Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

L’esclave du Ponant / La chambre de justice
(en écriture)

José Le Moigne

On était arrivé aux premiers jours d’avril. Le printemps installait ses tendresses sur la falaise du château qu’il couvrait d’un tapis de primevères sauvages que l’on appelle ici bouquets de lait. La rade, rendue à sa jeunesse, tendait son échine nerveuse entre les vagues qu’elle défiait avec la grâce d’une cavale ivre de ses jeunes forces. Rien de cette innocence effaçant pour un temps les chagrins, rien de cet élan qui pour quelques semaines tient la mort à distance, ne filtrait dans les entrailles du château. Ici, la mort se conjuguait au quotidien. Elle se vivait dans chaque claquement de sabot du porte-clefs quelque part sous les voûtes, dans chaque tintement d’arme au changement de garde, dans chaque couinement de gonds sous la poterne qui, s’instillant comme un caillot de sang dans des veines malades, fouillaient chaque interstice des pierres, chaque béance de la pierre, et installait la peur. Cela faisait maintenant plus de quatre mois que Jean Mor et Louis Rodin croupissaient au fond de leur sépulcre.

Jean Mor avait renoncé à l’espoir. Il en était certain, les dés avaient été jetés. Il n’avait pas besoin de sonder l’avenir. Il lui suffisait de se souvenir. Vu depuis l’Étoile les flancs de la Montagne Pelée, tapissés de grands bois, tissaient jusqu’à l’océan une véritable forêt vierge qui faisait briller de désir les yeux des jeunes esclaves arrivés depuis peu sur la plantation. Ils n’y résistaient jamais longtemps. Elle ressemblait trop à leurs forêts natales. Tôt ou tard, l’un ou l’autre, instruit par l’expérience de la rafle, se disait que, cette fois-ci, on ne le rattraperait pas. Au premier vent sur les lointaines et proches frondaisons, ils partaient, mais au bout d’un jour ou deux, parfois quelques semaines, les chiens, dressés à cet effet, reniflaient leur piste et ils étaient repris. Combien, de sa position d’esclave favori, en avait-il vu revenir de ces hommes, labourés par le fouet, taillés en pièce par les molosses, menés comme des martyres à l’autel sanglant? Ces jours-là, il comprenait que quelles que puissent être les caresses dont il jouissait encore, il ne dépendait que du bon plaisir de Monsieur de l’Étoile pour que son tour vint. L’avenir s’était chargé de lui donner raison. Alors que rien ne le laissait présager, le maître l’avait vendu. Alors, au moment où les argousins venaient les arracher du boyau où ils croupissaient pour les mener au tribunal, il se disait, en se laissant traîner dans les couloirs voûtés, qu’en vérité Laverdin de l’Étoile et Claude de Noz étaient pétris dans la même argile. Malléables et bonhommes en apparence, il suffisait que l’on perce l’écorce pour qu’ils se montrent, l’un comme l’autre, dur et implacable. Aussi, à quoi bon se bercer d’illusions? Peu importait qu’ils soient sur le sol prétendument sacré du royaume. Même paré des hideux oripeaux d’une justice hypocrite, le code qui régissait aux îles la vie et la mort des esclaves, ici comme ailleurs allait les accabler.

Autant s’y préparer.

Louis Rodin n’était pas parvenu au même point d’acceptation. Son affranchissement lui était monté à la tête et d’avoir vécu si longtemps dans le sillage du comte de Grasse l’avait fait plus roué et plus opportuniste que Jean Mor. D’instinct, il cherchait la faille dans toutes les situations difficiles qui se présentaient à lui et on en conviendra, celle-ci lui tenait plus à cœur que toutes les autres car il jouait sa peau. Ce n’était ni du courage ni de la lucidité. Le courage eut été de marcher droit à son destin, sans baisser les yeux, d’une manière moins résignée, moins fataliste, que celle de son camarade. Non, s’il fallait absolument la qualifier, nous dirions qu’il avait en lui une rage animale, une opiniâtreté qui refusait de dire son nom. Rodin n’était pas un héros et d’ailleurs, très peu d’hommes le sont.

— Écoutes, dit-il dans la voiture de force où on l’avait jeté avec Jean Mor, dès que nous serons au tribunal, ils vont nous séparer, nous entendre l’un après l’autre, faire tout pour que nous nous contredisions. Notre seule chance de nous en sortir est de tout nier. Tu m’entends, nous n’avons pas d’autre carte à jouer. Il faut nier, nier, nier …

— Mais, les graines? interrogea Jean Mor.

— Quoi, les graines?

— Tu sais bien, celles dont j’ai remis le reliquat à la justice. J’ai reconnu m’en être servi contre mon maître. Ils savent que c’est toi qui me les as données!

Rodin s’assura que le fracas des roues bardées de fer sur le pavé couvrait sa voix.

— Embrouilles-les, dit-il en serrant les poings. Je ne sais pas, dis-leur que tu les as trouvé par hasard dans un tiroir que ton maître t’avait demandé de ranger. Tu as pris ça pour des épices rapportées d’un de ses voyages. Tu vois, ce n’est pas difficile. Fais la bête. Pour eux, tu n’es, comme tous les négros, qu’un nègre sans cervelle …

Jean Mor n’était résigné au point de ne pas lire dans le jeu de Rodin. C’était d’une telle évidence. Ses manigances, ses manœuvres grossières, c’était d’une telle évidence, n’avaient d’autre visée que lui faire endosser l’entièreté du crime. Égayé malgré lui, il regarda à la dérobée son ancien camarade. Le mulâtre ressemblait maintenant à une étoffe délavée par le vent et la pluie. Une mauvaise sueur suintait de son front, roulait entre les ailes de son nez, son menton s’affaissait dans une ultime veulerie. On aurait dit un bout de savon noir se délitant dans un cuveau d’eau sale. Jean Mor n’éprouva pas une once de pitié pour le bravache qui s’effondrait sans élégance. Sachant comment elle finirait, il lui en voulait de l’avoir entraîné dans cette aventure aussi stupide que mortelle. Pourtant, le regard qu’il posa sur lui, était plus perplexe que haineux.

Le mulâtre ne quittait plus des yeux les roues écrasant le pavé avec un bruit de meule. Jean Mor lu en lui comme dans un livre. Rodin, oui, c’était cela, se voyait déjà au milieu de l’esplanade du château, lié, les membres écartés sur une autre roue, rompu à coups de barre de fer par le bourreau. Alors il découvrit ses dents dans un affreux rictus, froissa ses paupières comme pour masquer l’horreur de sa vision, mordit ses lèvres de désespoir.

— Un type qui se tord par avance sur un échafaud que l’on n’a pas encore dressé est prêt à toutes les lâchetés pourvu qu’elles lui promettent une minute de vie, pensa-t-il avec un vague sentiment de dégoût.

La sénéchaussée n’occupait plus depuis 1681 la vaste maison seigneuriale que l’on peut voir encore place du Vieux-Marché à Saint-Renan. Son siège se maintenant en haut de ce qui allait devenir le Cour d’Ajot, dans un hôtel de facture classique qui rappelaient, par la simplicité harmonieuse de ses lignes, les constructions de Choquet de Lindu au bord de la Penfeld. Forte de ses trente-huit paroisses et de sa dizaine de justices seigneuriales, cette juridiction, souveraine pour tout ce qui concernait l’autorité du roi, la justice et à l’ordre public, n’avait pas changé de ressort, et restait, après son transfert dans le grand port du Ponant, la plus importante du présidial de Quimper.

Il devait être quatorze heures lorsque Jean Mor et Louis Rodin, serrés de près par des sergents, montèrent les marches larges et basses du perron. Rodin avait vu juste. A peine furent-ils dans le hall d’entrée qu’on les sépara. Rodin fut traîné jusqu’à un escalier qui se trouvait sur la droite et conduit, dûment menotté et enchaîné, dans une cellule située juste en dessous de la salle d’audience. Jean Mor pour sa part franchit, toujours encadré par la garde, une porte de chêne à deux battants capitonnés de cuir et se retrouva, sans avoir eu le temps de reprendre ses esprits, dans ce que l’on appelait alors la chambre de justice. Elle était sombre, austère, savamment maintenue dans la pénombre par un concours de lustres et de candélabres aux flammes vacillantes. Les murs étaient tendus de panneaux bleus de France semés de fleurs de lys tandis, qu’au-dessus de l’estrade où se tenaient les magistrats, un Christ de bois noir indiquait, qu’à présent, on était chez Dieu et chez le roi. Ici régnait la justice divine et le bras qui l’armait.

Il y avait là, installés sur l’estrade dans des fauteuils cramoisis, le sénéchal qui présidait; le procureur préparant des réquisitions dont on devinait, à la manière furieuse dont il frottait ses mains émergeant comme des hydres des vastes manches de sa robe rouge, qu’elles seraient implacables et, enfin, le greffier qui vérifiait ses plumes. Jean Mor, tassé et humilié sur la sellette et ne sachant quelle attitude il devait adopter, trouvait qu’il régnait dans cette chambre de justice une curieuse odeur de sacristie et de cale de navire juste avant le départ, quand le puissant le puissant parfum du large ne l’a pas encore imprégné.

— Votre nom est bien Jean Mor?

— Oui.

— Du respect s’il vous plaît! En domestique de gentilhomme, vous n’ignorez sans doute pas les usages? Alors, essayer de donner de vous une impression satisfaisante.

Surpris par l’apostrophe et n’ayant pas de surcroît l’habitude d’être vouvoyé, Jean Mor, craignant d’indisposer l’important personnage, ne proféra plus un seul mot.

— C’est pourtant simple, repris le sénéchal, je vous laisse le choix. Dites Monsieur le Sénéchal ou Monsieur le Président, et tout ira très bien.

— Oui, Monsieur le Président.

— À la bonne heure! Vous n’êtes donc-pas muet. Reprenons. Votre nom est Jean Mor; vous avez vingt ans et vous êtes né à Saint-Pierre de la Martinique.

— Oui, Monsieur le Président.

— Bien! Bien!

Évitant soigneusement de prononcer le mot esclave, Monsieur de Lézingrant poursuivit son interrogatoire en jouant habilement sur l’ambiguïté du vocable de maître. Abandonnant son ton de fausse obligeance, sa voix se fit plus grave.

— Monsieur de Noz était-il si mauvais maître pour que vous tentiez de l’assassiner?

— Je n’ai assassiné personne, Monsieur le Président!

— Comme vous y allez! Vous n’avez assassiné personne dites-vous? Et Monsieur de Noz? Et Madame de Plusquellec!

— Ils ne sont pas morts, Monsieur le Président.

— Quelle impudence! Vraiment, vous ne manquez pas d’air! Tout vous accable et vous continuez à soutenir l’indéfendable! Et les preuves, que faites-vous des preuves!

— J’ai trouvé des graines de piment dans des affaires que monsieur de Noz m’avait demandé de les ranger, expliqua Jean Mor. Comme elles ressemblaient à des épices et que je savais que mon maître en était friand, je les ai utilisées dans ma cuisine. Je n’ai jamais pensé à mal.

— Alors expliquez-moi pourquoi vous avez fuit le lendemain?

— Par peur, Monsieur le Président.

— Peur de quoi? Ironisa le sénéchal. Ne venez-vous pas de nous dire que vous étiez aussi innocent que l’agneau sous sa mère!

Jean Mor, peu rompu à ces subtilités, commençait à perdre le fil. Comme il aurait voulu que Corentin Thépault, son ami canonnier de marine, soit là pour lui souffler les réponses.

— C’est que, Monsieur le Président … commença-t-il à bafouiller.

— C’est assez! Coupa le sénéchal. Je vais vous dire ce que c’est.  Vous guetté l’occasion d’empoisonner Monsieur de Noz et, quand elle s’est présentée, vous n’avez pas hésité et peu vous importait d’assaisonner Madame de Plusquellec en même temps. Vous avez attendu pour constater les effets du poison et, lorsque vous vous êtes aperçu de votre échec, vous avez fui comme un misérable et vous avez couru rejoindre votre complice, un nègre comme vous, le dénommé Rodin.

— Je n’ai empoisonné personne, répéta Jean Mor.

— Tout beau, jeune homme! Grinça le sénéchal. Ne jouez pas avec les mots, vous n’êtes pas de force. Vous persistez à nier devant vos juges après au mépris de vos premiers aveux?

Jean Mor marmonna un vague oui.

— Très bien! Inscrivez-le, Monsieur le greffier. Mais vous, ne vous réjouissez pas trop vite, car je vous en avise, ce tribunal ne se contente pas de punir les crimes, il châtie le parjure. Monsieur le Procureur, je vous laisse la parole.

Superbe dans sa robe rouge, François Bergevin se leva de son siège:

— Je ne serais pas long, Monsieur le Président, dit-il en s’éclaircissant la voix. L’affaire, hélas est évidente. Cet homme est un monstre et un fourbe. Après l’avoir soustrait à l’esclavage Monsieur de Noz honoré de sa confiance, en a fait un serviteur libre de vaquer à son gré dans la ville quand la plupart des domestiques n’ont pas un jour à eux et cet ingrat, au lieu de le bénir, prendre langue avec un autre coquin noir, le dénommé Louis Rodin, pour comploter l’assassinat de son maître. De savoir ledit Rodin domestique chez le comte de Grasse relève encore le degré d’infamie de ces misérables. Car c’est bien de cela que nous parlons ici! Jean Mor échoué dans son entreprise? La belle affaire! Un homme qui a administré du poison par erreur ne s’enfuit pas. Il reste là pour s’expliquer. Mais ce monstre s’est enfuit! Ce monstre avoue puis se rétracte! Monsieur le Président, il n’est besoin de grande explication. J’accuse cet homme d’avoir tenté d’empoisonner son maître, Monsieur Claude de Noz, lieutenant à bord de la frégate Zéphyr, et Madame Jeanne de Plusquellec, propriétaire de l’immeuble où s’est commis le forfait, rue de la Rampe à Brest; et je l’accuse aussi de fuite et de parjure. Je demande que cet homme, ce monstre, soit soumis à la question préalable, à la question ordinaire, puis livré au bûcher.

À part un vague chuchotis, il n’y eut pas de délibération. Monsieur de Lézegant se leva à son tour.

— Le tribunal, proclama-t-il d’une voix ferme, déclare le dit Jean Mor coupable des chefs d’empoisonnement, de fuite et de parjure et, en conséquence, condamne le dit Jean Mor à la question, au bûcher et à la pendaison de sa dépouille que l’on ne laissera pas se consumer. Dès le trépas constaté, on la suspendra gibet où on la laissera exposée pour l’exemple. Ladite condamnation à mort étant soumise à l’approbation du parlement de Rennes, appel est interjeté par Monsieur le Procureur du roi. Faites sortir le condamné.

 ©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Février 2015

boule

Sommaire

 Viré monté