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La montagne rouge 5

La gouvernante

Extrait

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo Christine Le Moigne-Simonis.

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Bien calé devant la cheminée, les pieds enfin débarrassés de ses infâmes croquenots, Yan-Vari Perrot rêvassait tandis que Marie-Jeanne Guillou,  ronchonnant comme toujours,  achevait de verser la soupe bouillante dans son bol. Dame, même dans un bourg de mécréants, la servante du recteur c’était quand même quelque chose.  Marie-Jeanne enrageait de ne pouvoir se montrer plus fière de son prêtre.  

Ma Doué béniguet, un recteur, tout de même, cela devrait avoir de la tenue!  répétait-elle à ses très rares commensales, des femmes bien comme il faut qui passaient leurs journées entre la sacristie et le confessionnal,

Ce soir-là, comme à peu près chacun que Dieu faisait, l’abbé, pèlerine trempée et soutane crottée avait poussé la porte en apportant la pluie et la nuit avec lui.

— Alors, ma bonne Marie-Jeanne?

Une fois de plus il n’avait terminé sa phrase. Marie-Jeanne soupira et jeta un regard torve sur l’habituel compagnon de l’abbé, un épagneul breton dont la robe blanche tachée de fauve était aussi boueuse que la soutane de son maître. Tandis que la bête s’ébrouait, Marie-jeanne, d’un petit geste vif, vérifia que sa coiffe, toute raide d’amidon, était bien à sa place. C’était comme si elle comparait sa tenue impeccable au laisser-aller affiché du recteur de Scrignac. Alors, pour mettre fin à sa petite pointe d’insolence, elle tourna les talons et s’envola, pareille une jeune fille d’allure un peu mutine, en direction de sa cuisine. C’était assez inattendu car, de jeunesse, pour dire la vérité, Marie-Jeanne n’en avait jamais eu.

Assurément, les Scrignacois n’avaient jamais rendu la vie facile aux devanciers de Yan-Vari Perrot, mais eux, au moins, dès la porte franchie, savait marquer leur territoire. Le carafon de vin où la bolée de cidre à portée de leur main, une serviette immaculée protégeant leur rabat, ils s’asseyaient avec noblesse au bout de la table de chêne et attendaient que Marie-Jeanne, convaincue du sacré de sa tâche, leur serve le repas. Tout maintenant avait changé. Non content de rentrer au presbytère crotté comme le premier des métayers l’abbé avait fait placer son meilleur fauteuil face à la cheminée et c’est là, sur une sorte de guéridon couvert de livres et de revues, qu’il prenait ses repas. Et quels repas, Seigneur! Une soupe frugale accompagnée d’un crouton de pain gris, un oignon et un bout de fromage, composaient tout son ordinaire. Pour boisson, à moins que par extraordinaire il réclamât une bolée de cidre, l'abbé ne buvait que de l’eau.  Marie-Jeanne, depuis toujours louée pour ses talents de cuisinière, en devenait neurasthénique. Dans son esprit, une karabessen qui ne cuisine pas pour son recteur n’était plus tout à fait une karabessen.

Et toutes ces rumeurs dont bruissait la paroisse! À Scrignac comme ailleurs, une servante et un curé seuls dans un presbytère, voilà qui nourrissait tous les fantasmes! Marie-Jeanne avait traité cela par le mépris jusqu’au jour où elle avait compris que le rejet qu’inspirait la personne du prêtre rejaillissait sur elle. Dès qu’elle tournait le dos les langues allaient leur train. On l’accusait de pratiques démoniaques où se mêlaient, dans un joyeux charivari, les croyances obscures, les craintes populaires et le besoin de nuire.

L’abbé, par chance comptait un grand nombre d’amis, vivant tous en dehors de Scrignac, qu’il recevait au presbytère. Marie-Jeanne Guillou retrouvait ces soirs-là son rang de gouvernante et s’en trouvait ragaillardie. La brave femme était loin d’être stupide. Aussi, avait-elle remarqué, que sous la lumière glauque de l’opaline verte dessinant autour de la table une planète floue, régnait une atmosphère de complot; mais elle était loin de s’imaginer que le recteur réunissait la fine fleur du mouvement breton. Comme tout le monde ici, la karabessen parlait breton, pensait breton, rêvait breton et parlait français qu’en tout dernier ressort. Bien-sûr, elle sentait la menace mais, son militantisme, si tant est qu’elle en ait eu un, n’allait pas au-delà. Pourtant, nourrie elle aussi au lait du Barsaz Breiz1, pas le livre, mais les centaines de chansons, de contes et de légendes qui auraient pu y figurer, Marie-Jeanne ressentait une immense fierté en servant, à la table du recteur de Scrignac, Taldir2 Jaffrenou, grand maître des druides de Bretagne. Son Bro Goz ma zadou3, ainsi que le contait l’abbé qui avait fait la guerre en tant que brancardier, chanté dans les tranchées par les poilus bretons, avait compté pour eux autant, pour ne pas dire plus, que l’hymne national; et il n’en tient qu’à nous, ajoutait le recteur pour qu’il devienne celui de la Bretagne. La gouvernante, rompue depuis toujours à la pratique des colporteurs, ces gazettes ambulantes qui en même temps qu’ils vous vendaient rubans et autres marchandises, charroyaient les potins de village en village colifichets, savait que la naissance du fabuleux Taldir n’avait rien de magique. Fils de notaire, il avait vu le jour à Carnoët, village bordurant la forêt de Fréau et son prénom était François. Quelle importance? Le druide se réclamait de l’ensemble des terroirs bretons et, pour que ce soit bien clair, portait— de fort belle façon il faut bien l’avouer—, une vêture de fantaisie où se mêlaient les pays léonard et glazig, pourleth et pagan et jusqu’aux fabuleuses broderies du pays bigouden. D’autres s’en seraient trouvés ridicules, pas lui.

Tel qu’il était, il imposait.

Outre Taldir et sa faconde théâtrale, on trouvait, ces soirs-là, autour de la table, des personnages aussi divers que le marquis de l’Estrourbeillon — lequel sur le point de l’extravagance ne le cédait en rien au druide—, Jean Choleau, Fransez Debauvais, Ollier Mordrel, Raymond Delaporte, Loeiz Herrieu ; d’autres, dont les noms, pour la plupart bretonnisés, se mélangeaient dans sa mémoire. Tout ce beau monde parlait d’aventures collectives, des turpitudes de l’âme juive, de la jeunesse ardente de la nouvelle Allemagne et d’un futur état breton qu’il faudrait imposer s’il le fallait par le jaillissement d’un racisme breton.  Marie-Jeanne Guillou, à défaut de tout comprendre se disait que, décidément, même en matière d’amitié, son recteur s’engageait sur de drôles de chemins.

© José Le Moigne
2012

Notes

  1. Le Barzaz Breiz, chants populaires de la Bretagne, est un recueil de chants recueillis, paroles et musique, dans la partie bretonnante de la Bretagne au XIXe siècle, traduits et annotés par le vicomte Théodore Hersat de La Villemarqué. 
     
  2. Taldir: Front d’acier.
     
  3. Bro Goz ma zadou: Vieux pays de mes pères.

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