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Madiana

Chemin de la mangrove 1

José Le Moigne

Photo Christine Simonis-Le Moigne.

Le Breton noir

Voilà, c'était mon frère. Pas de pataquès. Simplement, comme d'habitude: "Salut, frangin...

Man Anna agita sous notre nez son torchon de vaisselle.

— Allez ouste! Dehors! Débarrassez-moi vite le plancher.

Coco, mon petit frère me regarda derrière la mèche de cheveux frisottée qui lui dévorait le front.

Man Anna nous avait bien laissés entendre après la messe de Pâques que bientôt nous pourrions maintenant drivailler à notre aise, mais, de là à nous mettre carrément à la porte! Cela allait un peu trop vite. Nous nous étions libres, c’est vrai, mais d’une liberté très surveillée. Nul n’étant censé ignoré la loi, Man Anna n’allait pas perdre son temps à m’expliquer les termes du contrat. Coco était sous ma responsabilité. C’est tout. J’étais prié de ne pas l’oublier. Ceci compris, un monde d’aventures ouvrait ses portes devant nous. Désormais les vacances ne seraient plus cet état presque végétatif ou nous nous morfondions, claustrés avec nos frères et nos sœurs dans un océan d’ennui, de jeux répétitifs et, pour ce qui me concernait, de livres lus et relus. Sans doute aurions-nous préféré faire partie d’une bande des gosses et rejouer la guerre des boutons. Les bandes, ce n’est pas ce qui manquait dans le quartier, mais, avec Man Anna, tout ça c’était voyous et compagnie et valait mieux passer au large. La cause était donc entendue. Interdit de jouer avec le feu. Nous étions deux et nous resterions deux. À vrai dire, mon frère et moi étions à ce point complices que, malgré la différence d’âge, cela ne nous posa jamais aucun problème.

Il y avait, pas très loin de chez, nous une pente assez rude qui descendait vers une route étroite qui serpentait depuis l’enceinte du port militaire jusqu’à un bourg, aujourd’hui, intégré à la ville, mais qui constituait alors une entité distincte: Lambezellec, que nous appelions familièrement Lambé et qui, dit-on, était la matrice de Brest. Cette tranchée abrupte que nous appelions le ravin, si on s’en tient au nom des lieux dits, la brasserie et le moulin à poudre, avait dû avoir jadis une importance dont il ne restait à présent nulle trace. La guerre avait tout fracassé et il ne restait plus qu’un amas de gravats, de planches vermoulues, de tôles rouillées, de plaques de fibrociment, morceaux de carton bitumé. Tout à la fois la décharge publique de la reconstruction et notre plaine de jeux. Nous l’appelions le ravin de Kérinou du nom de cette autre bourgade autonome aujourd’hui elle aussi intégrée au Grand Brest, mais qui, avec son église de gothique tardif épargnée par les bombes, gardait l’allure pleine et entière d’un village breton.

— Ne vous écartez pas trop avait dit Man Anna.

Pour un temps, le ravin devint donc notre terrain d’expédition. Dix fois dans l’après-midi, nous le dévalions sur un panneau de bois un fragment de carton bitumé avant de le grimper, le torse à angle droit et les bras en avant à la manière de trappeurs franchissant les séracs du Grand Nord canadien. Quelquefois, un mulot dérangé, aussitôt baptisé loutre ou castor en souvenir du bonnet de Davy Crockett, filait entre nos jambes. D’autres fois, c’était une musaraigne, surprise entre deux pierres, qui nous fixait en grelottant de la pointe humide de son petit museau jusqu’au bout de sa queue. Nous passions outre. Que voulez-vous que des piégeurs aussi aguerris que nous aient à faire d’un pareil trophée? Nous préférions changer de continent en surprenant, sous le couvercle abandonné d’une vieille lessiveuse, un cobra à la langue fourchue et alerte dressant comme un ressort son corps puissant et sa petite tête à coiffe de pharaon. Trop tard pour s’enfuir. Il fallait faire face au danger mortel. Je me saisissais donc d’une branche fourchue pour immobiliser la bête venimeuse, en réalité un inoffensif orvet, tandis que Coco faisant semblant de lui briser les reins à coups de crosse redoublés.

Vu de la crête, le traveling était exceptionnel. Un pas à gauche ou à droite et c’était la rade tout entière qui étalait ses mystères devant mes yeux émerveillés. Ah, les va et viens délicieusement enveloppés d’embruns des vedettes sillonnant les eaux calmes du pont levant jusqu’au plateau des capucins où se trouvait le dépôt des équipages! Et la meute des petits remorqueurs, trapus comme des taureaux d’Espagne, qui traçaient leur sillon d’araire maritime! Et l’appel rauque des goélands troublant le sommeil repu des destroyers et des frégates alignés bord à bord à l’ombre du château! À l’entrée du goulet, là où la mer semblait bouillir sous le soleil rasant, l’Étoile et la Belle Poule, goélettes jumelles de l’École Navale, carguaient leurs voiles blanches.

Il arrivait souvent qu’en fin d’après-midi la mer s’assombrisse. Le vent venu de l’ouest commençait à tirer des bords et la pluie, porteuse d’histoire et de chansons de matelots, se glissait goutte à goutte dans nos esprits débordants d’imagination. Alors, sachant que c’était ce que Coco attendait de moi, j’ouvrais en grand mes bras pour narguer la tempête et je braillais malgré la pluie qui ruisselait sur mon visage:

— À ferler la misaine! À amener le cacatois! Écope marine d’eau douce! Nom de Dieu, si tu ne veux pas servir de repas aux poissons, qu’est-ce que tu attends? Écope! …

J’endossais à moindres frais la défroque du capitaine Flint.

Man Anna en confiance, nous élargîmes le cercle et bientôt les douves de l’ancien bagne, et les mares à tritons et à têtards, les tourbières où fuyaient de grosses salamandres, des grenouilles apeurées et des crapauds, n’eurent plus aucun secret pour nous. Jour après jour nous arpentions les mêmes chemins creux, grimpions les mêmes dévers, franchissions en nous méfiant des planches vermoulues le même pont à demi-disloqué qui faisait face à l’École des Mousses, nous abreuvions à la même fontaine déglinguée où les vairons grouillaient autour des lentisques, poussions nos pas toujours un peu plus, cherchant, dans notre errance méthodique, à approcher la dernière frontière, celle qu’on ne trouve jamais, car, on a beau franchir des bouquets de genêts, franchir des océans d’orties, il y a toujours plus loin. Si on nous avait dit alors que dans moins de vingt ans, ce monde qui pour nous n’avait pas de fin serait devenu si petit que des hommes pourraient le voir depuis la lune, sans doute aurions-nous haussé les épaules avant de commencer à rêver de monter un jour dans une fusée destination les astres. Nous nous disions que rien, jamais, ne nous arrêterai et qu’en nous deux se concentraient toutes les forces de la vie. Quelle blague!

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© José Le Moigne

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Chemin de la mangrove 1

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 Viré monté