Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

J'ai perdu mon lecteur émérite...

Jean S. Sahaï

 

 

 

Photo France-Antilles

Yves Gamess

On m'a déjà demandé pourquoi le Guadeloupéen que je suis écrit dans Antilla, "on jounal a matinikè"... Pas de support en ma Guadeloupe pour mes plumissions? Pour contrer la bêtise du dernier Martiniquais moyen qui jacte encore du "Gwadloupéyen ankòò...", ou du "vié kouli manjé chien"? Pour tenter de grappiller quelque reconnaissance à un rédacteur que je n'ai jamais vu de pied ni en face, mais qui réclame le koulimateur comme un goulu sa Valda? 

Que nenni! La raison vraie, je m'en vais vous la conter. 

Un jour, lors d'une manifestation à Fort-de-France, un Grand Monsieur Indien que je n'avais pas encore rencontré, mais dont je savais l'existence et connaissais la valeur, m'avait témoigné en quelques mots ce que tout scribouilleur tenace et non publié attend: une appréciation honnête, et le désir d'être lu encore. "Ah, Monsieur Jean Sahaï, c'est vous qui écrivez dans Antilla... j'aime ce style et cet humour, continuez. "

Cette poignée d'une grande main secouant la mienne, je l'ai gardée dans mes archives intérieures. Salutation porteuse de mémoire et d'espérance, mots sincères, regard d'amitié fraternelle sans condescendance, une brève poignée de secondes. L'homme, distingué, grand, aux yeux éclairants, avait dans l'autre main une revue qu'il tenait pliée en deux sans l'écraser, comme ces gens presque d'avant qui, aimant lire, ne marchent pas les mains ballantes. Comme une femme qui se respecte porte un sac à main, fut-il minimaliste.

Depuis, chaque fois que j'ai cliqué "voyé alé pou Antilla'', je me suis rappelé Monsieur Yves Gamess (et son épouse Antoinette, qui me réclamait aussi de la plume par e-mail), en me demandant s'il allait aimer.

J'ai perdu mon lecteur émérite. Car qui déchiffrait mieux un bafouillis de koulimateur que ce professionnel chevronné de la lecture. Un'n qui, de plus, tout comme son ancêtre a enjambé la Kala Pani pour cueillir de l'improbable poussière d'or, a fait un autre grand voyage: celui du rare indien créole à peine sûr de lui, quittant qui son Morne-Rouge, qui son faubourg pointois, et jambant l'Atlantique pour bûcher ses Lettres à l'université, en France. 

Me vient un regret: notre conversation en tête à tête pour parler affaires de descendants de travailleurs engagés, partager trouvailles sur leur voyage, sur notre existence singulière de descendants, sur nos co-existences, évoquer des souvenirs d'Indiens de faciès, étudiants à Bordeaux... Cet échange ne sera dorénavant possible que dans l'intemporel et virtuel Akasha.

Plein de raison et d'usage littéraire, Monsieur Gamess n'en était pas moins pétri de civilité et patience-à-kouli. En figure de proue de ses congénères des districts d'habitation, il força le respect et fit le lycée, puis des études supérieures. Sans cavaler après quelque doctorat, il participa au comblage d'un trou béat dans l'esprit du foyalais de la rue et de la Savane: sa débile méconnaissance de l'indianité. Explorateur fondamental d'une l'histoire occultée, il soumit à sa Martinique son savoir de grand lecteur-fouilleur. "Se faire auteur, aimait-il dire, c'est transmettre ce qui permet à l'autre de grandir". Reporter de la survie d'un petit peuple imbriqué dans un autre moins petit, et longtemps plus mesquin (cf. la biguine "Vini ouè coolie a"), il se fit témoin, ténor et diode sans extravagance de la grandeur de l'âme indienne créole. 

Au-delà de l'hôte accorte et avenant d'une Bibliothèque dont le gable mérite de porter son nom, Monsieur Gamess me laisse l'image du vénérable non-violent. Suite aux mots et gestes de l'ostracisme et de l'afro-centrisme, il fut l'éclaireur, le prosélyte de la tolérance faisant sien l'autre. Il n'oublia jamais qu'il était petit-fils de "l'homme-hindou-de Calcutta", le peu nommé qu'on on ne laissa pas voter de 1853 à 1923, et dont l'en-ville mit ensuite au dépôt et aux tinettes les frères et les tamouls. 

La famille de Monsieur Gamess fut amie de celle de Monsieur Césaire, au nom de l’universalité de ceux qui ont conclu que, d’où qu’ils proviennent, tout n’est qu’un. Appariée au courage de son fils Guy Gamess, actuel président d’Inde-Martinique, association co-fondée avec Michel Ponamah, Juliette Smeralda, Gerry L'Etang, Liliane Mangatale, Antoine Nicole.., la recherche tenace que Monsieur Gamess conjugua avec son épouse Antoinette et sa belle-fille Roselyne, fut un plaidoyer pour l'égalité et l'estime réciproque des zigues de passage que nous sommes, en cette terre de gémination afro-orientale. 

En fin, dernière preuve de sa robustesse morale, on retiendra le pied de nez exemplaire de Monsieur Gamess à l'acharnement thérapeutique expérimental sur le corps. Game over.

Bonne traversée, Monsieur Gamess. Descendant d'un Shri Ganesh, votre patronyme, retouché par un aléa de notre destin, veut aussi dire, selon Google: General Atomic and Molecular Electronic Structure System...  Désormais, vous voguez libre sur le flux quantique. Votre noble parler, votre probité généreuse, ont rejoint le champ cosmique. Shri Ganesha, votre déité éponyme, le divin pouvoir qui chasse nos obstacles, ne peut que vous y flanquer. 

J'ai perdu mon lecteur émérite. Namasté et Vanakkam, Shri Yves Gamess.

 Pour vous, pour les vôtres, et pour les autres, l'écriture continue.

Jean S. Sahaï

 

 Viré monté