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La montagne rouge

L'abbé Dénès

Extrait

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo Christine Le Moigne-Simonis.

La montagne rouge 4

Justement, délesté pour quelques heures des pesanteurs de sa charge, l’abbé entreprit d’évoquer ses premiers pas de prêtre, à Saint-Vougay, à vol d'oiseau à peine à une cinquantaine de kilomètres de chez-lui, . 

Il avait vingt-sept ans, une tête ronde, des oreilles décollées, un large front déjà frappé de calvitie, un regard scrutateur derrière des lunettes à montures d’acier; mais son visage, encadré  de ravines profondes, conservait un air de jeunesse qui, à vrai dire, ne le quitta jamais. Cependant, qu’on ne s’y trompe pas. Un regard, glissé vers son menton carré et volontaire, suffisait à comprendre que cet n’était pas de la race de ceux qu’on peut manipuler. Quelques jours lui suffirent pour prendre la paroisse. Non qu’il violât l’ordre établit ou encore que le village voulut s’émanciper de la paisible autorité de son recteur. À soixante-dix ans passés, Yves Dénès, qui avait vu le jour sous Louis-Philippe, était ce qu’il est convenu d’appeler un homme rond, un grand-pèrebienveillant, un puits de sagesse infinie, qui avait renoncé, depuis longtemps déjà, à l’étiquette de meneur d’homme. On aimait - certains depuis toujours - sa silhouette débonnaire, son chapeau de castor porté comme un tricorne, son grand parapluie noir et ses souliers à boucles; son regard clair pétillant de bonté et son visage, toujours rasé de près, avec ses longs cheveux d’argent, faisait de lui, la rage en moins, le digne descendant  des prêtres réfractaires. Il était vieux et hors du temps ce qui ne signifiait, en aucune façon, qu’on puisse le contraindre.

En préambule à l’arrivée de Yan-Vari Perrot, Monseigneur Duparc, dans une lettre très explicite, traçait de son nouveau vicaire un portrait peu amène. À en croire l’évêque, c’était un poulain capricieux, un jeune fou à tenir à la laisse, qui allait débarquer.  Yves Dénès, peu enclin à s’en laisser compter, pensa révérence parlée, pensa qu’il convenait d’attendre pour s’en rendre compte par lui-même. 

— Comme si, marmonna-t-il en déposant la lettre épiscopale sur le plateau de son vaisselier, à mon âge, jouer les magisters est encore réaliste. 

Au fond, ce meuble, patiné par l’usage, venu comme lui d’un autre siècle, très débonnaire en somme, lui ressemblait beaucoup. C’était un meuble d’honnête homme indiquant tout autant que l’horloge l’unité de sa vie et, comme il refusait de déroger, le jour où Yann-Vari Perrot, fragile, têtu et maladroit, se présenta au presbytère dans l’intimité voilée d’une après-midi lasse, après lui avoir prodigué les salutations d’usage, il lui tendit tout bonnement la lettre.

— Tenez, dit-il, avec malgré tout un léger embarras dans la voix, voilà ce que Monseigneur m’envoie. À vous, mon cher fils, de faire mentir son opinion sur vous. Je l’accepte volontiers, sans doute nous sommes-nous un peu trop endormis ces dernières années et le pasteur, je le concède, n’y est pas étranger. Il se peut que vous ayez le sang un peu trop vif, mais vous êtes jeune et volontaire et c’est là l’essentiel. Allez donc de l’avant, redonnez vie à ce troupeau, bousculez les trop saintes habitudes, mais n’oubliez jamais l’humilité et, si vous trébuchez sur le chemin, sachez, que tant que je resterai à la tête de cette paroisse, ma porte vous restera ouverte. Je serais, soyez-en assuré, votre recteur et votre confesseur; et votre guide aussi, du moins si vous le voulez bien.

Sur ces mots dont l’audace le surpris, lui le recteur dressé à obéir, l’abbé Dénès rangea la lettre dans un petit coffret et l’y laissa dormir.  

©José Le Moigne 2012

 Viré monté