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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Colombie

Le paquebot Colombie de la compagnie générale transatlantique.
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Miracle à Saint-Jean-Croix-de-Vie

N’attends pas de moi de grandes envolées. Même à mon âge, ça se bouscule dans ma tête. Je me dis: si je faisais ci, si je faisais ça, mais ça s’arrête là. Ça s’est toujours arrêté là. Ce que je veux dire, c’est qu’entre l’idée et la réalisation je n’accorde pas de temps à la réflexion. Je fonce, et, si ça pète, tant pis. Le tout, c’est que je ne me suis pas trahie. J’ai une cervelle et elle fonctionne aussi bien que celle des autres, mais je ne retourne pas sur le passé. Je n’oublie pas les gens, je n’oublie pas les lieux, je sais ce que je dois et à qui je le dois, mais je fonce. Je suis fidèle et respectueuse, j’essaye de ne blesser personne, mais je fonce. Je veux mourir les yeux ouverts, mais, sur ce point-là non plus, je ne suis ni meilleure ni plus avisée que les autres. Je fonce, car je n’ai pas d’autre choix, mais moi aussi j’ai peur. Je me suis toujours efforcée d’être quelque chose et la pensée de n’être plus rien me révulse, je suis morte de frousse et cette trouille se répercute dans mes os. Voilà pourquoi j’en veux quelquefois à Maryse. Lorsqu’elle me demande entre deux coups de plumeau: «Rachel, vous avez mal?», cette petite ne pense qu’à me faire bouffer des aspirines. Elle ne se dit pas que je m’emmerde. Elle n’imagine pas un instant que je puisse crouler sous les idées noires. Les vieux, n’est-ce pas, ça n’a pas de cervelle!

En 1925 aussi je me suis emmerdée. J’avais promis à Émilien de ne plus travailler après notre mariage, mais, après le coup du cirque Amar, je ne pouvais plus le cacher. Cela se voyait comme le nez au milieu de la figure que je mourrais d’ennui. Émilien n’était pas du genre à s’entêter. Je ne sais pas s’il avait été instruit par l’expérience, mais il savait pertinemment qu’une épouse qui s’ennuie est à demi perdue. Alors sans faire d’esbroufe, sans jouer les paladins, il m’a déliée de mon serment.

Tu me connais. D’aimer et de respecter Émilien, ne m’empêchait pas de laisser traîner mes yeux et mes oreilles. Je savais donc qu’à deux pas de chez nous Madame Sleider cherchait une couturière pour son atelier qui œuvrait à façon pour la sous-traitance. Faute de pouvoir postuler, je tremblais chaque matin à l’idée que le poste ait pu être pourvu. Cela devait se lire comme le reste sur mon visage. Au point d’avoir influencé mon Émilien? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que lorsqu’il a évoqué la pénibilité de l’emploi, je lui ai rétorqué que ça ne devait pas être plus dur que de tailler des alpargates pour les Syriens. Voilà comment à 23 ans j’ai changé de métier.

J’ai commencé par couper, assembler et bâtir de beaux manteaux de laine pour les Anglais puis, de fil en aiguille, Madame Sleider m’a fait travailler pour les grands magasins de Paris: La Samaritaine, Les Nouvelles Galeries, Le Bon Marché, un autre encore situé à Strasbourg-Réaumur dont j’ai oublié le nom.

J’aurais pu me contenter de ce succès, mais j’étais inarrêtable. Comme tu le sais, avec Joséphine et les autres, une vague d’exotisme déferlait sur la France et je me suis dit: «Pourquoi pas moi?». Encore fallait-il une idée. Je l’ai trouvée en lisant les annonces du Petit Parisien qu’Émilien achetait chaque jour. Un certain Monsieur Dépré cherchait un saisonnier pour tenir sa boutique de plage à Saint-Jean-Croix-de-Vie. J’ai pensé tout de suite aux débits de la régie de mon enfance où l’on pouvait ainsi acheter deux ou trois cigarettes à la place du paquet, une chopine de rhum au lieu de la bouteille, du riz, des pois rouges, de la lessive, des bougies, du pétrole ou cent grammes de beurre enveloppés dans du papier. J’ai revu la balance Roberval, les bocaux de bonbons, les étagères où s’entassaient les morues salées, les caisses de harengs saurs, les légumes créoles et les paquets d’épices.

Voilà ce que je voulais faire. Pas sous cette forme bien sûr, mais à la mode de l’Europe et des vacances. Faire en sorte que l’ombre devienne la lumière et l’exil un printemps délivré des nuages. Bon, ce n’est pas moi qui dis cela. C’est Émilien que je cite, car mon bonhomme savait mettre des mots sur ce que je ressentais. Il n’avait pas retrouvé une situation équivalente à celle qu’il avait à Nice dans la chemiserie. Du coup, passées ses réticences originelles, il était ouvert à toutes les aventures à condition que ce soit avec moi. Aussi, quand après avoir relu trois fois l’annonce, je lui ai dit, d’une manière je le crains un peu trop péremptoire: «C’est ma chance, il faut que je m’en serve», il n’a pas cherché midi à quatorze heures. Il a souri sous sa fine moustache et son regard valait toutes les approbations, quitte à passer au second plan.

Je n’avais jamais pris de bain de mer. Pourtant, ce que je ressentais, c’était ce que j’imaginais de la caresse de la vague sur un corps jeune livré à la tendresse du ressac. C’est encore de L’Émilien. Moi, je parle d’abondance et tu le sais. Les mots ne m’ont jamais embarrassé, mais le langage des troubadours, c’était pour Émilien.

Comme plus tard sur les marchés, comme plus tard au Madiana, je me suis dit: «En avant ma jolie! Retrousse-toi les manches! Ces gens du plus petit jusqu’au plus grand, ne rêvent que de soleil et de tropiques. Fais-leur toucher tout ça du doigt!»

Alors, dès le premier été à Saint-Jean-Croix-de-Vie, j’ai fabriqué des gâteaux créoles au coco et au beurre et je les ai vendus dans la boutique tendue de toile de Madras. Ah! mon pauvre, l’imagination n’est pas la qualité première des humains. Joséphine Baker était à la mode! Alors, va pour Joséphine! Les premiers à me nommer ainsi furent les pêcheurs qui remontaient leurs barques le soir et en trois tours de cuillère à pot, je veux dire en trois fournées de gâteaux-coco, ce fut toute la plage. Quel succès! Je ne vendais pas que des gâteaux, je vendais du bonheur! Au bout de la semaine, je connaissais tous les enfants et toutes les mamans. Je te l’ai assez dit, que ce soit Mireille, Jojo, Petit-Pierre ou Annie, j’ai toujours adoré les enfants et, si le bon Dieu ne m’a pas permis d’en fabriquer un bien à moi, malgré tout mon amour pour lui, je trouve ça assez rosse.

Mon petit amoureux de ce premier été était indochinois et s’appelait Maurice. Sa mère était annamite et son papa breton. Hélas, le petit ange souffrait de la poliomyélite et c’était un horrible crève-cœur de le voir s’étioler et se tordre chaque jour un peu plus. Malgré cela il restait gai. Il connaissait par cœur tous les succès de Maurice Chevalier et il fallait le voir, campé sur ses guiboles torves, bombant le torse comme un môme des faubourgs, beugler en repoussant d’un geste gouailleur un canotier imaginaire:

Ma pommeû
C’est moâ
J’suis plus heureux qu’un roi
Je n’me fais jamais d’mousseû
En douce
J’me pousseû

C’était à rire et à pleurer.

Je ne sais pas ce qui m’a pris de dire un jour à sa maman.

C’était son droit de m’envoyer proprement sur les roses, mais elle ne l’a pas fait. N’empêche que je l’avais vexée et elle ne sait pas gênée pour me le faire comprendre.

— Madame, il faut soigner Maurice.

— Ne croyez pas que j’ai attendu qu’on me le dise, a-t-elle répliqué avec dans la voix une inflexion acide, nous avons vu des médecins à n’en plus finir et la conclusion est toujours la même. Hélas, Mademoiselle Joséphine, notre petit Maurice va perdre l’usage de ses jambes.

— Vous le savez comme moi, ai-je répondu en faisant mine de rien allusion à nos pratiques ancestrales, ce n’est pas toujours l’affaire des médecins. Aux Antilles, nous avons une méthode qui donne quelquefois de très bons résultats. On utilise tout bonnement le sable chaud. Ici c’est l’endroit idéal. Que risquez-vous à essayer?

Tu devines la suite. Je ne prétendrais pas que c’est moi qui ai guéri Maurice, mais les résultats sont là. Impossible de les passer aux pertes et profits. Tous les jours, à l’heure de la sieste, lorsque la plage était quasi déserte, Maurice venait en clopinant à la boutique. Je commençais par le stimuler par un bain de mer vivifiant, puis, avec son aide rigolarde, je creusais un grand trou dans le sable brûlant et le gamin y enterrait ses jambes. J’ai procédé ainsi pendant plusieurs étés puis j’ai perdu la trace de Maurice. Entre-temps, il y a eu la crise, la guerre et tout le tremblement, mais lui ne m’avait pas oubliée. Je m’en souviens parfaitement, c’était en 1973. Un jour, une moto noire de la même marque que celle de ton père s’est arrêtée devant le Madiana. L’homme qui la chevauchait était un gars dans la petite cinquantaine, marchant légèrement de guingois, mais son allure faisait davantage penser à un marin fourbu qu’à un type au squelette tordu. Il portait un blouson de cuir noir du style aviateur avec des poches verticales, mais j’ai bien vu, avant qu’il ne les y enfouisse dans un geste qui devait lui être coutumier, qu’il contrôlait mal le tremblement d’émotion de ses mains. Eh oui, ce bel homme, c’était mon petit Maurice qui venait m’embrasser au bout de quarante ans. Il m’a dit qu’il consacrait ses vacances à un road-movie en moto — tu vois, j’ai retenu le mot — et qu’à partir de la Bidassoa, il avait fait, dans l’espoir un peu fou de me retrouver, toutes les stations thermales et toutes les plages de la côte atlantique. Il avait chou blanc jusqu’à Pornichet où une de mes anciennes connaissances lui avait indiqué mon adresse.

— Joséphine, me dit-il en me serrant très fort, il fallait absolument que je vienne te témoigner toute ma reconnaissance. Ma guérison c’est à toi et rien qu’à toi que je la dois. Excuse-moi d’avoir tellement tardé à venir te le dire.

Mais revenons à l’avant-guerre. Petit à petit, je faisais mon trou en métropole et même si parfois j’avais un coup de mou l’hiver, honnêtement, je ne regrettais pas la Martinique. Tout doucement, je commençais à oublier les circonstances de mon départ et en particulier le chantage odieux de Zambé et le marchandage abject de ma mère lorsqu’en 1926, vers le milieu du printemps, j’ai reçu une lettre où la bougresse, vas-tu seulement le croire, me disait qu’elle désirait me revoir maintenant que j’étais mariée.

J’aurais pu balancer la missive dans les cabinets et actionner la chasse sans en parler à Emilien. Plus simplement, j’aurais pu objecter qu’Émilien venant de trouver un emploi à la hauteur de ses mérites, depuis l’automne il représentait les plus grandes marques de parfum à Paris, ce n’était pas le moment de partir puisqu’il ne pouvait pas me suivre.

Mais, il ne faut pas entrebâiller la porte quand tu es décidée à ne pas sortir. Parler à Émilien, en quelque sorte, c’était déjà le faire. À peine lui avais-je montré la lettre de ma mère, qu’il avait décidé, comme d’habitude, de faire passer mon bonheur, enfin si on peut qualifier cela de bonheur, avant le sien.

— Je t’assure, me dit-il en me regardant droit dans les yeux, mon plus cher désir serait que tu me fasses découvrir ton pays, mais ce n’est que partie remise. Ne t’inquiète pas pour moi, un été est très vite passé. Pour l’instant, il est de ton devoir d’aller vers ta famille. Quoiqu’elle ait fait, on n’a qu’une maman.

Quel homme. En matière de cœur, les plus grands philosophes ne lui arrivaient pas à la cheville!

Voilà comment, quatre ans après l’avoir quitté, un peu inquiète malgré tout, j’ai regagné la Martinique à bord du Colombie.

* * *

© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

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