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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Nice : promenade des Anglais (1949) par Kostich Photo, domaine public.

L’or blanc

Émilien n’avait rien contre Madame Aliène. Bien au contraire, il l’estimait et lui était reconnaissant. Simplement, pour un homme de son éducation, il était incompréhensible qu’une femme travaille. Dieu merci, il ne fut pas long à changer sa manière de voir, car, sinon, avec mon caractère volcanique et son tempérament de rêveur impénitent, je ne pense pas que nous serions allés très loin. En attendant, il refusait que je retourne chez ma patronne et, une fois n’est pas coutume, je lui ai obéi.

Cependant, puisque j’avais quitté mon emploi de plein gré, même si Madame Aliène disait que ce n’était pas pressé, car la place ne manquait pas chez elle, je devais m’installer. Là, encore, comme si c’était écrit, les choses se firent sans remous. Émilien me dénicha une chambre dans un petit hôtel du centre-ville et l’affaire fut fate. Ce n’était pas le Negresco, mais je trouvais rapidement mes marques dans cette pension bien comme il faut. Mais ne va pas t’imaginer des choses. Nous étions en 1924, j’étais à peine majeur et je venais de Martinique avec une éducation à la martiniquaise et on ne faisait pas plus strict. Émilien, quant à lui, n’était pas du tout du genre à profiter de la situation. Tout le temps que nous passâmes à Nice, il se contenta de me faire la cour à l’ancienne, bouquets, chocolats, et déambulations, le dimanche, sur la Promenade des Anglais, avant qu’il ne m’amène danser sous les voûtes mauresques du casino de la jetée. Nous étions dans le temps de l’avent et, en travaillant à mon trousseau que je voulais coudre moi-même, j’avais, comme du temps où je vivais à Marigot dans la maison de mon père, l’impression de préparer Noël.

Bon fils, Émilien avait écrit à sa maman pour l’informer de son prochain mariage avec une jeune Martiniquaise. Elle lui répondit par retour ce que, je suppose, la plupart des mamans répondent dans ce cas. Bien sûr qu’elle était heureuse pour lui, qu’elle ne doutait pas un instant que je sois une jeune femme accomplie et charmante, qu’il ne devait pas penser un seul instant qu’il y avait la moindre trace de racisme dans ce qu’elle se devait d’ajouter, mais pouvait-il être assuré qu’un jour, gagnée par le mal du pays, je ne le planterai pas là?

L’embarras d’Émilien était palpable, mais je m’empressais de le rassurer. Je l’aimais d’un amour si grand que jamais, au grand jamais, je ne pourrai mettre mon pays en balance avec lui. Émilien n’avait évidemment pas besoin du consentement de sa mère, mais son aval le soulageait. Les hommes sont comme ça, toujours accrochés d’une manière ou d’une autre au jupon de leur mère. Quant au souhait de Madame Burny que le mariage ne se fit pas à Nice, mais à Malakoff où elle avait son domicile, il était satisfait d’avance.

Quelques jours avant Noël, Emilien me mena rue Masséna dans une des plus belles bijouteries de Nice. Une maison centenaire qui avait vu défiler le gratin de la société depuis au moins Garibaldi. Bon, je savais bien que l’on n’entre pas dans un temple de cet acabit pour acheter une pacotille, mais je n’ai pu empêcher l’eau de me mouiller les yeux lorsqu’il m’a demandé de choisir une bague de fiançailles. C’était trop. Depuis que Man Marie-Rose n’était plus là pour m’en faire, j’avais toutes les peines du monde pour accepter les cadeaux. Peu importe les circonstances, peu importe la valeur du présent, chaque fois, j’avais l’impression de la trahir. Et puis, les cadeaux, j’ai toujours préféré donner que recevoir. J’étais heureuse, ça, je ne le remets pas en cause, mais j’avais l’air d’un macaque à qui l’on offre des pistaches devant le jeune vendeur en veston d’alpaga, pantalon gris, souliers vernis et guêtres qui tournoyait autour de ma personne. À la fin de son numéro, le voilà qui pose devant moi, après les avoir soigneusement extraites de leurs écrins à doublure de satin, une série de bagues merveilleuses qui lançaient de vrais feux d’artifice devant mon regard ébahi.

Mezzamis, loin de me rassurer, ses nouvelles virevoltes m’affolaient encore plus!

— Tenez Mademoiselle, dit-il en s’inclinant dans une esquisse de baise-main, celle-ci sera une merveille à votre doigt!

Au léger tremblement de sa voix, je comprenais que je commençais à l’excéder, mais, que veux-tu, je n’étais pas seulement timide et entêtée. Quelque chose me gênait dans la splendeur qu’il me présentait. Toi, aussi, tu es pareil. Les Antillais ont l’amour de l’or et il leur faut du lourd et du clinquant. Regarde-les déambuler en ville! Ils s’en collent aux oreilles, ils s’en collent aux phalanges, ils s’en collent au cou; un Antillais qui passe, c’est l’Eldorado sur pattes! J’en ai même vu une dans la salle d’attente du docteur qui en avait autour de la cheville. L’avantage de l’âge, c’est qu’on répond volontiers à votre curiosité. Elle n’offense plus.

— On appelle ça une chaîne d’esclave, m’a expliqué la gamine.

Ah bon! Voilà que nos aïeux portent des chaînes d’or aux pieds. Bizarre comme symbole!

Le hic, c’était que le splendide solitaire que me présentait le joaillier était monté sur un anneau d’or blanc. Il a dû me trouver d’une sottise à décorner les vaches, mais, puisque c’était son boulot, il m’expliqua, avec une patience de confesseur, les différentes sortes d’or, leur grammage, leur couleur et tutti quanti. C’était un type un peu snob, j’ai d’une compétence sans faille. Il sut trouver les arguments, car je suis sortie de sa boutique avec son beau joyau au doigt. Il ne l’a pas quitté depuis et la mort même ne me l’enlèvera pas. Lorsque mon corps brûlera, ces quelques onces d’or, ce diamant dont l’éclat n’a jamais terni, se mêleront aux cendres.

Il va de soi que ces pensées macabres ne m’accablaient pas tandis que je montais à Paris en train avec mon Émilien.

Émilien aurait préféré que nous partions par le train de nuit. Il était familier de la ligne et pensait que le voyage passait plus vite ainsi. Bien sûr qu’il avait raison, mais, en ce qui me concerne, il était hors de question que je renouvelle le traumatisme de mon trajet aveugle entre Saint-Nazaire et Lyon. Je n’eus aucune peine à le convaincre. Aussi, c’est par l’express qui quitte Nice vers 8h30 du matin que nous avons quitté Nice.

Je sais à quel point ça peut paraître hors du temps aujourd’hui, mais, ce qui m’intéressait vraiment, c’était de voir défiler les paysages de France par la vitre embuée de notre compartiment. Pour sa part, Émilien posait sur tout cela un regard de bâtisseur féodal, d’héritier et de conquérant. Ah, même si sa particule s’était égarée en chemin et la fortune familiale aussi, mon Émilien restait un gentilhomme jusqu’à la pointe des orteils et, au risque de choquer, je trouve que tu lui ressembles par beaucoup de côtés. Je n’ai pas besoin d’être présente à tes côtés pour t’entendre rebattre les oreilles de qui accepte de t’écouter avec ta créolité. Pourtant, autant que le savait mon Émilien, que sang bleu ou mémoire du sang, c’est une histoire en train de s’achever.

Qu’à cela ne tienne. Moi, de ses rêveries d’aristocrate, je ne retenais qu’une chose. Si on oubliait que, pour l’instant, Émilien n’avait jamais mis les pieds aux Antilles, "ma gadé dzafé" de l’Anse-à-l ’Âne ne s’était pas de beaucoup trompée. Je l’avais déniché mon béké.

À Malakoff, Émilien s’installa à l’hôtel et moi, comme il fallait à tout prix préserver la morale et la tradition, je logeais chez sa maman. Cela aurait pu virer à la catastrophe, mais, à croire que le bon Dieu me tenait en faveur spéciale, ce fut le contraire qui se produisit. En un clin d’œil, nous fûmes inséparables. Regarde cette photographie d’elle qu’elle m’a offerte à cette époque. Elle avait vingt ans sur le cliché. Avec tous les moirés de sa robe à faux-cul comme on en portait en 1900, elle ressemblait déjà à ce qu’elle fut toute sa vie. Une petite femme très élégante, ni laide, ni très belle, avec un air indifférent et presque absent que démentait son regard acéré. J’ai retrouvé ce genre d’allure chez bien des femmes de Bretagne. Soumises d’apparence, mais indomptables à l’intérieur. Elle fut pour moi comme une borne-frontière. Jusque-là, je n’avais été qu’une petite bonne débarquée des Antilles, assez gentille pour être aimée, assez têtue pour être respectée. Avec elle, je devins à jamais une femme de France à la peau noire, ce qui n’est pas du tout pareil. Voilà pourquoi j’ai gardé son portrait et pourquoi je ne m’en séparerai pas davantage que je me séparerais de la bague d’Émilien. Pour moi, c’est du pareil au même.

Petites ou grandes, modestes ou fastueuses, les noces ont toutes un petit air de ressemblance. Ce qui les rend chacune unique, c’est le moment où on échange les promesses. Du moins, c’était du temps, le mien, où lorsqu’on s’engageait, c’était pour toute la vie. N’empêche, si tu avais vu l’adjoint au maire parader en ajustant l’écharpe tricolore sur sa grosse bedaine — comme s’il pouvait m’impressionne, moi, qui avait régalé le Président Herriot —, c’est sûr, comme moi, tu en rirais encore.

Lui, enfin, après s’être éclairci la voix, ajusta ses lorgnons, cita les articles du code puis demanda:

— Rachel, Marie, Germaine Grand, née au Lorrain, Martinique, le 3 juin 1903, acceptez-vous de prendre Émilien, Gaston, Burny ici présent pour légitime époux?

— Oui.

— Et vous, Émilien, Gaston, Burny, né à Paris le 20 mai 1895, acceptez-vous de prendre pour épouse Rachel, Marie, Germaine Grand ici présente?

— Oui.

— En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous déclare unis par les liens du mariage.

Voilà, c’est le 21 mars 1925, premier jour du printemps, je viens d’épouser celui que j’aime et qui m’aime, première étape d’un aller simple pour la vie.

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© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

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