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Article 74
Pour commencer à en finir avec notre mendicité arrogante

Gerry L’Etang

Prédation

On attribue à Aimé Césaire ce mot d’une lucidité implacable: «Nous sommes devenus des mendiants arrogants». Il y a dans ce propos une rupture historique. L’histoire martiniquaise fut en effet, de 1635 à 1960, marquée par le travail éreintant et productif des Martiniquais ; en contexte esclavagiste d’abord, post-esclavagiste ensuite. Tant que l’habitation resta l’entité structurante de la société martiniquaise, l’État fut dans l’île une institution prédatrice, organisant une production sucrière et rhumière au profit de la société française ainsi que de la plantocratie locale, et au détriment de ceux qui produisaient cette richesse: esclaves puis ouvriers agricoles. Les bénéfices engrangés étaient si importants qu’en 1763, à une époque où le sucre valait dans les rapports marchands ce que vaut le pétrole aujourd’hui, l’État renonça à ses terres canadiennes afin de récupérer ses îles à sucre, dont la Martinique. Quant au rhum, la Martinique en fut la première exportatrice mondiale à la fin du XIXe siècle, et il représenta durant le conflit de 1914-1918, une véritable industrie de guerre: comme élément pour la fabrication d’explosifs, comme désinfectant chirurgical, comme alcool de bouche distribué aux Poilus.

Le sucre puis le rhum martiniquais ayant perdu de leur intérêt pour la France en raison de la concurrence qu’ils représentaient désormais pour l’industrie de la betterave et la production française d’alcools forts, ce fut, à compter de 1960, la faillite de la société d’habitation. Cet effondrement déboucha sur la création en 1963 du BUMIDOM, qui organisa l’exode massif de chômeurs martiniquais destinés notamment à occuper en France les postes inférieurs de la fonction publique que les Français, en période de Trente glorieuses et de plein emploi, dédaignaient. Et pour ceux qui restèrent au pays, ce fut la perfusion économique.

Perfusion

La situation de non production ou de production illusoire dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, est symbolisée par les chiffres suivants: un taux de couverture des importations par les exportations de 13,2% en 2007, soit un déficit commercial de 2,1 milliards d’euros1. La consommation est néanmoins rendue possible par l’injection par l’État de 2,6 milliards d’euros en 2007, soit en moyenne, 6 500 euros par Martiniquais. Et aux montants versés par l’État s’ajoutent les subventions européennes. Si dans l’île on continue malgré tout à travailler, ce travail, essentiellement dans les secteurs public, du commerce, des services et du bâtiment, ne crée plus qu’une richesse improbable, dont la réalisation est structurellement dépendante des transferts évoqués.  

Cette perfusion est rendue possible moyennant deux mécanismes assurant à l’État et à la société dont il émane, de recouvrer les sommes transfusées. Le premier est l’impôt, qui permet en 2007 à l’État de récupérer, tous prélèvements confondus, 1,4 milliard d’euros, soit 54,5% de sa mise. Le second mécanisme est en faveur de l’industrie française et consiste en une certaine continuation du système d’Exclusif d’Ancien Régime qui disposait que «La colonie n’importera que de métropole». Dans cette logique, la France demeure le principal fournisseur de la Martinique pour 1,4 milliard d’euros en 2007, soit 58,4% de la valeur des importations de l’île. L’État et l’industrie française récupèrent donc en 2007, 2,8 milliards d’euros pour 2,6 milliards affectés par l’État. Il importe toutefois de soustraire du premier chiffre le coût de revient des biens exportés par la France.

Pour substantiels que soient ces montants, les sommes recouvrées par la France ces dernières années sont, en pourcentage, en net retrait par rapport à ce qu’elles représentaient il y a peu. En 2003, l’État récupérait par l’impôt 75, 7% des sommes affectées (988 millions de recettes pour 1,3 milliard d’euros de dépenses). Cette même année, 64,7% des importations de Martinique provenaient de France (1,2 milliard sur 1,8 milliard d’euros).

I bon kon sa

La diminution des sommes regagnées par l’État et par l’industrie française s’explique par deux processus. D’abord, l’incapacité croissante des Martiniquais à réaliser de la valeur ajoutée à partir des transferts étatiques, lesquels augmentent parallèlement pour compenser le déclin continu de la production. C’est que dans un système reposant sur la consommation de financements et de biens produits ailleurs, la productivité des acteurs économiques locaux ne peut que péricliter. En  pareil contexte, toutes les défaillances, tous les renoncements, toutes les démotivations, tous les «i bon kon sa» sont possibles parce sans conséquence. Les flux de l’État entretiennent nos insuffisances, et le filet de sécurité qu’ils représentent devient un filet paralysant.  

 Le second processus qui réduit la récupération par la France des flux qu’elle diffuse, est la globalisation économique. Celle-ci, en raison de la délocalisation qui lui est liée, induit l’arrivée grandissante en Martinique de biens de consommation non français. Dans l’automobile par exemple, alors qu’il y a quarante ans les produits importés étaient très majoritairement français, la globalisation a provoqué une diversification de l’origine de ces produits, lesquels proviennent de plus en plus de l’est de l’Europe et d’Asie où s’établissent les usines du monde. Des pans entiers comme l'informatique ou le textile proposent aujourd’hui des marchandises manufacturées principalement en Asie. Il n’y a plus que l’alimentaire qui soit encore quasi-exclusivement d’importation française. Cette augmentation de la diffusion en Martinique de biens non français concerne même une partie des biens importés de France, qui sont en réalité usinés ailleurs, importés en France puis réexportés dans l’île. Ces deux processus qui restreignent la capacité de l’économie française à récupérer les flux monétaires injectés en Martinique, fragilisent le modèle sur lequel est établie l’économie martiniquaise.

Ce rappel de l’histoire et de l’actualité économiques de l’île nous montre que si pendant plus de trois siècles l’État a remarquablement développé l’économie en Martinique, il l’a fait au préjudice des Martiniquais. Puis ce dernier demi-siècle a vu l’établissement d’une économie de transfert et non d’un développement endogène. En 374 ans donc, tant lors de la phase de prédation que durant celle de perfusion, l’État n’a réalisé aucun développement de l’île au profit de ses habitants. En outre, le système perfusif actuel a atteint ses limites en raison de la difficulté croissante de la France à récupérer les sommes injectées.

Compère-lapinisme

L’État français ayant failli à organiser une économie viable en Martinique, c’est désormais aux Martiniquais de tenter de faire mieux. Mais «Il faut du pouvoir pour pouvoir» nous dit fort justement Alfred Marie-Jeanne. Une amorce de ce «pouvoir pour pouvoir» est contenu dans le passage à l’article 74 de la Constitution, pouvant conférer à la Martinique une certaine autonomie fiscale et donc la capacité d’affecter une partie des sommes reçues à un authentique développement et non plus à de la seule consommation. Cette réaffectation est d’autant plus urgente que les fonds en question risquent, à terme, de se raréfier. L’évolution institutionnelle n’est certes pas une condition suffisante à l’élaboration d’un développement durable, mais c’est une condition nécessaire. Ce défi n’est cependant jouable que si l’on est pénétré de la formule de Pierre Aliker: «Les meilleurs spécialistes des affaires martiniquaises sont les Martiniquais».

Cette idée de bon sens ne s’impose cependant pas à tous. Nombre d’entre nous, incapables de croire en eux-mêmes car conditionnés par une haine de soi héritée de l’histoire coloniale, s’y opposent. S’y opposent aussi, maints compères lapins convaincus – autre héritage colonial – qu’il n’y a dans ce pays d’issue qu’individuelle: «Chak bet-a-fé ka kléré pou nanm-li, Zafè tjou mel ki pran plon», et que tout projet collectif est voué à l’échec: «Konplo neg sé konplo chien».

Ce compère-lapinisme qui a hissé les Martiniquais dans le peloton de tête des consommateurs de champagne et de 4x4, consiste à souhaiter maintenir le statut-quo ou à ne concéder qu’un changement en trompe-l’œil: un aménagement de l’article 73 à travers l’assemblée unique. C'est-à-dire à ne pas s’éloigner de l’organisation politique commune, la fusion des départements et des régions étant programmée en France même. Bref, il s’agit de veiller à ce que rien ne bouge. C’est que nos compères lapins s’accommodent volontiers de la mendicité arrogante qui nous caractérise, feignant de penser que notre économie peut être indéfiniment assumée par l’autre, construite sur de l’absurde. Car si nous sommes devenus des mendiants arrogants, ce n’est pas seulement là le résultat de ce qu’on a fait de nous. Nous sommes nombreux à nous complaire dans cette indignité, à «benyen adan’y».

Altérité

Notre mendicité arrogante repose sur l’idée qu’une identité politique et administrative commune justifie toutes nos exigences, y compris les plus extravagantes. D’où la volonté de ne point sortir du droit commun. «Se pose-t-on le problème de ce que la Lozère ou la Creuse coûtent à la France?» rétorquent avec véhémence nos compères lapins quand est posé le problème du fonctionnement de l’économie martiniquaise. Le souci, c’est que ceux sollicités pour payer ne sont pas forcément du même avis. Des réactions françaises aux évènements de février en Martinique sont à ce titre édifiantes. Il s’agit en particulier de celles apparues dans les divers forums tenus alors dans la presse web française, où dans la liberté qu’offre l’anonymat, tout pouvait être dit. Et ce qui fut dit ne faisait nullement de confusion entre la Martinique et la Lozère. Les manifestants martiniquais, quelle que fût la légitimité de leurs réclamations, y étaient généralement perçus comme des parasites hargneux dont l’ingratitude débornée mériterait d’être sanctionnée par l’indépendance. À l’évidence, les particularismes historiques, géographiques, ethniques des Martiniquais leur valaient d’être renvoyés sans ménagement à leur altérité. Des manifestations de Creusois auraient-elles inspiré pareil sentiment? Le développement en France d’une représentation du Martiniquais comme d’un élément tiers dont on devrait se débarrasser, pourrait, exacerbé par la crise, avoir quelque conséquence.

Nous sommes désormais à un tournant de notre histoire économique. Le modèle actuel est en panne car le principe sur lequel il repose, la récupération, s’est enrayé, et la France a de moins en moins les moyens (et peut-être le désir) d’y pallier. Le passage à l’article 74 nous offre des instruments pour répondre à cette nouvelle donne, moyennant de la responsabilité, de la détermination, de la compétence. Allons-nous enfin ceindre nos reins pour gérer le présent, préparer l’avenir?

boule  boule  boule

  1. Les chiffres relatifs à l’économie de la Martinique sont tirés du rapport 2007 de l’IEDOM.

 Viré monté