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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Coucher de soleil sur la Promenade des Anglais

Coucher de soleil sur la Promenade des Anglais, Georges-Louis Arlaud. Photo prise à Nice vers 1925.

La rue Assalit

Je ne regrette rien de ma jeunesse lorsque je vois le monde comme il est. Bien sûr, les années vingt, ces fameuses années folles, avec le recul, tiennent beaucoup de la légende. Certes, elles ne furent pas que danses endiablées, élégance, jazz et fièvre de vivre. Cependant, pour nous qui l’avons vécu, ce fut quand même une belle parenthèse et Léona et moi en avons bien profité. Car la chipie m’ayant rejoint à Nice. Quoi qu’on en dise, Nice n’est pas une ribaude. Il ne suffit pas d’un sou percé pour qu’elle se donne. Il faut savoir mettre les formes et l’approcher à petits pas. C’est ce que nous avons fait et comme le hasard avait fait que nous habitions toutes les deux le quartier Carabacel, à la limite de la vieille ville, près du parcours souterrain du Paillon recouvert par des jardins et des immeubles, moi, rue Assalit chez Madame Aliène et Léona rue Pastorelli chez ses nouveaux patrons, ce n’est qu’après l’avoir bien exploré que nous nous risquâmes par l’avenue de la Victoire et la place Massena jusqu’à la Promenade des Anglais qui sous le soleil vif, avec ses palmiers alignés sur le terre-plein central, me fit, toutes proportions gardées, penser à Fort-de-France et aux majestueux palmistes de la savane.

Un vrai bonheur de carte postale. Je ne nierai pas. À Lyon, pendant mes affrontements avec Victoire et Louise, le désir, parfois violent, d’un retour au pays m’avait quelques fois traversé. Ici, c’était parfaitement incongru. Il avait suffi que je pose les pieds dans cette ville de soleil pour que je me sente définitivement installée en métropole. Léona comme ta pauvre maman, si elles avaient eu la chance de vivre aussi longtemps que moi, pourraient en témoigner, je n’ai jamais vécu cela comme une trahison et encore moins comme un reniement. D’ailleurs, plus j’étais bien en France et plus je recherchais la compagnie de mes compatriotes. Plus je gagnais d’argent et plus j’étais soucieuse d’aider ceux qui pour mille raisons n’avaient pas eu ma chance. Vivre est un paradoxe et je l’avais compris bien avant nos modernes divagueuses qui nous assomment de lieux communs, de formules toutes faites, que, pour nous les descendants de ceux qui firent le grand voyage, la terre créole est partout où nous posons les pieds. Je n’ai jamais eu les mots pour l’expliquer bien comme il faut, mais je ne me tais pas. À Lyon, à Nice, à Nantes, partout où la vie a voulu que je creuse mon sillon, je suis restée une fille des Antilles.

Voilà, c’est dit, et je me sens beaucoup plus à l’aise pour te narrer ce qui va suivre.

C’était un dimanche de fin octobre, doux et tendre comme ils savent l’être sur la Côte d’Azur. Une fois de plus, nous arpentions la jetée-promenade lorsque, soudain, Léona m’a tiré par la manche pour me dire à l’oreille comme s’il s’agissait d’un secret d’État:

— Écoute, Rachel, l’autre jour, j’ai fait la connaissance d’un de nos compatriotes qui habite le quartier. Seigneur, cet homme est en grand deuil! Il vient de perdre sa femme et reste seul avec ses deux marmailles: une fillette de 12 ans et un petit moun qui n’a pas encore 4 ans. C’est bientôt la Toussaint. Monsieur Jeanne-rose, c’est son nom, va aller prier sur la tombe de sa femme. J’ai pensé que nous pourrions l’accompagner. Qu’en dis-tu? C’est d’accord! Alors, rendez-vous dimanche à 17 heures devant le cimetière de l’Ariane.

Tu vois, c’est bête comme chou. Léona n’a même pas pris la peine de m’expliquer dans quelles circonstances elle avait rencontré Monsieur Jeanne-Rose, mais, une chose est certaine, sans cette rencontre, je n’aurais jamais connu mon béké de mari.

J’ai le goût de l’exactitude. Enfin quand c’est possible. Donc, le dimanche de Toussaint, à 17 heures précise, je me plante devant la grille du cimetière et j’attends Léona. 17 h 30, personne; 18 heures, toujours personne. À deux ou trois reprises, je m’étais glissée, en pure perte d’ailleurs, à l’intérieur de la nécropole. Aucune trace de Léona. Il faut dire qu’avec la foule qui s’étirait entre les monuments ensevelis sous des montagnes de chrysanthèmes, je n’avais aucune chance de l’apercevoir. Curieusement, à part le fait de trouver ça joli, je n’éprouvais aucun émoi. La Toussaint, ce n’est pas comme ça chez nous. La mort n’y est pas plus douce ou plus joyeuse qu’ailleurs, mais on n’honore pas nos défunts avec des fleurs sans parfum. On allume des bougies sur les tombes. On illumine les cimetières.

Mais je crains cependant que les choses soient en train de changer. Comment voudrais-tu que l’on envoie des bougies allumées par avion ? Les familles sont écartelées de part et d’autre de l’océan. Laisse faire le temps et tu verras ! Plus efficace que nos instituteurs de jadis avec leur Mère-Patrie, Interflora passe et repasse la gomme à effacer.

Évidemment, en 1924, j’étais bien loin d’une telle réflexion. C’était à peine si je pensais devoir mourir un jour. Alors, être brûlée après ma mort ainsi que je le souhaite aujourd’hui, c’était inconcevable. Pour autant, je n’ai jamais aimé les cimetières de métropole. Même au jour de la Toussaint, ils sont glacials et tristes; et beaucoup trop définitifs. C’est ce que j’ai ressenti devant les grilles de la nécropole de l’Ariane, et je n’ai pas changé.

Mais là, je ne pouvais plus attendre. Je n’ai jamais su si Madame Aliène se sentait responsable de moi ou si plus simplement elle veillait à sa tranquillité, toujours est-il qu’elle exigeait, lorsque je sortais, que je sois rentrée pour 19 heures. Pas question de déroger. C’était ma place que je mettais en jeu. Il me restait une demi-heure. À condition de ne pas musarder en chemin, c’était bien suffisant. Aussi, pour me donner de la marge, après avoir traversé le cours Paillon, au lieu de longer comme d’habitude l’avenue de la Victoire, j’ai coupé par l’hôpital Saint-Roch. Soudain, j’ai pris conscience qu’on marchait derrière moi. Pas besoin de me retourner. À sa façon de traîner les talons, j’ai su que c’était un homme et sa manière de régler sa démarche sur la mienne ne laissait pas de doute, le bougre me suivait. Pas de panique. Le ciel était encore très clair et dans ce quartier de bureaux, de librairies et d’antiquaires, les passants, très nombreux à cette heure, me fournissaient la plus efficace des protections. Alors, poussée par la curiosité, j’ai ralenti si bien mon pas qu’en six-quatre deux, l’homme était à ma hauteur.

— Bonsoir, Mademoiselle, dit-il d’un ton courtois, n’est-ce pas, vous êtes Martiniquaise?

— Oui, et après?

Seigneur, quelle malicieuse je pouvais être! Le front buté sous mon petit chapeau à cloche, je me suis délibérément déportée vers le bord du trottoir si bien que l’élégant, car il l’était assurément, engoncé dans son pardessus beige, le col relevé à la mode de Paris, s’il voulait rester à ma hauteur, devait marcher dans le caniveau. Encore heureux qu’il n’ait pas plu depuis des lustres.

— Ah, me suis-je dit, s’il croit avoir fait le plus dur en me parlant de mon pays, il va être servi. Et, à nouveau, j’ai répété:

— Et après?

Il y avait là de quoi désarçonner un bataillon de muscadins, mais pas mon Émilien. Car tu l’auras compris, il s’agissait de lui.

Nous arrivâmes ainsi, lui guettant une réponse, moi obstinée à ne pas la fournir et malgré tout consciente que mon «Et après» était comme une porte entrouverte, au carrefour des rues Assalit et Lépante. C’est-à-dire presque chez-moi. Voilà, avec mes manigances, inconsciemment peut-être, je lui avais indiqué mon adresse.

Deux jours auparavant alors que je lui présentais les journaux, Madame Aliène qui lisait chaque jour la presse nationale et régionale m’avait dit:

— Ma petite Rachel, je dois faire un voyage à Paris la semaine prochaine. Vous serez seule à la maison, mais comme j’ai en vous une confiance absolue, je vais vous montrer quelque chose.

Elle me fit déplacer deux paravents chinois à l’angle de la pièce, souleva le tapis pour découvrir une trappe ménagée entre deux lattes du plancher. C’était plein d’or ! Mais, alors, plein, plein, plein ! Un amas de bijoux : des colliers, des bracelets, des broches, des bagues et des chaînes. Madame n’avait pas besoin de me recommander de ne laisser entrer personne. J’étais comme statufiée. Paralyser par la responsabilité qui m’échoyait.

Alors, cet importun qui cherche à me parler ! Cet enjôleur qui me dit la moustache en avant:

— Je tellement content de rencontrer une Martiniquaise! Ah, si vous saviez à quel point j’aime votre pays ! Tenez, connaissez-vous la rue François Arago à Fort-de-France?

J’ai souri, mais je n’ai pas répondu.

— Et la pâtisserie des Tournelles, vous connaissez?

Si je connaissais la pâtisserie des Tournelles! Elle se trouve exactement à l’angle des rues François Arago et Garnier-Pagès où j’habitais du temps où je vivais chez les Césaire.

Pas de doute. Le bougre connaissait la Martinique tout aussi bien que moi. À moins que ce ne soit une leçon bien apprise, un film qu’il me jouait. Pourtant, ce n’était pas le jour. Pendant qu’il me faisait l’article, je n’avais qu’un souci en tête: être de retour avant 19 heures bien sûr, mais, surtout, ne pas lui indiquer l’adresse.

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© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

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