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La montagne rouge 6

Ar Pootred Sant-Nouga

Extrait

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Monseigneur Duparc, évêque de Quimper et du Léon. (archives)

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Qu’étaient devenus les Paotred Sant-Nouga1? Ces petits gars, bretons et fervents catholiques, qu’il avait découverts et aidés à éclore. François Perros, solide comme la montagne de Braspart; Jacques le Hénaff dont le rire cristallin sonnait encore dans sa mémoire; Olivier Le Guilcher, sa voix de contre-ut que la colère rendait comique? Patrig Favennec, bourrelier à vingt ans; Christian Colliou, le fils du vendeur de bestiaux; Jean-Louis Coat et Paul Berthelome, ses Castor et Pollux, tellement amis qu’on ne pouvait les dissocier. Oui, il se souvenait de tous et de chacun. Pourquoi d’ailleurs se poser la question? Pourquoi se demander qui avait échappé? Qui avait retrouvé Saint-Vougay? Couchés comme tant d’autres sous des croix rendues anonymes par le nombre, des croix dont les tragiques parallèles se perdaient sans l’infini laiteux des anciens champs de bataille, pour eux petits comme des mouchoirs de poche, mais qui couvraient des plaines entières. Lui aussi avait fait son devoir, du moins ce que l’on nommait ainsi par frilosité. Lui, aussi, avait reçu la Croix de Guerre avec une citation et son retour, sans blessures et sans mutilation, ne devait qu’à la chance et non aux privilèges. On était tous égaux dans les tranchées ignobles. Aucune différence entre celui qui donne la mort et la reçoit et celui qui, inlassablement apporte, sous l’orage des hommes, la parole du prêtre, les soins de l’infirmier et le secours du brancardier, ou les trois à la fois. Dès les premiers jours il s’était engagé. Certainement pas par enthousiasme ou par romantisme guerrier. L’abbé, qui voyait loin, ne voulait pas qu’un jour on puisse lui reprocher d’avoir, pour mieux discréditer sa foi bretonne, manqué de loyauté envers la France. Aux yeux de tous il était un héros, mais un héros amer, un héros triste convaincu, qu’une fois de plus, le peuple de Bretagne avait été floué. Il n’en était pas fier, nourrissait à leur égard un affreux sentiment de culpabilité, mais, à son corps défendant, il s’était trouvé fort aise de ne plus être à Saint-Vougay au retour des soldats. Comment aurait-il pu serrer les mains, donner l’accolade aux rares rescapés, trouver pour l’un et l’autre les mots de réconfort, supporter de les voir, le corps et l’âme à jamais fracassés, essayer de reprendre, avec un haussement d’épaules las, le cours de leur modeste vie! Comment aurait-il pu mentir aux estropiés, à la gueule cassée qui sanglote devant l’image qui le montre, le jour de son incorporation, faraud, la moustache aguicheuse sous le képi au chiffre de son régiment, sa grosse pogne, plus habituée à manier les charges que les armes, posée sur le pommeau du sabre! Comment aurait-il pu accueillir sans frémir, sans désir appuyé de renoncer à tout, cette jeunesse, fauchée dans son essor, qui, dix ans durant, avait été le sel de sa vie.

À Saint-Thégonnec, ce n’était pas la même chose. L’arrière avait souffert pareil, les soldats étaient morts pareils, les mutilés rentraient pareils et quant aux disparus, on continuait à les attendre pareil. L’abbé compatissait, prenait comme il pouvait sa charge, mais, simplement, on n’avait pas eu le temps de faire connaissance. À Saint-Vougay, dès les premières semaines, l’abbé, plus pragmatique que la raideur de certaines de ses positions pouvaient le laisser croire, avait compris que la mission qu’il s’était assignée, entretenir, rependre la culture et la langue bretonne, faire barrage au socialisme, ne pouvait aboutir qu’en s’appuyant sur la jeunesse. A l’image du château de Kerjean qui était son joyau la paroisse semblait tranquille et endormie. Il n’y avait pas péril en la demeure, le feu ne couvait pas; mais qui saurait prédire ce que sera demain? Plutôt que de guérir, avec la certitude d’une rechute, mieux valait prévenir. Mais Yan-Vari, encore frais émoulu du presbytère, savait, que même dans le sage Léon, on n’attrape pas les jeunes en chantant des cantiques, fussent-ils en breton. Depuis ses premiers pas au Collège de Guingamp, il avait eu le temps de se forger une stratégie. Il ne lui restait plus, avec l’accord du recteur Dénès, qu’à la mettre en pratique. Il choisit l’après-vêpres du dimanche suivant pour exposer son grand projet. On approchait du solstice d’hiver. Une aimable pénombre, filtrée par les averses, descendait des croisées et s’attardait sur les torsades du fameux vaisselier. Bientôt il faudrait allumer. Les deux prêtres avaient déjà des habitudes de vieux couple. L’un et l’autre savait ce qui pouvait déranger l’autre et veillait à ne jamais franchir le pas. Aussi, n’éprouvaient-ils pas l’envie de s’isoler. Ils restaient tous les deux dans la grande salle du presbytère, le recteur, plutôt prolixe d’habitude, aimait passer ce moment délicat dans le silence d’un bon livre et Yan-Vari, méditant un ouvrage savant,2 se plongeait dans une hagiographie des anciens saints bretons.

— Monsieur le recteur, commença-t-il d’une voix douce, vous savez n’est-ce pas l’attachement de nos bretons pour le théâtre? Pas un repas sortant de l’ordinaire, pas une fête, pas une réunion qui ne se termine par des chants et des dialogues. Pourquoi ne pas accompagner ce goût, l’encadrer, en faire un instrument d’union et de fraternité? J’en suis persuadé, les jeunes catholiques dont vous m’avez confié la charge ne demandent que cela.

— Sans doute, sans doute, mais que proposez-vous?

— Une troupe de théâtre. De théâtre en breton. Ce sera mon outil de prédication. Notre culture, notre langue, nos traditions et notre religion, portées par la jeunesse, ne pourront qu’en sortir renforcées!

— Cela me semble en effet une très bonne initiative. Comptez sur moi pour en parler à Monseigneur. Vous avez réfléchi à un nom?

— Ar Paotred Sant-Nouga.

Notes

  1. Les gars de Saint-Vougay.
     
  2. Buez ar zent, Vie des saints: Publiée à Morlaix en 1911, chaque soir, à la veillée, on en lisait un passage dans la plupart des fermes du Léon.

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 Viré monté