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Baudelaire à Maurice
150 ans des Fleurs du mal

septembre 2007

 

«Au pays parfumé que le soleil caresse,
J'ai vu dans un retrait de tamarins ambrés
Et de palmiers d'où pleut
sur les yeux la paresse
Une dame créole aux charmes ignorés.»

Emmanuel Richon chausse les «souliers de la liberté»

Sedley Assonne Port Louis, 11 septembre

Emmanuel Richon, exégète de Charles Baudelaire, a proposé mardi, au Centre Charles Baudelaire, une lecture nouvelle de l'œuvre de l'auteur des Fleurs du mal. Il a animé une conférence intitulée Charles Baudelaire, ou "les souliers de la liberté".

Le poète a débarqué à l'île Maurice en juin 1841, trois mois avant que le prêtre spiritain Jacques Désiré Laval ne foule le sol mauricien. Il est symptomatique que ces deux Français se soient tous deux pris d'amour pour les Noirs. Mais si le père Laval ne retournera jamais en terre natale, Baudelaire n'aura passé que trois mois chez nous.

Ce n'est certainement pas Emmanuel Richon qui nous contredira sur le fait que la Jeanne Duval de Baudelaire pourrait bien avoir été une esclave affranchie. Il le subodore d'ailleurs dans le magnifique ouvrage "Belle d'abandon" qu'il a consacré à Jeanne Duval.

Emmanuel Richon se signala très tôt à son arrivée à Maurice avec "Les poèmes mascarins de Charles Baudelaire", un livre composé des poèmes de Baudelaire traduits en créole grâce à la complicité de Vimala, son épouse d'origine mauricienne.

Fasciné par l'auteur des "Petits poèmes en prose", Emmanuel Richon n'a eu de cesse de montrer que le séjour mauricien, voire indianocéanique, puisque Baudelaire a aussi séjourné à l'île Bourbon (La Réunion), a été capital dans l'écriture des "Fleurs du mal". Paru en 1857, le livre vaudra à son auteur d'être condamné pour outrage aux bonnes mœurs. Plusieurs poèmes du recueil sont interdits et Baudelaire doit payer une amende.

Pourtant, comme l'écrit Pierre Jean-Jouve, "Baudelaire est une origine. Il crée une Poésie française après des siècles de fadeurs et de discours. Sa création annonce la grande mutation des valeurs, du rationnel à l'irrationnel, du prosaïsme de la pensée au mystère de l'invention".

Curieusement, autant la critique française parlera abondamment de Baudelaire, autant elle oubliera systématiquement Jeanne Duval, la compagne de Baudelaire. Elle l'a accompagné jusqu'aux derniers moments de sa vie. Mais il était "politically incorrect" à l'époque de dire que le poète était amoureux d'une Noire.

Dans son "Baudelaire ou la modernité poétique", Dominique Rincé n'accorde qu'une ligne à Jeanne Duval: "Jeanne Duval disparaît probablement à Paris la même année", en 1871.

Comment peut-on "disparaître" à Paris en 1871, alors qu'il était connu que le plus grand poète français vous fréquentait? D'ailleurs, la critique évoque plus souvent Marie Daubrun et Appollonie Sabatier et omet de citer la Duval.

boule

Charles Baudelaire et la nostalgie de Tamarin

Le Mauricien, 17 août 2007

Le Dictionnaire toponymique de l'île Maurice proposé par la Société d'histoire, va dans son prochain fascicule à sortir en septembre, comporter un nouveau paragraphe consacré à Charles Baudelaire, à propos de la région de Tamarin. Cette initiative vient à sa manière faire écho au cent-cinquantenaire de l'œuvre maîtresse du poète français, Les fleurs du mal, dont de nombreux poèmes et vers ont été inspirés par son séjour mauricien.

La rubrique consacrée à Tamarin dans le Dictionnaire toponymique de l'île Maurice, va prendre cette fois outre ses indications géographiques et historiques, une tournure littéraire. Les auteurs vont, dans la prochaine édition, citer les vers de Baudelaire qui ont pu lui être inspirés par cette région du Sud-Ouest. Ainsi, Tamarin est présenté comme le seul endroit où le poète français a pu sentir la sensation de «... la houle qui m'enlève» évoquée dans La chevelure. Les mots «tamarins» et «tamariniers» reviennent à plusieurs reprises dans Les fleurs du mal. L'ajout cite aussi un extrait du poème La Vie Antérieure qui évoque la baie de Tamarin en ces termes:

«Les houles, enroulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs.»

Ce même texte fait aussi allusion aux grottes basaltiques que le poète a pu y découvrir.

Cressonville révélée en 1968.

Charles Baudelaire avait 20 ans quand son beau-père, le général Aupick, le fait embarquer sur un navire qui part pour Calcutta en juin 1841, pour l'éloigner des milieux littéraires qu'il fréquentait déjà. Le jeune homme n'ira pas au-delà de Maurice mais il en ramènera une grande part de son inspiration... l'exotisme, la sensualité, la nostalgie d'un paradis perdu, les couleurs vives et la présence enivrante de la mer.

En octobre 2001, la Société d'Histoire de Maurice dévoilait une stèle à Cressonville, entre Mare-aux-Songes et la route de Tamarin, qui témoigne précisément de son séjour dans la région. On peut encore y lire le texte qui suit: «En ces lieux séjourna Charles Baudelaire, vécut La Dame Créole et naquit Madame de Lesseps». Il y est également précisé que La Dame Créole n'est autre que son hôtesse, Mme Autard de Bragard, et que la fille de cette dernière, Hélène, devint ensuite l'épouse de Ferdinand de Lesseps.

Charles Baudelaire a, en effet, été accueilli par M. et MmeAutard de Bragard pendant son séjour mauricien en septembre 1841. Comme l'a rappelé Raymond d'Unienville lors du dévoilement de la stèle, on a longtemps cru que Gustave Adolphe Autard de Bragard, à la fois planteur et avocat, résidait alors aux Pamplemousses. Cette erreur remonterait à la publication de 1921 qui avance aussi qu'il était magistrat du district de Pamplemousses, alors que les magistratures de district n'ont été créées qu'en 1850.

C'est finalement le spécialiste de la littérature mauricienne Jean Urruty qui fait pour la première fois, allusion à la résidence des Autard de Bragard à Cressonville, dans son livre publié en 1968, «Le voyage de Baudelaire aux Mascareignes». La même année, on apprend dans une publication de Guy Rouillard sur les domaines sucriers que l'avocat planteur a quitté Pamplemousses en 1840. En 1974, il réapparaît dans la liste des propriétaires de Cressonville de 1842, avec toutefois la précision qu'il était déjà en possession de ce bien. Il n'existe aujourd'hui plus de trace de cette plantation, au sujet de laquelle le poète évoque aussi une étendue d'eau.

A une dame créole

Charles Baudelaire s'est sans doute également rendu dans la maison port-louisienne de l’avocat, qui est aujourd'hui l'étude des avoués André et Georges Robert, leur famille possédant ce lieu depuis 1948. C'est le seul lieu dont il reste une trace physique à la rue Georges Guibert, l'ancienne rue des Tribunaux. M. Autard de Bragard avait également une demeure, dans une rue aujourd'hui disparue, entre le musée de l'Institut et le bâtiment du Trésor.

Mais au-delà de ces péripéties notariales, les investigations de la société d'histoire ont surtout permis de mettre en lien des lieux que le poète a vu et la nostalgie qu'il en a plus tard exprimé dans ses vers, et qui prennent alors un sens plus évident. Il ne fait guère de doute qu'il n'aurait pu voir à Pamplemousses les tamariniers auxquels il fait allusion à plusieurs reprises, pas plus que les grottes basaltiques, en revanche nombreuses à proximité de Cressonville. «A une Dame Créole», le poème dédié à Louise Marie-Antoinette Autard de Bragard, fait mention des arbres de la région de Tamarin dans une première version. Ainsi, "dans un retrait de tamarins ambrés » est devenu par la suite «sous un dais d'arbres tout empourprés» (source: dictionnaire biographique 2000). Cette première strophe du célèbre poème était …:

«Au pays parfumé que le soleil caresse,
J'ai vu dans un retrait de tamarins ambrés
Et de palmiers d'où pleut
sur les yeux la paresse
Une dame créole aux charmes ignorés.»

Dominique BELLIER

boule

Le Baudelaire d’Emmanuel Richon

Week End, 16 septembre 2007

Dans le cadre du 150e anniversaire de la publication des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, le public est convié à une série de manifestations, dont des conférences. Celle donnée par Emmanuel Richon mardi dernier au CCB ("Baudelaire et les souliers de la liberté") a abordé la thématique des pieds nus, marqueurs identitaires de l'esclavage. Elle avait, entre autres objectifs, de présenter des sujets non abordés autour de Baudelaire.

Outre ce que l'on connaît déjà: Baudelaire, poète maudit, condamné pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs (Les Fleurs du Mal), Emmanuel Richon nous apprend que les Fleurs ont aussi été interdites pour des raisons racistes. Le conférencier a exposé ce que les critiques et exégètes ont pu dire de mal de Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire, sans la connaître. Il souligne que l'engagement de Baudelaire ne peut se dissocier de sa vie et qu'il s'est obstiné dans ses choix au point d'être rejeté par tout le monde. "Baudelaire voit dans la marginalité une rédemption. D'une certaine façon, il a choisi ce camp des gens déchus."

Richon fait ressortir que Baudelaire a été le premier à chanter sa femme noire à Paris. Il rappelle que le poète a séjourné 18 jours à Maurice et que l'on connaît très mal son séjour dans l'océan Indien. Le souvenir d'une esclave fouettée se profile dans "A une Malabaraise": Baudelaire ne fait aucun doute sur sa servitude et sa condition, nous dit Emmanuel Richon. Il cite d'autres poèmes: "La Belle Dorothée", "A une Madone", pour illustrer la thématique des pieds nus et la proximité avec la femme.

Emmanuel Richon a donné d'autres exemples pour démontrer comment Baudelaire a été marqué par son voyage aux Mascareignes. Voyage auquel on ne s'est pas intéressé en France. Une conférence pour dire qu'il existe des aspects en friche de l'œuvre de Baudelaire, surtout de l'alchimie par laquelle les fleurs de la poésie vont éclore de la dégradation. Il fait ressortir la non-reconnaissance de Jeanne Duval et cite des exemples de racisme (critiques de journalistes, amis, etc.) à la mort de Baudelaire. Il n’y a pas eu de réelle réhabilitation, dit-il.

boule

Nouvelle saison des fleurs

L’Express, 17 septembre 2007

"Les fleurs du mal", 1857-2007, 150 ans après, Emmanuel Richon choisit de braquer les projecteurs sur un aspect précis de l'œuvre de Baudelaire. Le rapport entre "le fait historique des souliers de la liberté" et ses choix de vie, ses choix d'écriture.
C'était cette semaine dans le cadre de la série de manifestations organisées pour marquer l'anniversaire de la parution des "Fleurs du Mal". Pour ne pas piétiner les fleurs, expliquons d'abord la symbolique des souliers de la liberté.
Emmanuel Richon s'appuie sur l'ouvrage éponyme d'Alain Romaine, sorti en début d'année.

Où il explique qu'au "jour de l'émancipation (...) l'aube trouva tous les hommes debout et chaussé. 30'000 paires de souliers neufs inauguraient l'ère nouvelle; car plus encore que le parasol, plus que le chapeau (.. .), les souliers symbolisaient pour eux l'entrée en possession de leur nouvel état social".

Si à Maurice l'abolition a lieu en 1834, dans la France de Baudelaire il faudra attendre 1848. Son œuvre est déjà tracée bien avant l'abolition. Un décalage comblé en quelque sorte par le voyage de neuf semaines entreprit en 1841 par Baudelaire, alors tout juste âgé de 20 ans.

Contredisant Sartre qui a vu dans le destin de Baudelaire, "un échec patent, l'absence totale de prise de position", Emmanuel Richon s'est attaché à démonter à quel point "la question de l'esclavage se trouve en filigrane dans ses pages littéraires (...) conçues avant l'abolition".

Une étude basée sur deux textes en particulier: A une malabaraise et un extrait du Spleen de Paris intitulé La belle Dorothée. De quoi illustrer combien le poète "fut ancré dans son siècle, qu'il avait su faire des choix cohérents, audacieux, et les assumer jusqu'au bout. En bref que la `vérole' dont il était atteint ou la `négresse' qu'il côtoya durant 27 ans (...) donnèrent à sa vie un destin à caractère exemplaire que l'on peut rétrospectivement considérer comme hautement politique et engagé".

Empathie avec des femmes à la condition servile. Emphase sur leur beauté, notamment celle de leurs pieds nus, plutôt que sur "les stigmates de l'univers meurtrissant du travail aliénant". Les exemples ne manquent pas dans ces deux textes pour montrer la lucidité du poète dans son "choix positif, éthique autant qu'esthétique (qui le) séparent des moralisateurs aux jugements négatifs et dénonciateurs purement circonstanciés".

"La littérature est pour lui une prostitution"

Critique sévère de Bernardin de Saint-Pierre, Emmanuel Richon l'oppose à Baudelaire. Reléguant l'auteur de Paul et Virginie au rang de "moralisateur à souhait mais n'en tirant aucune leçon, prétendument contre l'esclavage mais ayant accepté pour son bénéfice personnel la domesticité servile durant son séjour à l'île de France".

Le conférencier fait cependant la part des choses. Baudelaire est "loin de la dénonciation tonitruante". Ce qui pourtant n'est pas incompatible avec la position du poète dans La Belle Dorothée. Prose où Dorothée l'affranchie s'en va nu-pieds. Se prostitue et entasse piastre sur piastre pour racheter sa jeune sœur de 11 ans à son maître. Le conférencier ne se privera pas de rappeler que l'une des plus fréquentes déclarations de Baudelaire est que la littérature est pour lui une prostitution. Sans omettre une mention de Jeanne Duval, sa "femme".

Mine GROËME-HARMON

boule

Emmanuel Richon, une carrière dans l'art

Emmanuel Richon est l'auteur de deux ouvrages publiés aux éditions l'Harmattan en 1993 et 1999: "Les Poèmes Mascarins" de Charles Baudelaire et "Belle d'Abandon", Jeanne Duval et Charles Baudelaire, portrait. Autre ouvrage paru en 2000 aux éditions Sham's à la Réunion, Charles Baudelaire dans l'océan Indien, ouvrage accompagné d'un CD.

Né le 26 juillet 1959 à Paris. Il fut chef de l'atelier de restauration du musée de la Marine à Paris, puis responsable de l'ensemble des collections de 1982-1995, avant de restaurer. Envoyé en mission de coopération muséologique avec le Mauritius Institute à Maurice en 1993. Entre 2001- 2002, il s'est occupé de la restauration de l'ensemble de la collection d'œuvres du Blue Penny Museum. Auparavant il a été coopérant du ministère français des Affaires étrangères en mission officielle auprès du ministère mauricien des Arts et de la Culture, de 1997 à 2001, il s'est occupé de la restauration du musée de Mahébourg.

Commémorer Baudelaire?

Suite à l'article du Mauricien en date du 17 août 2007

Le sujet de Charles Baudelaire et de son séjour à Maurice est plus qu'intéressant lorsqu'on décide de se limiter au simple aspect de la question des lieux de villégiature éventuels du poète ainsi qu'aux traces commémoratives locales liées à cet immense écrivain, certainement le plus célèbre à avoir séjourné sous nos cieux et qui en a tiré une influence manifeste sur l'ensemble de son œuvre.

De la même façon, les poèmes et les extraits choisis pour exposer cette escale en disent souvent long sur les intentions des auteurs, ainsi, c'est toujours intentionnellement que le célèbre poème A une dame créole revient en tant qu'emblématique de son séjour à Maurice. Le poème À une Malabaraise, port-louisien à souhait, n'est quant à lui jamais évoqué.

A une malabaraise

Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et la hanche
Est large à faire envie à la plus belle blanche;
A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;
Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.
Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,
Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,
De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,
De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,
Et, dès que le matin fait chanter les platanes,
D'acheter au bazar ananas et bananes.
Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,
Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;
Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,
Tu poses doucement ton corps sur une natte,
Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,
Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.
Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,
Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,
Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,
Faire de grands adieux à tes chers tamarins?
Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,
Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,
Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,
Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,
Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges
Et vendre le parfum de tes charmes étranges,
L'œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,
Des cocotiers absents les fantômes épars!

Par ailleurs, lorsque les citations de La Vie antérieure sont retranscrites, c'est toujours en évitant soigneusement le dernier vers de la troisième strophe où la mention de l'esclavage figure pourtant bien.

L'allusion au poète se fait toujours dans un discours idéologique très connoté où la revendication du recueil ne peut voir le jour qu'au prix de concessions qui figurent en fait en tant que véritables trahisons. Pour ne donner qu'un exemple strictement français, sur Mme Sabatier et l'idylle platonique qui l'unit à Baudelaire durant trois mois de sa vie, les commentaires sont légions et les biographies de celle qu'on appelait «La Présidente» qui n'a somme toute pour tout mérite notoire que celui d'avoir plu à Baudelaire, se comptent désormais par dizaines, tandis que sur Jeanne Duval, sa compagne de vingt-sept ans, que le poète considérait lui-même comme sa femme, il n'existait aucune biographie avant 2001.

Par ailleurs, aucun exégète de Charles Baudelaire, que ce soit Eugène Crépet, Jacques Crépet, Yves-Gérard Le Dantec, Jean Ziegler, Claude Pichois, aucun de ces spécialistes qui consacrèrent toute leur vie à l'auteur des Fleurs du Mal ne daigna jamais se rendre aux Mascareignes. La seule allusion à Jeanne Duval faite par Cl. Pichois dans les éditions La Pleiade fait un tiers de page sur les deux mille des œuvres complètes et de leurs annotations, c'est dire si cet ostracisme fut particulièrement efficace et durable. Il est vrai que peu de lecteurs savent que le dernier en date des critiques, Cl. Pichois lui-même, en sus d'avoir été un féru de poésie baudelairienne, fut également, en sa jeunesse, un critique passionné de Gobineau, ceci explique peut-être cela.
Concernant la commémoration du cent-cinquantenaire de la parution des Fleurs du Mal, espérons que l'on saura tout autant ne pas omettre que nous célébrerons dans le même temps, la mémoire de la condamnation du célèbre recueil, qui, rappelons-le, sévira jusqu'en 1949, date de sa réhabilitation complète dans la conception que s'en faisait l'auteur. N'oublions pas en cela de nous pencher sur les motivations profondes de la condamnation du substitut Pinard, nous y découvririons des raisons insoupçonnées et pour ainsi dire taboues qui touchent à la relation même du poète à Jeanne Duval et aux poèmes les plus magnifiques du recueil qui la célébrèrent pourtant passionnément et de manière parfaitement explicite.

Quant à Maurice, réfléchissons sur l'abondance de la commémoration de Paul et Virginie, églogue rousseauiste à l'eau de rose qui présente une Île Maurice fantasmée où la place léguée au brave esclave Domingue est celle d'une condescendance paternaliste dont l'aspect conflictuel et coercitif, en deux mots, l'humiliation et la contrainte, sont soigneusement gommées. Statues, rues, hôtels, revendiquent tous cette image pourtant fictive et illusoire. Les deux amants sont partout, omniprésents, en veux-tu en voilà.

Autard de Bragard Quant aux traces du passage à Maurice de notre plus grand poète, entre nous soit dit, d'une tout autre pointure, un grand silence domine largement, dont, justement le ridicule, pour ne pas dire, l'incongruité de cette plaque commémorative plantée en plein champ de cannes à Cressonville, dans un endroit où rien, absolument rien n'atteste que Baudelaire aurait vécu, et dont on ne sait si cela tient du scandale ou de l'étouffoir pur et simple, lorsque tout le monde sait désormais que la maison des Autard de Bragard au 8, de l'ancienne rue des Tribunaux, actuellement rue Guibert est encore là, intacte, et que rien n'indique au passant que le poète y séjourna bel et bien, quand tout l'atteste au demeurant. A commencer par Me A. Robert lui-même qui le déclara lors d'une émission Passerelle de la MaBC, où en ma présence et celle d'Issa Asgarally, l'avoué nous confirma de vive voix ce séjour en cette demeure.

Par ailleurs, dans l'un de mes ouvrages consacrés au poète, j'ai apporté la preuve de la propriété port-louisienne des Autard de Bragard sur cette maison: deux documents l'attestent, auxquels je renvoie votre lecteur: les anciens registres d'actes notariés de Me Trébuchet, aux archives nationales de Coromandel, qui, en date du 1er août 1835, portent mention de l'acquisition du bien immobilier de la rue des Tribunaux.

D'autre part, corroboré par le registre des transcriptions du Registrar General Department, volume 71, n1481, qui confirme l'achat et offre en plus le descriptif détaillé de la maison.

Il est erroné de mentionner que Jean Urruty fut le premier à avoir suggéré la possibilité d'un séjour à Cressonville. Il fut, tout au contraire, le premier à avoir lancé l'hypothèse d'une villégiature au Quartier des Pamplemousses, ce que la Société de l'Histoire de Maurice s'emploie à nier pour des raisons que j'ignore. Jean Urruty a fait valoir en son temps que, d'après Evenor Dupont, ami des Autard de Bragard, c'était le frère de Mme Autard de Bragard, Pierre Emile Carcénac, qui possédait en 1841, au quartier de Pamplemousses, une maison de campagne connue sous le nom de Célina, sur la route de Mon Goût.

Nous ajouterons nous-mêmes, que selon le Volume 58 n/280 du registre répertoire au Registrar General Department, Gustave Adolphe Autard de Bragard possédait déjà en 1841, une propriété commune avec M. Bourgault à «Rouge Terre», qu'il acheta le 5 octobre 1837, pour la somme de 80’000 piastres, à M. Couturant et qu'il ne revendit qu'en 1856 à MA. Paillote.

Cette propriété de 500 arpents environ peut être située avec précision, puisque ses limites de l'époque sont soigneusement décrites et bornées. Ce domaine comprenait une «maison de maître», un moulin à vapeur, une sucrerie, des meules, des bœufs, charrettes et des dépendances.

Pour toutes ces raisons, il peut aujourd'hui paraître surprenant de constater l'absence de commémoration ou, pire, la reconstruction fictive de lieux indignes du grand poète. Pourquoi s'obstiner à pareilles erreurs et ne pas célébrer enfin l'écrivain dans un lieu digne de lui? - et où, pour le moins, quelque passant osera s'aventurer un jour, et non au beau milieu d'un champ de cannes dans un endroit où rien, absolument rien atteste de son séjour.

N'y a-t-il des tamariniers qu'à Tamarin? Les grottes basaltiques de Beaux-Songes sont-elles les seules à Maurice? D'ailleurs, considérer Cressonville comme proche de Tamarin opère un raccourci des plus rapides. Des grottes basaltiques, il y en a un peu partout, à Nouvelle Découverte, à La Caverne, etc. Quant à la houle évoquée dans La Chevelure, elle peut très bien avoir été éprouvée par Baudelaire à Port-Louis même, qui ne se trouvait pas configuré comme aujourd'hui. A moins qu'il ne s'agisse d'un poème mélangeant des impressions bourboniennes, ce qui peut très bien s'avérer le cas, en poésie, que je sache, tout est permis, jusqu'au pur plaisir de la rime pour la rime, même si, de ce point de vue, Baudelaire se trouve très différent d'un Stéphane Mallarmé, ce dernier se réclamant pourtant bien de lui... Tout est possible et s'enferrer dans une réalité biographique fantasmée et non étayée serait peut-être une lourde erreur.

Ainsi, une commémoration digne de ce nom et à la hauteur de cet immense poète, ne pourra se faire en catimini ou dans des à peu près aussi éloignés du poète que possible. Nous en voulons pour preuve cette seule et unique «allée Charles Beaudelaire», au Jardin botanique de Curepipe, orthographiée par erreur et lamentablement, «eau» au lieu de «au», seule marque du passage de l'auteur des Fleurs du Mal, n'était-ce Centre Culturel Charles Baudelaire que d'aucuns s'obstinent à renommer «CCF», sans doute par ignorance, vu que rien, absolument rien sur place, ne mentionne la présence du poète à Maurice en 1841.

Espérons donc que la commémoration qui pourra se faire cette année, permettra enfin, d'ouvrir les yeux du lecteur mauricien et des chercheurs à venir sur des aspects multiples et largement sous-estimés du séjour de Baudelaire: l'influence de l'hindouisme sur cet auteur est à mon sens immense et ne saurait relever de sa seule lecture de Thomas de Quincey, la métempsycose revient de manière récurrente et les images de la culture indienne sont très nombreuses. L'influence malgache est bien présente elle-aussi, ce que personne n'a cru bon de mentionner à ce jour. Par ailleurs, même si nous avons personnellement consacré un ouvrage de près de 600 pp à sa relation à Jeanne Duval, de nombreux aspects de la relation et sa résonance sur l'œuvre sont à reprendre à nouveau. Enfin, l'influence de Baudelaire sur l'ensemble des poètes de la négritude est profonde et devrait être étudiée de près, Aimé Césaire et Léopold Sedar Senghor en sont imprégnés et, qui plus est, nous le disent.

D'autre part, commémorer dignement, nécessiterait peu de moyens, une stèle, un nom de rue, un buste, quelques publications, une conférence de spécialistes, pas de quoi fouetter un chat! D'ailleurs, pour Baudelaire, notons que cela serait un comble...

S'il fallait un argument supplémentaire, est-ce la peine d'insulter la poésie? cela permettrait à une clientèle touristique d'ajouter une touche littéraire non des moindres, sans oublier que la célébrité de Baudelaire n'est pas que francophone, puisque le public français ignore souvent que la notoriété de notre poète, alors qu'il se trouvait maudit dans son propre pays, lui vint en premier lieu et de manière par la suite indéfectible, de ses nombreux admirateurs outre-manche, qui lui furent sans doute reconnaissants d'avoir été un traducteur aussi émérite et laborieux, le meilleur à ce jour, d'après les connaisseurs.

1857-2007, gageons que nous ne raterons pas le coche cette année. Pour ma part, ayant consacré plus de quinze années à étudier le poète et ne me voulant avec sincérité qu'humble admirateur passionné, qu'on ne compte pas sur moi pour aller commémorer quoi que ce soit à «Cressonville», cela tient d'une plaisanterie de très mauvais goût, assurément, Charles Baudelaire mérite mieux que cela.

Il fut un temps où Léoville L'Homme se disputait avec le marquis Daruty de Grandpré concernant la revendication mauricienne sur Jeanne Duval, le second la trouvant indigne de son île, espérons seulement que cette fois, le rendez-vous ne sera pas manqué.

Emmanuel RICHON

Charles Baudelaire aux Mascareignes

Viré monté