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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Biguine

Photo Christine Simonis-Le Moigne.

Épilogue

Depuis quatre jours, Rachel parlait sans me permettre de l’interrompre, ne fût-ce qu’un instant. On aurait dit une rivière vive, parfois furieuse, quelques fois ralentie au passage des biefs, mais toujours bouillonnante de vie; mais aujourd’hui, elle avait décidé d’arrêter le flux et de passer à autre chose. Par exemple, s’afficher avec moi dans le quartier où, malgré l’infirmité qui en faisait une quasi-recluse, elle restait une figure. Alors, avec cette faculté qu’elle avait de passer du coq à l’âne sans donner l’impression de perdre le fil, en fouraillant dans sa tignasse grise, elle dit sur un ton péremptoire:

– C’est bien joli tout ça, mais, si ça ne te dérange pas, passons à mes affaires.

Puis, griffant au passage avec gourmandise la petite Maryse dont, depuis qu’elle me parlait, elle brossait un portrait à l’eau-forte, elle ajouta:

– Je le répète, cette fille est très gentille, mais elle ne me sert à rien. Je n’ai pas besoin d’une gamine un peu simplette qui, chaque fois qu’elle vient pour quelques heures, s’empresse de poser ses fesses sur une chaise pour m’assommer de ses propos débiles, mais d’une aide-ménagère. C’est vrai, quoi. Il ne se passe pas un jour sans que je n’entende à la télé que la sécu réglerait une bonne part de ses problèmes en aidant les vieilles personnes, même aussi dépendantes que moi, à demeurer chez elles. Alors, je te pose la question, qu’attend-elle pour agir vraiment.

Là-dessus, elle me demanda de téléphoner pour elle au bureau d’aide sociale pour exposer son cas. Je sais, j’aurais dû refuser, mais comment? À grand renfort de petite musique de nuit, la standardiste me balada de téléphone en téléphone jusqu’au bureau du chef de service. Sans doute, en raison de l’embarras et du confus de ma demande passais-je pour le con de service. Toujours est-il qu’il me jeta proprement en me proposant un rendez-vous pour Rachel la semaine suivante. Ma surprise a dû s’entendre à mon souffle dans le combiné, car, aussitôt, comprenant l’importance de sa bourde, il me conseilla d’écrire à la place de son allocataire et d’exposer la situation.

Rachel n’avait pas perdu une miette de la conversation, car, connaissant la diablesse, j’avais mis l’amplificateur. À ma grande surprise, elle applaudit avec vigueur et me remercia de faire cela pour elle. Des lettres administratives, j’en écris à la pelle. C’était une partie importante du boulot qui était le mien depuis de très longues années. Si je croyais pouvoir m’en tirer à si bon compte, c’était mal connaître Rachel la redoutable. J’aurais dû remarquer son regard en coin pendant qu’elle me laissait jouir, sinon de mon triomphe, du moins de mon soulagement. La voilà qui, sans se presser, enfile ses vêtements de ville et qui, après s’être bien pomponnée, me dit en me fixant droit dans les yeux:

– Espèce de grand couillon, c’est une blague!

Puis, comme si la chose allait de soi, elle poursuivit d’un ton tranquille:

– Ta voiture est en bas? Alors, dépêche-toi, on y va!

Elle prit appui sur sa canne et se dressa avec le même dynamisme que la Madiana d’autrefois. Enfin presque, car tout de suite elle vacilla. Cependant, pendant le temps où elle s’était tenue debout, on aurait pu la prendre pour une caryatide. Le buste droit, la mâchoire en avant à cause de son arthrose cervicale, elle se laissa tomber avec fracas sur la banquette qui lui servait de lit. Elle prit le temps de reprendre son souffle puis m’indiqua du bout caoutchouté de sa canne une paire de chaussures sur l’étagère du placard.

C’était une magnifique paire de mocassins anglais à la semelle souple, des trotteurs tels qu’en portent les élégantes d’aujourd’hui, complément idéal au blue-jean qui leur moule les fesses.

Rachel minauda:

— Je les ai achetés il y a quelques années, mais je n’ai pas eu l’occasion de les essayer. Je crains que mes pieds aient enflé. On va voir ça. Aide-moi à les passer.

Les pieds des vieilles personnes racontent leur histoire. Ceux de Rachel étaient petits, bien dessinés, avec quelque chose de délicat dans la cambrure qui parlait de la petite fille qui trottait de Marigot au Lorrain aux premières années d’un siècle tout près de s’achever. En même temps, leur ferme assise témoignait, bien mieux qu’un quelconque discours de psychologue l’aurait fait, de la femme de tête qu’elle avait été.

À présent, nous roulons en direction de l’hôtel de ville par un réseau de venelles étroites qui, du Castillet au Campo Santo, en passant par les Loges de mer, tissent le cœur historique de l’ancienne capitale des comtes du Roussillon et des rois de Majorque. Problème, avec Rachel qui ne marche pas, pour se garer, c’est une vraie gageure que de chercher à se garer.

J’ai fait trois tours de la place au ralenti, enfilé une à une les venelles adjacentes. Peine perdue, même les places dévolues aux handicapés se trouvaient occupées. Alors, en désespoir de cause, j’ai stoppé la voiture à l’angle du musée. L’hôtel de ville, où selon Rachel, toutes les administrations avaient leur propre antenne, était à une bonne centaine de mètres. Pour moi, ce n’était pas la mer à boire, mais pour Rachel, le pari me semblait carrément impossible; mais la diablesse ouvrit bruyamment sa portière, glissa comme elle pouvait sur le trottoir, pris appui sur ses deux cannes anglaises, puis me dit sur un ton de défi:

— C’est bon mammaye, je peux le faire, on a déjà perdu assez de temps!

Château branlant et fascinant, elle attendit que je fasse le tour de la bagnole en fusillant du regard les quidams qui avaient l’audace de la plaindre et de vouloir l’aider; mais, dès que je fus à ses côtés, elle se lança dans l’aventure avec la rage et l’élégance d’un chevalier qui charge pour la première fois.

— Viens par ici, dit-elle au bout d’une seconde. Elle me colla d’autorité ses deux cannes dans les mains, s’agrippa à mon bras et s’embarqua pour son rêve à long cours.

Il était 17 heures. Je savais qu’on n’avait pas la moindre chance de trouver un bureau ouvert, mais comme Madiana l’avait dit tout au long de sa vie: qui ne tente rien n’a rien.

Par chance, dans cette ville caniculaire, quelle que soit l’heure, la rue de l’Argenterie, bordée de maisons aux rez-de-chaussée colorés qui sont encore d’Espagne, reste toujours à l’ombre.

Un pas glissé à gauche, un pas glissé à droite, une longue pose pour que Rachel puisse reprendre son souffle, à cette allure-là, la tortue de la fable pourrait prendre le temps de nous faire causette ; mais, en réalité, peu importe le temps, car, de toute évidence, Rachel ne boude pas son plaisir. Madiana se rengorge. Madiana est si fière de s’afficher à mon côté.

Cahin-caha, nous arrivons devant l’alignement d’établissements de nuit qui occupe le mitan de la rue. Rachel me semble de moins en moins en moins vaillante; mais je sais qu’elle tiendra. Madiana ne renonce jamais.

Nous arrivons ainsi devant la lourde porte affublée d’un néon qui clignote d’un cabaret louche devant laquelle une jeune fille nettoie une chaise sur le trottoir étroit. On sait à quelle vitesse peuvent tomber les préjugés. Cependant, autant le dire tout de suite, cette gamine n’a rien d’une belle de nuit. Au contraire, elle est tout à son avantage dans le décor mauresque du quartier. C’est l’heure où le caboulot se prépare à sa messe nocturne. Des nappes de salsa s’échappent de tous les interstices. Il n’en faut pas plus pour que Rachel arrête net sa marche cahotante.

— Mi bel misik! s’exclame-t-elle en prenant la gamine en otage du plus enjôleur de ses sourires.

Seigneur, la Vierge pour reprendre son expression favorite, quelle amazone que cette Rachel! Madiana a encore frappé. Surprise et intriguée, mais déjà conquise, la petite mauresque répond à la vieille Antillaise:

— Vous savez, Madame, ici c’est un restaurant. On n’y danse pas, mais on y passe tout un tas de musiques du sud. Tenez, ce soir je vous invite, vous serez notre marraine.

Je ne pense pas qu’elle connaissait le poids que le mot de marraine a chez nous aux Antilles, mais elle avait touché juste et je ne fus pas surpris d’entendre Rachel lui répondre:

— Pourquoi pas, ça me rappellera le temps où j’allais écouter Delouche à la Boule blanche. Ne cherche pas doudou, je te parle d’un temps où tes parents n’étaient pas nés.

La gamine était aux anges.

— Dites-moi, dit-elle dans un sourire de madone intriguée, qu’est-ce qui vous amène chez nous? Franchement, vous êtes très courageuse et très belle.

— Oh, j’allais faire quelques démarches à la mairie, mais c’est bien loin. Mon neveu que voici peut très bien les faire pour moi. C’est un garçon serviable, une véritable perle, mais toi aussi, Doudou, tu es une jeune fille bien agréable. Me permets-tu de m’asseoir là en attendant qu’il revienne?

Voyez-vous, mes amis, cette fois, encore, la magie Rachélienne avait joué à plein.

La petite mauresque avança la chaise à présent propre sur le pas de la porte.

— Installez-vous là, Madame. Ainsi vous pourrez profiter de la musique sans gêner le passage.

Quant à moi, je pouvais m’en aller et prendre tout mon temps.

Évidemment, tous les bureaux étaient fermés à la mairie. Il ne restait derrière le comptoir du hall qu’une hôtesse d’accueil qui mâchonnait des informations stéréotypées aux visiteurs malchanceux. Enfin, même si elle n’avait pas franchement abouti, je m’étais acquitté du mieux que je pouvais d’une tâche presque filiale et c’est d’un cœur léger que je pouvais retourner au bout de trottoir où j’avais laissé Rachel sous la garde bienveillante de la fille mauresque.

Ah, n’aimez pas, n’aimez pas sur cette terre
Quand l’amour s’en va, il ne reste que des pleurs…

Je n’en croyais pas mes yeux. La première chose que j’ai vue devant le restaurant fermé, c’est Rachel agrippée à ses cannes qui dansait la biguine devant sa nouvelle copine; et l’autre, fasciné comme un cobra que le son de la flûte oblige à balancer la tête hors du panier du charmeur, qui roulait des hanches en cadence.

C’est à peine si elles me virent arriver.

*
* *

Voilà, demain, je pars, Rachel. Il nous reste une dernière soirée, ce restaurant où une fois encore tu vas concentrer l’attention et bluffer les dîneurs par ta vitalité et par ta joie de vivre. Après, je vais te reconduire à ton petit appartement, t’embrasser encore plus fort que d’habitude et tourner les talons. Bien sûr, je serais envahi par la culpabilité, par le sourd sentiment de trahir, de déserter, de fuir la mort qui te guette comme elle me guette. Mais c’est comme ça. Chacun fait ce qu’il peut pour retenir l’instant, mais nul n’a jamais vu la rivière remonter la ravine jusqu’à la source où elle est née, tout là-haut dans les mornes. Oh, nous allons passer encore des heures entières au téléphone. Tu vas reprendre point par point ton histoire, t’énerver lorsque je n’aurai pas compris, t’agacer de mes interruptions, et puis, un jour, sans prévenir, ce sera le silence.

Je tourne la clé dans le contact et, déjà, je m’engage sur l’autoroute. C’est la nuit. Je roule, je roule, je roule dans un tourné boulé de carnaval où les flashs des voitures d’en face et des bornes routières se bousculent dans ma tête, comme chacun de tes mots, Rachel.

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© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

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Chemin de la mangrove 4

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 Viré monté