'aimer. Elle ne doit pas l'aimer. Pour les raisons évidentes. Ce n'est et ce ne sera jamais un amour réciproque. Elle est vieille et laide et il ne l'aimera jamais. Et parce que l'amour est une illusion, elle le sait, elle ne le sait que trop bien, elle sait tous les rouages de ce sentiment, elle sait tous ses mécanismes, elle sait son caractère illusoire, elle sait que c'est un sentiment qui ne dure en tout et pour tout que quelques années, parfois même quelques mois, qu'il est fondé sur l'idéalisation de l'autre, sur la création, l'invention de l'autre. Elle est ainsi tiraillée entre ce qu'elle sait et ce qu'elle est, amoureuse, bêtement amoureuse, comme une adolescente, sotte et naïve. Mais elle n'y peut rien. Elle ne cesse d’interroger la passion amoureuse, d'où vient donc ce désir forcené de l'autre, un désir que le temps condamne et que l'habitude dénoue. Aimer c'est faire de l'autre le dépositaire du sens de notre existence, cet autre qui est précaire et incohérent, au même titre que nous.

Rupture amoureuse.

Troisième rupture. La vieille folle est une exilée. Elle a fui le carcan mauricien, les traditions, la prison insulaire, elle a cru se réinventer en France, devenir une femme libre, vivre une vie artiste mais cette liberté ou cette soi-disant liberté s'est révélée être une nouvelle prison, celle de l'individualisme et de la solitude. Ici à Maurice, la présence excessive de l'autre, là-bas son invisibilité. Ici, devoir toujours obéir aux rituels, là-bas devoir s'inventer, devoir fonder le ‘sacré’ dans un monde sans repères. Le plus dur sans doute est de buter sur un rêve, ce rêve celui étant de la France, de l'Occident, des images fantasmées, vie fantasmée, liberté, rêve qui se concrétise dans un premier temps mais qui très vite se transforme en cauchemar. Elle n'est ici ni d'ailleurs. Elle est à sa place nulle part. Elle ne peut pas retourner à Maurice, elle ne veut pas demeurer en France. Elle comprend que tout lieu est un finalement un exil, que nul ancrage n'est possible, que nulle appartenance n'est possible. Elle cherche ses racines alors qu’elle sait qu’elle n’en a plus.

Face donc à ces ruptures, à ces impossibilités d'être, elle s'abandonne à la folie mais une folie maitrisée car empreinte de lucidité. Folie qui est un exutoire, haine retournée contre soi, sarcasme, violence, cruauté et ultimement destruction de soi, destruction de l'autre.

Sans doute que le personnage ressemble à son créateur. Il est dit que l’écrivain est habité par un vers, le vers de l’écriture, vers qui le ronge, qui le bouffe, petit à petit, qui l’empêche d’être, qui le renvoie à une obsession, écrire, toujours écrire. Il est en de même pour ma vieille folle, un vers l’habite, celui du vide, de sa béance, un vers lové dans ses entrailles, un vers qui n’abandonne jamais, un vers qui boit son sang, qui la renvoie toujours aux enfers.

Celui qui écrit et sa fiction, son personnage sont d’un même lieu, l’impossibilité du sens.  Et de ses enfers.

Mais le sens est. Paradoxalement.

Il est.

Il fait nuit. Ses enfants, avant de dormir, font la lecture, c’est un rituel désormais quotidien et parfois ils lisent ces livres que sa maman lui avait offert. Et l’épouse aussi lit. Dans leurs yeux défilent l’étrange cavalcade des mots. Dans leurs yeux la quiétude de la lumière d’avant la nuit. Il les regarde et il se dit : Est-il de vérité plus écarlate que celle-ci? Est-il un autre bonheur possible? Sans doute pas. Le livre est un lien, qui réunit nos imaginaires et qui les perpétue. Le livre est un lien de sang. Le livre est un lien de sens.

Umar Timol

boule

 Viré monté