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Annou voyé kreyòl douvan douvan

«Konzigenzon filozofik size poetik»:
Horizons herméneutiques et notes phénoménologiques
sur la poésie seychelloise

Károly Sándor Pallai

Omaz pou tou lalang kreol

Article paru dans Revue d’Études Françaises, n°17, Université de Budapest – ELTE, p. 121-136.

«... entre le propre de l’autre et l’autre du propre»

1. L’aire seychelloise

Les Seychelles (Sesel, Repiblik Sesel) sont un archipel de 115 îles au cœur de l’océan Indien. Depuis 1976, les îles forment une République indépendante, membre du Commonwealth et de la Francophonie3. Les langues officielles du pays et les langues de la littérature seychelloise sont le français, l’anglais et le créole seychellois. Antoine Abel, Leu Mancienne, Elva Pool et Guy Lionnet sont les auteurs les plus importants du XXe siècle4 qui avaient une inspiration considérable et qui ont influé sur la génération contemporaine des poètes et écrivains (Magie Faure-Vidot, Marie-Flora Ben David Nourrice, Venida Marcel, Marie-Neige Philoë, Aline Jean). Dans cet article, je me propose d’analyser dans une perspective comparative d’approche philosophique le recueil de Reuban Lespoir, Mon Destin (en créole), et Flamme mystique de Magie Faure-Vidot (en français).

2. Métaphysique et corps textuel

Les formes auto-narratives, les axes des univers métaphysiques relevant d’une analytique du sujet poétique et philosophique présentent des complexités constitutives, des régions de superpositionnalité d’imaginaires et de lectures réactualisant l’être du sujet en termes poétiques, philosophico-littéraires. Dans cet article, je propose de restreindre l’acception de l’optique métaphysique5 à l’étude de la constitution de l’identité poétique du sujet et à l’analyse de sa fondation et de sa saturation textuelle.

Les formes et contenus de la manifestation textuelle qui sont générateurs d’effectuations et de réactualisations du sujet présentent, dans le contexte trilingue seychellois (anglais-français-créole), des structures polyvalentes. Les structures poétiques sont des réalisations d’actes phénoménologiques, des centres et des plateformes d’actions textuelles où s’énonce et se refonde le sujet. Toute réalisation textuelle, et surtout dans un champ poétique plurilingue, offre des moyens pour sonder les possibles psycho-philosophiques inexplorés et pour analyser la fondation et les rapports du sujet6.

Me mon pe fer pase sa mesaz
Sa laflanm ki senboliz linite
E mon pe dir
Non ... plito mon pe demande
Ki ansanm
Nou efas listwar
E fer defet vin laviktwar
Ansanm annou fer larm vin sourir7

Reuban Lespoir présente une ontologie personnelle narrative qui prend forme à travers les images et les émotions textualisées dans son recueil Mon Destin. Dans «Ansanm»8, il nous propose une architectonique collective au niveau des intentions personnelles et transpersonnelles, une approche qui juxtapose le Même et l’Autre, le transcendé et le contenu transcendant, qui abrite la généalogie personnelle (père-fils) et collective (unité, ensemble, nous, histoire). Dans l’univers onto-phénoménologique de Reuban, la consubstantialité du particulier et de l’unitaire désigne un champ d’interrogation, un horizon de temporalité ouvert qui est la plateforme des actes poétiques/textuels qui postulent l’être comme centre singulier d’événements constitutifs de sens saisi et appréhendé en termes ontologiques de l’appartenance collective9. Ainsi, les profondeurs de l’âme et du cœur sont étudiées et l’auteur nous ouvre des perspectives d’accueil des différences par son auto-narration où l’histoire personnelle narrée sous forme textuelle (phénoménologiquement objectivée) problématise et réarticule les modes de l’auto-interprétation ontologique dans l’optique de la polyphonie seychelloise: l’existence événementielle poétique, c’est-à-dire l’incarnation et la réalisation de l’identité et des apports idéiques à travers et par le texte. Le traitement poétique est lié à l’apparaître phénoménal, la réalité textuelle/symbolique à la réalité matérielle. L’intentionnalité dénotée et sublimée par le poème révèle un enjeu tendanciel de l’ouverture qui définit l’espacement et la distance entre le symbolique et le matériel incarné sous forme d’un champ de croisement et de superposition, de mise en relation des différentes réalités et imaginaires: «Annou fer sa diferans / ... / Lo en lot kote lorizon»10.

Le motif lespoirien du collectif s’affirme aussi dans «Donn mwan ou Lanmen»11. Le poème nous présente une réalité psychique partagée dans laquelle tout potentiel non effectif12 s’actualise par l’acte collectif de la prière: «Donn mwan ou lanmen / Ansanm nou ava priye / Ki lemonn i ava sanze»13.

2.1. Intonations personnelles

«Poet» est une œuvre poétologique qui caractérise l’auteur, le créateur de toute réalité textuelle: à travers l’incarnation et l’articulation langagières, l’individu s’approprie de sa subjectivité et transpose sa discursivité interne dans l’actualisation poétique. Cette actualisation se présente à la fois comme histoire et ontologie personnelles et comme transcendance et dépassement qui assurent l’accès à une langue renouvelée, à un discours textualisé de l’être et à une connaissance épistémique par la poésie14. Il s’agit d’une transposition, d’un transfert entre la genèse continue de l’ontologie personnelle et la forme extérieure effectuée. Cet écart dialogué se complète par l’écart existentiel entre l’acte d’écriture et la situation de compréhension, de l’espace d’expériences de la réalité matérielle. Dans «Poet», cet entre-deux n’est pas une relation chiasmatique, le Je apparaît comme un univers sémantique relationnel. L’auto-transgression se réalise par l’événement d’incarnation de la poésie régi par la tonalité notionnelle de l’appréhension agissant dans des rapports d’inclusion et de conjonction et non pas par la compréhension disjonctive des réalités écartées15. L’écriture est pénétration, changement, un champ d’interactions de l’esprit, des passions et des émotions où le monde est remis en question: c’est un univers de création continue d’intensifications et de multiplications16.

«Lespwar» s’intègre dans la dialectique du donné et du processuel qui est en création. Le texte passe en revue des entités intangibles, des formes diverses de l’apparaître insaisissable: le vent, la rivière, le feu, la lumière, la poussière. L’autographie17, l’autoapprentissage ouvreent une dimension d’exploration de l’être, un univers herméneutique du Moi qui cherche à définir l’identité en conservant l’hétérogénéité, en intégrant les irruptions du Moi18, en constituant la mêmeté et en prenant en compte les dynamiques continues de l’objectivation et de la subjectivation: «Mon esey sezi / Tou sa ki’n fini anvole dan divan»19. Le schéma évolutif suivi réunit les éléments du monde phénoménal téléscopés dans l’ouverture ontologique du Moi/Même et favorise la réalisation de sa lecture en tant que superstructure de réinscriptions permanentes, comme une possibilité inaugurale20 et définit une tonalité fondamentale de voix plurielles et de contenus qui s’interpénètrent et se mêlent.

2.2. Partage, coexistence, immédiateté

«Kare»21 décrit la tortue caret, «chassée pour ses écailles»22 qui, après avoir atteint les rivages (surtout ceux d’Aldabra), creuse des trous dans le sable pour pondre des œufs avant de regagner la mer23. La tortue est l’un des symboles de la richesse animalière des Seychelles et figure à ce titre sur les armoiries des Seychelles.

Parey en lasirenn
Sa kare i monte
Avek mare o
I ranpe dan disab24

Le départ et le fait de rejoindre les houles sont d’un commencement anticipé, du mouvement d’origine d’un cercle qui se clôturera par l’immédiateté de la participation à la vie de la progéniture. La mer regagnée et l’immersion sont des éléments constitutifs d’une micro-historicité, le relancement de la continuité, du retour à l’origine.

La présence événementielle de la nature et son rôle directionnel dans l’ontologie personnelle et dans l’espace expérientiel se présente aussi comme une possibilité fondamentale du connaître25 dans l’œuvre de Magie Faure-Vidot.

Le sujet, la conscience de soi s’articule dans l’appartenance, dans la rencontre, dans une mutualité dans laquelle la substance du sujet s’articule comme relation, comme interprétation participative.

Je te cherche dans chaque grain de sable
Et aux sophistes, je lègue tout mon savoir
Pour savourer une beauté intarissable
Et dans chaque goutte d’eau des pétales, te voir26

Le firmament, le feuillage, la brise, les pétales et les vagues font partie du «rêve créolisé»27. Le mot «karkasay»28 matérialise une intention, une finalité qui est l’exploration des profondeurs, un vecteur qui indique la volonté d’étudier le flot de variétés infinies de l’intérieur mental et de conjuguer la multiplicité des manifestations qui prennent des formes sensibles et intelligibles à partir de ce complexe.

Et désirant jouer avec les karkasay
J’ouvre mes bras aux sipay
Pour redire bonjour beauté
Rêve créolisé29

Dans «Un vieux rocher»30, engendrements, les inscriptions d’un espace-temps organique et continu de la nature, des localisations transférentielles du passage mer-terre, des mosaïques d’images maritimes rassemblant les mouvements de flux et d’influx.

3. Micro-interprétations et structures poétiques

«Mwan»31 est un point de cristallisation et de densification dans la poésie lespoirienne. L’auteur fixe les contours de l’auto-investissement dans la compréhension de la conscience, dans le paradigme poético-philosophique de l’interprétation du monde phénoménal et épistémique, de l’infinitude de l’univers. L’isotopie microstructurelle du texte, l’enchaînement cohérent et progressif sont assurés par le point nodal du pronom «mon» de la première personne du singulier.

Pour esey ariv sa landrwa
Kot zonm pa’n zanmen poz lipye […]
Mon’n penetre lespri
Mon’n penetre leker
Pour akonpli sa ki enposib32

L’impossibilité réside dans l’appréhension de soi et dans l’auto-appropriation comme créateur du réel33: il s’agit d’une investigation de processus mentaux, d’une recherche de l’intégrité épistémique du sujet34. C’est une quête des potentialités de l’absolu où le sujet se transcende pour examiner les vécus polycontentuels, les dimensions de l’objectité et de la subjectité et pour se situer dans un rapport d’extériorité (dans la mesure du possible) avec l’attribution de sens et le processus de la noèse (intention de signification)35. La recherche dans les dimensions spatio-temporelles et mentales se fait «Pour konpran / Profonder limazinasyon imen»36. Au cours de l’étude des contenus comportementaux, idéiques et émotionnels l’auteur essaie de pénétrer les univers micro- et macro-physiques: «Mon’n ekoute / Mon’n esey desifre»37. Le Je, personne référentielle de la quête noologique, se trouve enfermé dans la structure «métaphysico-anthropologique du Sujet» qui semble intransgressible: «Me mon trouv mwan bokou fwa / Pyeze dan mon prop panse»38. La constellation des éléments qui s’unissent en structurant l’identité du sujet, l’individualité et ses contingences s’incarnent par les paroles de l’auteur qui textualisent une méta-analyse, un discours du discours poétique où la littérarité et la textualité du poème construisent l’historicité du Moi39. Le surplus narratif du vers «Mon’n analize», contextualisé dans l’intégralité du poème, révèle les motifs profonds de l’acte de discourir et les limites qui résident dans la singularité et dans l’isolement de l’être: on arrive à la question de la transcriptibilité en forme textuelle des éléments idéiques, des aperceptions40, des contenus gnoséologiques (qui concernent l’étude de la connaissance) et noétiques (qui relèvent de l’étude de la pensée, de la connaissance).

La certitude et l’évidence de la raison
M’aident à bâtir une vie sur de vieux fondements
Tout en écoutant une vieille mélodie
Qui flotte lentement dans l’air chaud de l’été
Et décidée d’être veilleuse de nuit
Je cache ma sombre nature derrière une façade enjouée

«Veilleuse de nuit» résume la transitionnalité de l’œuvre vidotienne. Les prises de conscience, l’acuité des analyses intra-, inter- et extra-individuelles se réalisent toujours dans le cadre d’une architecture poétique qui structure le sujet, l’auto-herméneutique, l’antériorité temporelle. L’ensemble est complexifié par la confrontation des réalités objectives et subjectives, par la superposition des canaux sensoriels, par l’anticipation omniprésente du dépassement de l’être, par le mode d’être d’une remise en question permanente.

Une voix intérieure m’ordonne d’être courageuse et dynamique
De rester sous la même rubrique
Afin de percer chez l’homme tout ce qu’il y a de vil et de destructeur42

L’extra-subjectif et l’extra-temporel s’installent dans les déchirures et scissions (qu’est le corps textuel du poème) entre passé et futur, Même et Autre, entre les différentes strates de l’appréhension, des catégories d’intelligibilité du réel43. La visée de l’être, synergique dans son approche avec l’orientation préalable holistique de la poésie vidotienne, prend le rôle d’un opérateur unifiant les inconstances et variabilités de toute interférence possible de l’émotionnel et du rationnel, de la facticité de l’existence, de l’être et de son côté associatif. La suspension dans laquelle s’insère une perspective de transitivité crée une brèche dans la multiplicité des zones associatives, une texture fragmentaire de liaison entre les plans temporels, spatiaux et logiques du poème. Le texte est une coexistence de contenus parallèles, pluridirectionnels et souvent incommensurables. Une reconceptualisation s’opère au niveau des catégories Même-Autre, mêmeté-altérité. Les catégories et les paradigmes de l’égoïté sont déstabilisées par le passage d’une référentialité passé-orientée et d’une déterminité égotique à la localisation d’un présent (et/ou d’un futur) dynamique et aux significations liées à la pluralité, à l’Autre.

Ne parvenant pas à me défaire d’une certaine tristesse
En ne retrouvant plus les anciennes habitudes
Je suis soudain prise d’une étrange inquiétude44

Les «vieux fondements», la «vieille mélodie», les «anciennes habitudes» laissent leur place au renouvellement des intérêts, au dynamisme du regard analytique45. La zone de transmission, de l’activation du transfert est un point de transition de non-temps et de non-sujet, un état virtuel extra-temporel et extra-subjectif qui sert de point de ralliement de multiples éclatements du sujet46 explicités dans la poésie de Magie Faure-Vidot.  Le focus de l’activité psychique interne et des schémas cognitifs se déplace vers l’extériorisation, le discours et les énonciations intérieures se transforment en stimuli dynamisants: une modalité d’auto-activation régit les rapports renouvelés du Moi aux contenus phénoménaux et mentaux extérieurs47.

Il change d’identité
De peur d’être supprimé
Je vois une force obscure
Qui essaie de se donner une structure48

Le regard analytique activé incite l’auteur à opérer une refondation de l’intentionnalité de son identité en tant que sujet49, à s’extérioriser et à s’ouvrir, à se définir dans une auto-articulation et dans une auto-performance en tant qu’entité exposée aux fluctuations du monde, à devenir agent conscient et engagé. 

4. Actes en poétique: l’émergence d’un savoir-agir

Le même substrat de pensée matricielle, le fondement d’une essence plurielle et d’un partage collectif se présentent dans «Nou’n Fer Li!»50 de Reuban Lespoir.

Ranpe … katpat
Nou’n tonbe … Nou’n leve […]
Kabose … bwete
Nou’n priye
Irle !51

Le «Nou» signale l’hypostase52, la genèse du soi comme référence à nous: le collectif s’établit comme possibilité du Moi. La structure fondamentale de référence est l’accent sur l’unitaire, sur les translations et espacements entre l’égocentrique et l’allocentrique. L’élément fondateur de l’univers lespoirien est l’ouverture de la pluralité en commun ; c’est la matrice de base du monde articulé. À travers cette multiplicité et historicité partagée à la première personne du pluriel se réalise l’avènement de l’ici et du maintenant: 

Nou’n tolere … nou’n sirmonte
E ler ou a krwar
Nou’n war en pti laklarte
Letan i degaze i taye !53

L’égo qui s’énonce se conçoit comme un mouvement du pluriel vers l’individué qui naît dans une genèse continue, qui se représente comme une présence consciente de son enracinement dans le «Nou»54. Le poème est un instant, un diastème dans lequel s’opère le surgissement et l’épanouissement du soi, du soi qui est un pôle d’articulation et de liaison, l’espace de mise en relation de la conscience individuée et collective55. Le texte fournit l’horizon pour l’identification et la complexification du sujet, enveloppé dans son substrat, le «Nou». L’appropriation de soi passe par la représentation de l’appartenance à l’être, par la proto-essence du «Nou», préalable unificateur, qui ne dissimule pas les singularités manifestées de l’être, mais étant un univers référentiel translucide de liaison, les explicite et les différencie.
Le «Mwan» est la superstratification du «Nou».

Descrizione: Agi en poétique 1 - Revue d'études.jpg

Le «Nou» n’est pas l’épuisement du «Mwan» mais une référence inclusive à Autrui qui s’inscrit aussi dans le «Ou»56. L’Autre, le Tu personnifié est «lavwa, lenspirasyon»57, source de contentement, une finitude d’existence, une corporéité et une entité mentale externes qui déconstituent les contours de l’ego et incitent à une auto-présentification renouvelée, à une détermination du sujet reconceptualisée dans le champ de gravitation de l’altérité de l’Autre.

4.1. Évolution temporelle

Le paradigmatique temporel qui caractérise l’œuvre vidotienne est tripolaire et participe dans les dynamismes qui influent sur les approches de la réflexion de soi. L’immédiateté du texte et de la phase de l’énonciation poétique se complètent d’un débordement du présent par des axes réflexifs orientés vers le passé et le futur. Il s’agit de corrélats intentionnels, visés à partir de l’instant poétique textuel qui établissent la continuité historique de l’ipséité du Moi ; la contournent, définissent le champ et les fils temporels des changements, l’historicité du Moi médiatisée et circonscrite par les ouvertures temporelles et par leur superposabilité dans le poème.

Les différents plans temporels sont à la fois juxtaposés, superposés et anté-/postposés. La différenciation temporelle se présente comme facticité58 et comme préalable indispensable pour toute réélaboration de l’identité, de la médiation, du transfert et de l’immédiateté du rapport à l’Autre. C’est une réouverture perpétuelle de la temporalité entre le Moi et l’Autre, des écarts entre l’installation du sujet et ses réécritures.

Cette plus belle épopée de ma vie
Ineffable est ta grâce, ton toucher sublime
Anime et enivre mon être endolori
Devrons-nous braver tous les décrets
Ou attendre impatiemment le miracle
Rarissime qui nous unira un jour
Et que devrons-nous faire jusque-là59

L’identité se structure dans son parcours, dans sa genèse qui prend racine dans son interprétation antérieure (ou antériorisée dans l’univers temporel du passé) et se définit sous l’axe de sa présence au présent et se précipite vers des reconceptualisations futures60. Les champs temporels, étant en même temps des aires en chevauchement de possibles qui se recouvrent et qui se délimitent, constituent des distances et des espacements indispensables pour la représentativité de toute subjectité61.  

5. Déploiement de l’être

«De er edemi»62 montre une conception objective dont les éléments spécifiés sont des écoliers d’une classe. Un horizon d’opérativité se tisse par la proximité immédiate des impératifs: «Ekri […] / […] aret / […] get / Asiz […] / […] ferm / Regard […]»63. Malgré la présence de noms propres (Pol, Mari), la subjectivité reste enfermée dans la distanciation, dans un lieu d’une rencontre passive et unilatérale. Elle est structurée par le foisonnement du même-dans-l’autre. La dynamique psychique qui sous-tend le texte dessine une appréhension et une présence réduites de la singularité des sujets (Pol, Mari)64. Une dislocation des particularités des consciences individuées opère à travers le personnage de l’institutrice. Elle constitue un champ perceptif de temporalisation et de spatialisation qui thématise l’être des enfants comme secondaires; l’inscription de leurs subjectités, de l’inconstance de leur présence définissent une identité en incipit, anticipée, une préfiguration ou commencement de l’être qui, en tant que notion intégrative ou proto-catégorique, se déploie comme horizon herméneutique au cours de l’acheminement progressif du texte du recueil65. La langue de la représentation individuelle est celle de l’interprétation de l’étantité de l’étant66, de l’être manifesté de l’individu.

La singularité, la non-coïncidence et l’individualité s’affirment dans «Lavantir mwan Lanmen»67 et dans «Mon Senfoni»68 aussi:

Mon ekrir mon senfoni
Avek son … lansiv […]
Dan leko sa tanbour moutya […]
Mon ekrir mon senfoni
Avek melodi podsanm dekoke […]
Mon senfoni
Ekrir avek disan lesklav69

La présence de «lansiv» établit la dimension objectale de l’orientation unifiante, du nivellement des subjectivités ouvertes et partagées à s’entre-approprier dans leurs singularités. «Lansiv» désigne une espèce de la faune locale, une conque marine70 «utilisée par les pêcheurs pour annoncer leur retour de la pêche»71. «Moutya» réfère à une danse d’origine africaine, à une réunion, originaire des temps de l’esclavage qui prend place à la plage, à la lumière de la lune et qui est accompagnée du son des tambours en cuir de chèvre72.

Les phénomènes du monde et les phénomènes symboliques (sonores, langagiers, conceptuels) se lient dans un rapport de réfléchissement, dans l’incarnation d’une synthèse active73. Dans les œuvres analysées, on peut différencier divers univers de l’articulation des rapports du Moi à l’Autre, les inscriptions et réarticulations de textes auto-narratifs. On peut également ramener l’analyse au processus de la prise de forme de la structure de l’identité à l’état éidétique de la préfiguration, antérieure à la formation de la notion du sujet et retracer les phases de la constitution de sa complexité psycho-philosophique et son accomplissement textuel74. L’horizon de recherche suivi concerne la conceptualité des rapports intra- et inter-individuels sous l’angle de la manifestation en corps textuel, en qualité d’œuvre objectivée, en tant que textualisation (phénoménalisation) et l’auto-référence poétique comme acte de connaissance. L’étude doit s’étendre sur les représentations des relations entre le sujet énonçant et le sujet énoncé, le sujet énonçant et l’Autre énoncé. Dans les œuvres poétiques de la littérature seychelloise on retrouve l’horizon général du collectif qui se présente comme un préalable de l’inscription et de la réalisation de l’identité du Même, comme fondement de toute conjugaison plus avancée du particulier75. Le «Nou» est l’être-partagé, l’être-en-commun, une entité métaphysique à la fois générale et distincte, partagée et détachée, close et ouverte: la fusion de l’absoluité et de l’inabsolu, de l’extériorité et de l’intérieur; c’est l’élément zéro de toute incarnation, l’opérateur structurant de toute métaphysique.

  1. Conjugaison philosophique du sujet poétique. Je remercie Dr. Réka Tóth, ma directrice de thèse pour la qualité de ses conseils, de ses encouragements, de sa disponibilité et de son investissement constants. Je remercie également la poétesse seychelloise, Magie Faure-Vidot pour son amitié, pour ses éclaircissements sur le créole seychellois, pour son enthousiasme et pour les manuscrits mis à ma disposition. La bourse doctorale TÁMOP-4.2.2/B-10/1-2010-0030/1.4 (Tendances des changements d'identités langagières et culturelles) me permet de consacrer le plus clair de mon temps à la recherche.
     
  2. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. IV.
     
  3. Jean-Louis Guébourg, Les Seychelles, Paris, Karthala, 2004, p. 46.
     
  4. Marie Guénard, «Une littérature seychelloise?», Potomitan, [En ligne].
     
  5. Je souligne dans ce cas l’importance d’une lecture plus globale qui insiste sur le dépassement de l’apparaître phénoménal et sur les opérations de transgression du sujet, de l’identité singulière. Le dynamisme de la métaphysique du poétique réside dans la complémentarité de la personnalité énoncée, des actes performatifs de la singularité (dans la plénitude réalisée) et dans le dépassement des centres égologiques lors des articulations extra-individuelles (exploration des possibles, dépassement des marges). Cf. Alain de Libera, Métaphysique et noétique. Albert le Grand, Paris, J. Vrin, 2005, p. 7-18. et Dominique Janicaud, «Phénoménologie et métaphysique», in La métaphysique: son histoire, sa critique, ses enjeux sous la direction de Jean-Marc Narbonne et Luc Langlois, Paris, J. Vrin, p. 117-136.
     
  6. Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Flammarion, 1979, p. 22-25.
     
  7. Mais je fais (en train de) passer ce message / Cette flamme qui symbolise l’unité / Et je dis (en train de) / Non … je demande (en train de) plutôt / Qu’ensemble / Nous effaçons l’histoire / Et faisons la défaite devenir de la victoire / Ensemble faisons la larme devenir un sourire. Les traductions françaises de l’auteur de l’article sont données à titre indicatif. (tr. fr. K. S. P.)
     
  8. Reuban Lespoir, Mon Destin, Victoria, Lenstiti Kreol, 2003, p. 1-2. (désormais MD)
     
  9. Kovács Árpád, «Metafizika vagy metalingvisztika? Bahtyin és Lukács regényelméletéről», Filológiai Közlöny, 2011/4, p. 338-355.
     
  10. Faisons cette différence / … / De l’autre côté de l’horizon. MD, p. 2.
     
  11. Ibid.
     
  12. Éric Clémens, «Phénoménologie et fiction», Littérature, n°132, 2003, [En ligne], p. 48-54.
     
  13. Donne-moi ta main / Nous allons prier ensemble / Pour que le monde soit changé (futur). MD, p. 2.
     
  14. Kovács Árpád, op. cit., p. 345-350.
     
  15. Nagy István, «Maria Cvetajeva költői hermeneutikájáról», Filológiai Közlöny, 2011/4, p. 371-407.
     
  16. MD, p. 3.
     
  17. Nagy István, op. cit., p. 390.
     
  18. Vincent Descombes, Le même et l’autre, Paris, Minuit, 1979, p. 94-95.
     
  19. J’essaie de saisir / Tout ce qui s’est envolé dans le vent. MD, p. 4.
     
  20. Jean-Luc Nancy, Le partage des voix, Paris, Galilée, 1982, p. 9-17.
     
  21. MD, p. 5.
     
  22. Jean-Louis Guébourg, op. cit., 46.
     
  23. Dominique Auzias et Jean-Paul Labourdette, Seychelles, Paris, Petit Futé, 2010, p. 41.
     
  24. Pareil à une sirène / Ce caret est monté / Avec la marée haute / Il rampe dans le sable. MD, p. 5.
    «Kare» désigne «l’Eretmochelys imbricata», la tortue à écailles ou tortue imbriquée qui a été chassée pendant des siècles pour sa carapace. Cf. Annegret Bollée, Dictionnaire étymologique des créoles français de l’Océan Indien, Hambourg, Helmut Buske, 2000, p. 219. et Sarah Carpin, Seychelles: Joyau né de l’océan, Genève, Olizane, 2010, p. 91.  
     
  25. Jean-Luc Nancy, Le partage des voix, Paris, Galilée, 1982, p. 23.
     
  26. Magie Faure-Vidot, Flamme mystique, Victoria, Yaw Enterprises, 2011, p. 28. (désormais FM)
     
  27. FM, p. 29.
     
  28. «Karkasay» ou «krap karkasay» désigne un crabe cénobite, le «Coenobita rugosus», qui vit sur les rochers. Cette espèce est présente de l’océan Indien au Pacifique. Cf. Annegret Bollée, op. cit., p. 218. et Warren W. Burggren et Brian R. Mcmahon (éds.), Biology of the Land Crabs, Cambridge, Press Syndicate of the University of Cambridge, 1988, p. 15.
     
  29. FM, p. 30. Le mot «sipay» fait référence au crabe de cocotier ou «krab koko». Le «Birgus latro» est capable de casser des noix de coco avec ses pinces. Cette espèce se répartit dans les îles de l’océan Indien et du Pacifique. Cf. Annegret Bollée, op. cit., p. 442.
     
  30. FM, p. 31. 
     
  31. MD, p. 7.
     
  32. Pour essayer d’arriver à cet endroit / Où l’homme n’a jamais posé le pied / … / J’ai pénétré l’esprit / J’ai pénétré le cœur / Pour accomplir ce qui est impossible. Ibid.
     
  33. Johann Soulas, Physique quantique, physique noétique, homme démiurge, Paris, Publibook, 2009, p. 11-17.
     
  34. Julien-Daniel Guelfi et Frédéric Rouillon, Manuel de psychiatrie, Paris, Elsevier Masson, 2007, p. 13-15.
     
  35. Marc Richir, «Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique», Revue Philosophique de Louvain, n°56, 1984, p. 500-522. 
     
  36. Pour comprendre / La profondeur de l’imagination humaine. MD, p. 7.
     
  37. J’ai écouté / J’ai essayé de déchiffrer. Ibid.
     
  38. Mais je me trouve beaucoup de fois / Piégé dans ma propre pensée. Ibid.
     
  39. Voir Jean-Luc Nancy, Le partage des voix, Paris, Galilée, 1982, p. 23. et Kovács Árpád, op. cit., p. 347-349.
     
  40. J’insiste sur la clarté de la prise de conscience et sur la présence et l’activité de la réflexion et de la conscience qui accompagnent l’acte de la perception. Voir Bernard Lechevalier, Francis Eustache et Fausto Viader, Perception et agnosies, Bruxelles, De Boeck, 1995, p. 183-186.
     
  41. M, p. 33. 
     
  42. Ibid.
     
  43. Jean-Pierre Minary, Modèles systémiques et psychologie, Liège, Mardaga, 1992, p. 17-23.
     
  44. FM, p. 33. 
     
  45. Ibid.
     
  46. Arthur Cools, Langage et subjectivité: Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas, Leuven, Peeters, 2007, p. 18-24. et Julia Kristeva, «Sémanalyse et production de sens», in Essais de sémiotique poétique, sous la direction de A. J. Greimas, Paris, Larousse, 1972, p. 207-234.
     
  47. Julien-Daniel Guelfi et Frédéric Rouillon, op. cit., p. 16.
     
  48. FM, p. 38.
     
  49. Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Flammarion, 1979, p. 24.
     
  50. MD, p. 9.
     
  51. Rampé … à quatre pattes / Nous sommes tombés … nous nous sommes levés / … / Cabossé … boité / Nous avons prié / Hurlé ! Ibid.
     
  52. Je réfère ici au sujet, à la personne, à une substance singulière relevant d’une essence partagée. Pour l’interprétation de Lévinas dans le surgissement du soi cf. Yasuhiko Murakami, Lévinas phénoménologue, Grenoble, Jérôme Millon, 2002, p. 121-124.
     
  53. Nous avons toléré … nous avons surmonté / Et l’heure quand tu croiras / Nous avons vu une petite clarté / Le temps se dégage, il court. MD, p. 9.
     
  54. Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Flammarion, 1979, p. 30.
     
  55. Yasuhiko Murakami, op. cit., p. 125.
     
  56. Il s’agit à la fois du pronom personnel de la deuxième personne du singulier en général et du poème intitulé «Ou». MD, p. 8.
     
  57. la voix, l’inspiration. Ibid.
     
  58. On peut mettre en relief le caractère contingent d’une telle refondation (et refonte) de la temporalité d’un point de vue atemporel, omnitemporel ou supratemporel des contenus transmis et véhiculés en forme poétique. Concernant les structures de la facticité du rapport Moi-Autrui cf. Yasuhiko Murakami, op. cit., p. 137-139.
     
  59. FM, p. 42.
     
  60. Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Flammarion, 1979, p. 36-37.
     
  61. Johann Soulas, Théorie mathématique et métaphysique de l’objet, Paris, Publibook, 2010, p. 11-14. Concernant l’interprétation lévinassienne de la subjectivité en tant que diachronie (corrélativité du sujet à la diachronie, décalage temporel et physique entre Moi et Autrui) cf. Yasuhiko Murakami, op. cit., p. 139-143.
     
  62. MD, p. 10.
     
  63. Écris […] / […] arrête / […] regarde / Assieds-toi […] / […] ferme / Regarde […]. Ibid.
     
  64. Julien-Daniel Guelfi et Frédéric Rouillon, op. cit., p. 17.
     
  65. Philippe Grosos, Questions de système: Études sur les métaphysiques de la présence à soi, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007, p. 43-44.
     
  66. L’étant [ὄντος – óntos] est ce qui est, le sujet de l’être dont l’être est l’acte (verbal). La pluralité des sujets se manifeste à ce niveau. Voir Jean-Pierre Lalloz, «Qu’est-ce que l’étant», [En ligne].
     
  67. MD, p. 11.
     
  68. Ibid., p. 14-17.
     
  69. J’écris ma symphonie / Avec les sons … de la conque […] / Dans l’écho de ce tambour moutya […] / J’écris ma symphonie / Avec la mélodie d’un pot de chambre décoqué […] / Ma symphonie / Je l’écris avec du sang des esclaves. Ibid.
     
  70. L’espèce tritonis (Charonia tritonis) est de la famille des Tonnoidés. La conque est utilisée pour appeler et existe dans d’autres langues aussi: langue nêlêmwa de Nouvelle-Calédonie («kaawolook» - conque, «tho-kaawolook» - conque pour appeler, «tuuvi kaawolook» - souffler dans les conques). Cf. Isabelle Brill, Dictionnaire nêlêmwa-nixumwak français-anglais, Paris, Peeters, 2000, p. 196. et Albert Valdman, Le Créole: structure, statut et origine, Paris, Klincksieck, 1978, p. 172.
     
  71. Danielle D’Offay et Guy Lionnet, Diksyonner kreol-franse: Dictionnaire créole seychellois-français, Helmut Buske, Hambourg, 1982, p. 211.
     
  72. Le partage du «kalou» (vin de palme) fait également partie de cette cérémonie traditionnelle. Voir Lyn Mair et Lynnath Beckley, Seychelles, Guilford, The Globe Pequot Press, 2008, p. 23. et Danielle D’Offay et Guy Lionnet, op. cit., p. 147.
     
  73. Joëlle Mesnil, «Aspects de la phénoménologie contemporaine: vers une phénoménologie non symbolique», L’art du comprendre, n°3, juin 1995, p. 112-129.
     
  74. Franz-Emmanuel Schürch, Le savoir en appel: Heidegger et le tournant dans la vérité, Bucarest, Zeta, 2009, p. 26-35.
     
  75. Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1999, p. 1-19.

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