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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Paris, 2012. Photo Francesca Palli.

La maquerelle de l’exposition coloniale

Au fond, cette Maryse, dit Rachel en abattant sur la table à la manière d’un joueur de dominos une photo la montrant dans la plénitude de ses 30 ans, un vrai cliché de cinéma semblant sortir du studio Harcourt, elle me sert de sonnette. Comme elle vient tous les matins, si j’ai eu, je ne sais pas, une crise cardiaque ou un truc comme ça, si je meurs dans la nuit, au moins suis-je assurée qu’on ne me retrouvera pas une semaine plus tard. C’est la vieillesse, la solitude et l’isolement. Je ne te souhaite pas de connaître ça un jour. C’était à Perpignan, en fin d’après-midi, dans le tranchant du contre-jour. À présent, c’est à nouveau la voix de Madiana qui retentit ferme et tonitruante dans le combiné.

Peut-être cela te semblera-t-il difficile à entendre, mais, une fois en Martinique, je ne pensais qu’à repartir. Il ne se passait rien, ni en bien ni en mal. En mai, Lindbergh avait vaincu l’Atlantique sur son petit avion et tout le monde, mon père, ma mère et ma famille en tête, ne parlait que de ça. C’était comme si la Martinique n’était pas une île à des milliers de kilomètres de sa métropole, mais un petit bout de terre hexagonale où Fort-de-France ne serait plus qu’à quelques heures de Paris. Foutaises. Toi et moi avons payé pour le savoir. L’exil, ce n’est pas une question de bateau ou d’avion. Quelle que soit la durée de la traversée, l’océan reste l’océan.

Bref, je bouillais d’impatience, j’avais une indigestion de Lindbergh et je rigolais jaune en entendant le nom Spirit of Saint-Louis prononcé à la créole. C’était aussi comique que Joséphine s’échinant à parler le français. J’avais besoin de retrouver mon Émilien. Depuis qu’il travaillait pour les marques de luxe, il se devait d’être présent dans les lieux de prestige que sont les grandes foires et les expositions et moi, galvanisée par mon expérience de Saint-Jean-Croix-de-vie, je savais que mon avenir n’était pas la couture, mais le commerce itinérant. Mes pérégrinations, mes succès comme mes échecs me menaient à cela. C’était ma vocation.

J’étais trop impatiente pour remettre à demain. Dès que j’ai pu, j’ai repris le bateau et de 1927 à 1930, avec mon Émilien, j’ai couru les grandes foires de Paris, de Bruxelles, d’Amsterdam et d’un grand nombre de capitales européennes. Le Graal, si j’ose m’exprimer ainsi, fut l’exposition coloniale de 1931.

S’il te plaît, pas de leçon. Je ne t’ai pas attendu pour mettre ma naïveté au placard. Ça fait un sacré bout de temps que j’ai compris que cette fameuse expo avait été montée pour justifier la politique coloniale de la France. Mais ma génération était si bien conditionnée par l’école et tout le reste que personne, à part quelques visionnaires et une poignée de pisse-froid qui n’ont que la critique à la critique systématique, ne saisissait l’enjeu. Quant à la morale, je n’en parle même pas. Même les Canaques arrachés à leur terre et parqués derrière des grilles comme les singes du zoo de Vincennes ne nous émouvaient pas. C’était toujours la même rengaine, «Tu comprends, chè, nous, ce n’est pas pareil. On est des vieilles colonies et Français depuis 1635!». C’est vrai, quand on parlait d’Afrique, les Antillais de ce temps-là étaient souvent de parfaits imbéciles, mais Césaire a parlé depuis.

Dont acte.

Il faut pourtant que je te le dise. La photo que je t’ai donnée a été prise la veille de l’inauguration, pas dans un grand studio comme tu le penses peut-être, mais chez un petit photographe du boulevard Rochechouart. Je pourrais te décrire la boutique sombre, son rideau, ses accessoires et son éclairage, mais je suis incapable de te dire s’il pleuvait le jour de l’inauguration. Non, je n’ai pas de fuites à la mémoire et je ne suis pas non plus retombée en enfance. Pourtant, je ne me souviens pas davantage des traits du président de la République, c’était alors Gaston Doumergue. C’était un homme qui ressemblait aux autres hommes. En revanche, je n’oublierais jamais la silhouette sèche, le visage buriné et les moustaches blanches du maréchal Lyautey. Lui, c’était un homme à la belle prestance.

La foule lui fit un triomphe d’empereur romain lorsqu’il passa, dans une nuée de cavaliers arabes et de danseuses annamites, devant la pagode bouddhiste, la mosquée africaine et le temple d’Angkor Vat reconstitués jusqu’au moindre détail. C’était son œuvre. Comment aurait-il pu savoir que ce 6 mai 1931 amorçait le déclin lent, mais inexorable, de son empire colonial? Pour nous, c’est facile. Nous connaissons la suite et la fin de l’histoire. Mais, ce jour-là, le haut-commissaire planait comme un immense gypaète le monde ce jour-là, et ce monde-là était français.

En ce qui concerne ma modeste personne, après les sérieux coups de main que je lui donnais foire après foire, et singulièrement celle de Paris en 1927, Émilien ne nourrissait plus, n’en avait-il jamais eu, le moindre doute sur mes aptitudes pour le négoce. Aussi, en attendant le gros projet qui d’une manière ou l’autre allait tomber dans notre escarcelle, il s’ingéniait, pour apprentissage disait-il, à trouver des combines pour moi. Ainsi, pour l’exposition coloniale, il s’était mis en cheville avec le pavillon de l’Algérie. Déguisée en mouquère au milieu des tapis et des plateaux de cuivre, je devais faire l’article pour ses parfums orientaux dans un sabir qui mêlait le français, le créole et quelques mots arabes que j’avais appris par cœur. Cela marchait du tonnerre de Dieu jusqu’au jour, excuse-moi du peu, où j’ai même failli être enlevée.

Ça s’est passé un samedi après-midi, à cette heure d’affluence où, à force d’être tendue, la vigilance baisse. Et puis, comment aurais-je pu deviner, moi qui n’avais jamais côtoyé ce monde, que la femme toute de noir vêtue et fardée comme une comtesse d’opérette qui s’était approchée de notre stand en feignant de s’intéresser par nos produits était en fait une racoleuse de maison close.

— Dis-moi, petite, m’a-t-elle demandé en prenant avec une élégance un peu trop affectée une pâtisserie arabe sur un plateau, de quel pays es-tu ?

— Madame, je suis de Fez, ai-je répondu ainsi qu’il était prévu que je fasse en pareille circonstance.

Cette femme était vraiment maligne. La voilà qui m’achète après m’avoir fait mille compliments sur l’équilibre des senteurs, une fiole de parfum.

— Ma chère petite, je lis la franchise et la délicatesse dans ton regard, a-t-elle poursuivi en pensant sans doute m’enjôler, mais, sais-tu à quel point Paris peut être empli de pièges pour une jeune femme comme toi? Tiens, je te laisse ma carte, viens me voir si tu t’ennuies, nous discuterons…

Ah, si tu avais vu la tête d’Émilien passant le nez au-dessus de la balustrade, car il était à l’intérieur du pavillon! Son sang n’a fait qu’un tour. Ce n’est pas à un vieux Parisien comme lui qu’on allait la conter!

— Oh, la mère! Qu’est-ce que vous faites là?

— Mais Émilien, pourquoi te fâches-tu? Cette dame est très gentille, elle m’a acheté un parfum!

Qu’est-ce qui lui prend, me suis-je demandé, lui d’habitude si prévenant?

— Fichez le camp ou vous aurez affaire à moi.

Il était prêt à mordre.

— Comment est-il possible que tu n’aies pas compris ce qu’elle voulait! Sans moi, tu étais faite. Prise au collet comme un lapin. Oui, tu as bien entendu. Exactement ce que ta mère a voulu faire avec le sieur Zambé! Décidément, il va falloir que je t’apprenne encore quelques petites choses.

Émilien était un homme très calme, maître de lui en la plupart des circonstances, mais c’était un volcan lorsqu’il se mettait en colère. C’est la terre tout entière qui tremblait sur ses bases.

À l’intérieur de l’exposition, les Antillais étaient du bon côté des grilles. Les zoos humains, c’était pour les Canaques, les Pygmées, les tribus de la brousse, les supposés anthropophages. On se pâmait devant notre rhum, on s’extasiait de notre cuisine, nos mazouks et nos biguines remuaient tous les popotins, mais, une fois passées les portes dans l’autre sens, c’était une tout autre chanson. Les rois de la fête redevenaient des nègres comme les autres. On n’arrêtait de nous invectiver, de vilipender et de nous insulter. Un jour dans le métro un type, le genre gros lard bouffi et essoufflé, m’a craché au visage quand, pour dire simplement quelque chose à son voisin de banquette comme cela se fait tous les jours et dans toutes les rames, je lui ai demandé où il descendait: «Qu’est-ce que ça peut te faire, boîte de cirage!». Seigneur, la Vierge, il aurait mieux fait de se taire. Il n’avait pas achevé sa phrase que déjà l’uppercut d’Émilien lui écrasait la face. En trois-six quatre, il l’avait éjecté du métro et il n’avait retrouvé son souffle que pour voir la rame lui filer sous le nez. Un éclat de rire gigantesque, pareil au hennissement d’un cheval hystérique, a secoué le train.

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© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

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Chemin de la mangrove 4

 

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