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La montagne rouge 26

La maison du notaire

José Le Moigne

Coat-Cariou

Photo José Le Moigne-Simonis.

La Volkswagen, grise de poussière et peut-être de sang, traversa Bourbriac puis s’arrêta devant une demeure bourgeoise à vague allure de manoir, la maison du notaire.  L’officier qui en descendit, un lieutenant SS au poitrail constellé de médailles, rectifia sa tunique, ajusta sa casquette, puis frappa à la porte.

— Lieutenant Roeder, dit-il en saluant.

— Oui, c’est pourquoi?

— Réquisition, Madame, il vous reste deux heures avant de me laisser la place.

La femme du notaire avala sa salive. Fille et épouse de notable, cette belle femme de cinquante et un ans n’avait pas l’habitude de s’en laisser compter. En d’autres circonstances, elle aurait fait feu des quatre bois et on l’aurait vu défendre, sans faire appel à quiconque, sa maison bec et ongles. On aurait même pu parier que son adversaire, vaincu sans avoir combattu, aurait fait place nette. Mais aujourd’hui, après l’équipé de la veille qui avait vu de jeunes maquisards se lancer dans un raid avortée sur la garnison de Bourbriac, que pouvait-elle raisonnablement faire d’autre que de se plier à la loi du vainqueur?  Elle ne se jugeait pas moins patriote que les autres, mais à situation nouvelle, il fallait s’adapter. Or, n’en déplaise à ses futurs contempteurs, douze militaires plutôt bonasses commandés par un officier tranquille, ce n’était pas la même chose qu’une armée de soudards, deux à trois cents peut-être, que tout le monde voyait sauter de la dizaine de camions suivant de peu la Volkswagen,ce n’était pas du tout la même chanson. Elle n’était la seule à dresser ce sordide constat. Partant, elle n’était pas la moins lotie. Les boches ne faisaient pas de sentiments. On n’en était plus, comme en 1940, à céder une pièce ou deux et à cohabiter. Maintenant, il donnait son plein sens au mot réquisition. Combien de Briacins, combien de Briacines n’avaient plus qu’à quitter le bourg pour s’installer Dieu seul sait où? Eux, au moins, n’avaient qu’à traverser la rue pour se loger chez le vétérinaire, le propre frère du notaire. On a beau dire, osa-t-elle penser, il y a quelque avantage à faire partie de la gentry. Au fond, l’épouse du notaire aimait ce mot qu’elle avait lu dans un magazine.

— Et puis, soupira-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil, nous garderons un œil sur la maison.

Tout ça était d’un dérisoire, mais ça la rassurait.

Roeder,quant à lui, pensait à s’installer. Un regard lui avait suffi pour jauger du potentiel de la maison. Il lui semblait qu’elle avait été conçue pour l’usage très particulier auquel il la destinait.

— Mes bagages au second! Videz le bureau du notaire en n’y laissant que quelques chaises! Ordonna-t-il en cinglant de sa cravache de junker, la tige de ses bottes.

Il se dirigeait maintenant d’un pas de proconsul vers la fenêtre qui donnait sur la cour. Son regard s’arrêta sur une remise solitaire, isolée des regards et des oreilles de la rue, qui se trouvait, enfouie sous les branches fournies d’un cèdre magnifique, tout au fond de l’espace pavé, à cul avec le mur d’enceinte de la propriété. Au-delà, il n’y avait rien sinon une campagne désertée. Roeder ôta ses gants et se frotta les mains. Tout collait à merveille. L’étage pour ses quartiers, le bureau du notaire pour les interrogatoires, la cave comme prison et la remise pour travailler les prisonniers. La logistique était parfaite.

Il en était là de ses réflexions jubilatoires quand un jeune homme étrange se présenta à lui.

— Vissaut de Coëtlogon, s’annonça-t-il d’un ton abrupt.

Pour ceux qui s’en souviennent encore, il avait bien changé le petit Guy Vissaut de l’affaire du Gwalarn. La particule nobiliaire qu’il accrochait maintenant à son nom n’était pas de pure fantaisie. Par elle, il s’imaginait faire partie prenante de la lignée des hobereaux bretons qui, de toute éternité, s’étaient dressés contre l’État français. Il les admirait tous mais, s’il avouait une vénération particulière pour le marquis de Pontkallek, toute son affection allait à Guy Eder de la Fontenelle, seigneur fameux de l’Île Tristan, en face de Douarnenez, le ravageur toujours vêtu de rouge, du bonnet jusqu’aux bottes s’en oublier les chausses et le pourpoint. Comme son illustre maître, Vissaut se voulait très soucieux de sa mise. Certes, en 1944, il n’allait se vêtir d’écarlate, mais le noir lui convenait très bien. Voilà comment, depuis le début de l’année, avec son trois-quarts de cuir, ses bottes de hussard et ses lunettes d’écaille, il était devenu le diable noir de la montagne, celui par en qui se réincarnait la sanglante légende des loups. Après tout, cela ne faisait pas trente ans qu’on avait aperçu le dernier grand mâle du côté de Braspart.

Bien entendu, il n’était pas le seul prédateur à hanter la montagne et à présent la maison du notaire. Le Bezen Perrot, les miliciens de Daigre, avaient eux aussi rappliqué. L’odeur du sang, l’âpre parfum de la souffrance ne les laissaient jamais longtemps indifférents.

Justement, dans le hall d’entrée, visage hilare et verbe haut, Michel Chevillotte interpellait Vissaut:

— Alors, Vissaut! Paraît que tu nous trouves trop mous? Eh bien, mon gars, va falloir nous prouver que tu fais mieux que nous! Ici, ça ne marche pas au baratin. Pas question de jouer au gandin! On tombe la veste et comme les autres on patouille dans la merde! Et pas qu’un peu, crois-moi!

Il en fallait bien plus pour démonter Vissaut. Oui, il avait répondu à Debeauvais qui voulait l’embrigader dans le Bezen Perrot: Trop mou! Trop mou! Et alors? N’était-ce pas son droit de préférer la cruauté de l’aigle à la prudence du renard? Un sourire narquois flottant sur ses lèvres étroites Vissaut ôta ses lunettes, les essuya avec ostentation et tourna les talons.

Au boulot! Au boulot! Sans plus attendre il dirigea ses pas vers le bureau du notaire où débutaient les tous premiers interrogatoires.

©José Le Moigne 2013

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