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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Basse-Terre (Guadeloupe), parade du Mardi gras du 12 février 2013.
Photo: Francesca Palli

L’agence de placement

Ce que je ne pouvais pas savoir en signant mon contrat à Fort-de-France, c’est que, de 1923 à 1924, je travaillerais dans trois belles demeures en métropole. D’abord, chez Monsieur et Madame Bouvaix, ensuite chez la famille Esterberger. Enfin, à Brignoud, dans le Grésivaudan, où Madame Martin, ma nouvelle patronne, vivait dans un joli manoir. Tout ça parce que dans ma rage de partir, je ne m’étais pas donné la peine de lire le document que Madame Reynauld me présentait d’un sourire engageant. Si je m’étais moins empressée de parapher ce foutu protocole, j’aurais bien vu que je ne m’entrais pas au service de Madame Reynauld, mais que je m’engageais auprès d’une agence de placement dont elle était la simple mandataire chargée du recrutement de petites bonnes martiniquaises. Or, ce contrat que j’avais à peine survolé spécifiait que je m’enrôlais pour trois années, sans retour possible avant terme au pays. Quant au salaire, c’est à peine s’il était spécifié. Sans doute, l’ayant lu, je serais tout de même partie, mais c’eût été en toute connaissance de cause, ce qui changeait tout.

Car imagine que cela se soit mal passé? J’en ai connu tellement de nos compatriotes parties pour LA France, avec tellement d’espoir au cœur qu’elles en auraient fait déborder le canal Levassor qui, au bout de quelques mois, avaient sombré dans la détresse, la misère, et même le bout du bout. Inutile de te faire un dessin.

Je n’ai vraiment su dans quel guêpier je m’étais fourrée que le jour où, je me demande encore pourquoi, j’ai fait lire ce fameux contrat à Mademoiselle Hire, une jeune femme d’allure un peu hurluberlue, qui venait deux après-midis par semaine enseigner le français aux petits. Je ne dirais pas que nous étions amies, mais je ne sais quelle solidarité affective nous avait rapprochées. Je n’en revenais pas de m’être fait avoir à ce point. Ce que j’avais parafé, c’était purement et simplement un contrat d’engagé tel qu’en signaient les nègres-congo et les koulis-zindiens venus remplacer les esclaves aux Antilles. Des serfs taillables et corvéables à merci comme Émilien me l’a expliqué bien des années plus tard. Pas question que cela m’arrive. Je n’avais pas fait tout ça pour devoir, au bout du compte, brader ma liberté. Je me suis dit: «Ma fille, ton destin t’appartient. Tu dois toujours avoir un coup d’avance. Puisque l’agence de placement est ton seul vrai patron, si tu sens que ça tourne au vinaigre ne te laisse pas chasser, pars.»

Les patrons ne comprenaient pas toujours. Lorsque je leur annonçais: «Madame, j’ai l’intention de m’en aller», la réponse invariablement était la même: «Comment Rachel, vous voulez nous quitter? Mais vous n’avez pas le droit!». Mais justement, j’avais le droit. Si je devais une explication à quelqu’un, c’était uniquement à l’agence de placement. Ça, je l’avais bien compris.

Pour autant, je n’étais pas plus mal embouchée qu’une autre. D’ailleurs, je me suis toujours bien entendue avec les maîtres. Mais avec les domestiques, c’était une autre paire de manches. Ainsi, sans Victoire, la cuisinière, qui, dès le premier soir, m’avait accablé de sa haine, je crois que j’aurais pu rester chez les Bouvaix jusqu’à la nuit des temps et je ne serais pas là à te conter ma vie au téléphone.

Elle n’avait pas de beaucoup dépassé la trentaine, mais outre qu’elle était grasse, lourde et flasque comme le cuir râpé d’une vieille gibecière, sa peau brillait comme le papier huilé des charcutiers, et elle sentait le rance. Ronde et zélée devant les maîtres, la sournoise se changeait en ogresse ancillaire décidée à garder sous le joug toute la domesticité dès qu’ils avaient le dos tourné. Le seul à ne pas craindre la virago était Bertrand, le chauffeur de Monsieur, qui logeait au-dessus du garage. Le reste du personnel avait leurs chambres sous les toits, alignées de part et d’autre d’un couloir au bout duquel se trouvait une fontaine dispensant l’eau avec parcimonie. C’était comme ça chez tous les bourgeois de Lyon et personne n’aurait songé à se plaindre et j'aurais accepté cette promiscuité si Victoire ne s’était ingéniée à la rendre aussi odieuse qu’exécrable.

Je me souviens d’un soir où, bien qu’elle soit glacée, je tirais l’eau à la fontaine pour me laver les pieds. Je commençais à peine lorsque la porte de Victoire s’ouvrit avec fracas. La bougresse, son bonnet de dentelle enfoncé de travers, ses lunettes de myope lui glissant sous le nez, son front luisant encore plus gras que d’habitude, se planta devant moi.

— Ah, la négresse! Ah, la sale femme! Ah, la sauvage!

Qu’avais-je fait pour mériter un tel déferlement de haine? Rien. Mademoiselle trouvait tout simplement que je faisais couler trop d’eau. D’ailleurs, en plus d’une négresse, j’étais une malpolie. J’aurais dû le savoir, on ne tirait pas d’eau quand d’aucuns, elle en particulier, cherchait à se reposer. Et puis, je devais faire exprès de mal fermer le robinet. Ce toc-toc dans la vasque qui n’arrêtait jamais, c’était insupportable. Un vrai supplice chinois!

Et moi? Ce n’était pas un supplice, tu crois que d’entendre les pékins s’extasier à tout bout de champ devant la pureté de mon français? Devais-je, pour qu’ils me fichent la paix, leur parler petit-nègre en roulant des mirettes comme sur les Sénégalais des boîtes de chocolat? Si encore j’avais pu décompresser à la maison! C’était bien loin d’être le cas. Il me fallait constamment affronter les harpies de l’office chauffées à blanc par la grosse Victoire. Elles, qui en guise de parle, ne savaient que jargonner un méchant baragouin de filles de ferme à peine dégrossies, affectaient, en échangeant des clins d’œil entendus, de ne s’adresser à moi qu’en Banania! D’accord, à côté de leurs barrissements rauques, mon bel accent créole était autrement mélodieux et enjôleur, mais tout de même, était-ce suffisant pour affirmer dans un grinçant chorus dominé par Victoire, pour affirmer que j’en usais pour envoûter les maîtres? Franchement, si j’avais eu le cœur à rire, je m’en serais taillé des tranches et des tranches.

Pourtant je vais te dire, le pire pour moi c’était au moment des leçons. Je n’avais plus les enfants sous ma garde pendant deux heures et plus, mais je n’étais pas libre de vaquer pour autant. Tout pouvait arriver, un malaise, un quelconque incident, une maladie soudaine, il me fallait demeurer disponible et à portée de voix. Voilà pourquoi, à part l’office où se trouvait déjà l’aréopage des commères, je n’avais nul endroit pour me réfugier. Tu vois, c’était loin d’être la pause. À peine avais-je passé le seuil que le nid de vipères se mettait à grouiller et les langues à siffler. J’aurais pu n’est-ce pas leur voler dans les plumes, c’est ce qu’aurait fait la Rachel que tu connais, mais j’étais tellement novice en ce temps-là! Alors, je me rencognais du mieux que je pouvais et je m’efforçais de boucher mes oreilles. Mademoiselle ne quittait jamais la maison sans me dire au revoir. Elle était bien la seule. Sans doute aurait-elle voulu échanger quelques mots avec moi, mais c’était impossible. La grosse Victoire lui faisait bien comprendre, en lui offrant avec force simagrées un verre de limonade, qu’elle était la patronne à l’office. Alors, pour ne pas les entendre le chœur des sournoises ricaner dans mon dos, il ne me restait qu’à filer rejoindre les petits.

Pourtant, ça me pendait au nez. Que je décampe un poil trop tard et j’étais bonne comme la romaine. C’est ainsi qu’un certain soir, parce que j’avais traîné sans même m’en rendre compte une fraction de seconde, j’ai entendu Victoire, cette souillon qui se prétendait cuisinière, glapir en direction de ses complices:

— Bondiou de bondiou de bondiou! Dans cette maison, on ne jure plus que par cette négresse! Je vais mettre de ce pas le marché dans les mains de Madame. Soit elle saque la moricaude, soit c’est moi qui me tire!

Je le savais pertinemment, ce n’était que du vent. Ce n’était pas demain que la grosse Victoire rendrait son tablier. Mais à présent, je connaissais le fond de sa pensée. La chasse était ouverte et j’étais le gibier.

À bon entendeur, salut.

Comme dans un film de Fantômas.

À quelque temps de là, Madame me prit à part.

– Ma petite Rachel, dit-elle de sa voix la plus douce, je sais bien que vous êtes de congé dimanche, mais, comme je reçois toute ma famille, je me demande si vous me feriez l’amitié d’aider le personnel?

Que signifiais pour être de congé? Rien sinon passer la journée dans la solitude à essayer de me planquer. Je n’ai pas eu à hésiter.

– Madame peut compter sur moi, ai-je répondu comme j’avais appris à le faire.

– Voyons, Rachel, pas de cérémonie! Vous me tirez une épine du pied et je vous en remercie. Puisque nous sommes d’accord, dimanche, juste après la grand-messe, vous direz à Victoire de vous remettre l’argenterie pour la faire briller.

Avais-je bien entendu, Rachel, ma Rachel indomptable acceptant de briquer les couverts? Même juste débarqué en métropole, même tyrannisée par les mégères de l’office, tout bonnement, ce n’était pas possible. Rachel du sentir mon malaise à l’autre bout du fil, car elle reprit avec ce petit rire plein de gouaille que je lui connaissais si bien:

– Ah, tu penses que j’ai accepté de faire la boniche! Apprends-donc, mon bonhomme, que dans la vieille Martinique signifie vérifier que l’argenterie soit bien disposée sur la nappe. À la Française, comme disait Madame. Tu comprends, c’était comme si j’avais été le majordome — Rachel se foutait bien de la féminisation des mots, de la couillonnade selon-t-elle —, ce qui je le savais déjà, n’allait pas arranger mes affaires avec Victoire, mais, je pense que l’as deviné, lui faire la nique, aussi nigaude que je fus, c’est un plaisir que je ne pouvais refuser.

Juge donc de ma surprise devant l’air amène et protecteur avec lequel Victoire m’accueillit le dimanche matin. Ce n’était plus le bull dogue renfrogné et toujours prêt à mordre que j’avais devant moi, mais une petite bonne femme et diserte et souriante qui faisait mine d’admirer la manière élégante avec laquelle je disposais les beaux verres de cristal, les couverts en argent, les serviettes en dentelles et même les délicats petits bouquets que j’avais composés et qu’elle posait sur mes indications. Étions-nous devenues amies? Je ne pouvais y croire et j’avais bien raison. Au moment où je m’apprêtais à poser juste au-dessous de la batterie des verres la dernière petite cuillère, celle qui sert à touiller le café, la sournoise s’approcha de moi à me frôler et susurra avec au coin des lèvres un sourire hypocrite:

– Ma petite Rachel, ce que vous faites là, ce n’est pas bien du tout!

– Mais enfin, Victoire, je ne fais qu’exécuter les ordres de Madame…

– Ce n’est pas de cela que je parle…

– Mais, alors, de quoi me parlez-vous?

– Pourquoi êtes-vous venue en France? Pour manger le pain des Français! Vous ne comprenez pas? Eh bien, je vais vous mettre les points sur les i. Savez-vous qu’à votre arrivée Madame avait une employée de plus et qu’elle l’a renvoyé à cause de vous? Vous êtes toujours à faire le travail des autres. Demandez à Benoîte si ce n’est pas vrai!

Comme par miracle, la lingère venait de faire son entrée.

Cela faisait 25 ans que Benoîte, venue directement de son Morvan natal, était chez les Bouvaix. Victoire était arrivée 7 ou 8 ans plus tard et pour Benoîte ce fut le début de l’enfer. Il faut dire qu’avec sa coiffe tuyautée, son accent rocailleux et la gaucherie qui ne l’avait jamais, elle était si vulnérable. Cela passait avec les autres domestiques à peine moins rustiques qu’elles, mais avec Victoire, c’était inéluctable. Naturellement, cette femme fruste n’avait jamais vu de négresse de sa vie, aussi, ne pût-elle refréner un mouvement de recul en me voyant débarquer dans leur rustre univers, mais, jamais, au grand jamais, elle ne se montra hostile. Tout au contraire, sans parler d’amitié, nous nouâmes toutes les deux quelque chose qui ressemblait à de la complicité. Pourtant, connaissant la malignité de Victoire, je ne fus pas surprise de les voir toutes les deux se liguer contre moi.
C’était encore l’époque où les hommes comme il faut portaient des cols amovibles et comme ces messieurs, peut-être parce qu’ils ne changeaient pas tous les jours de chemise, étaient intransigeants sur la blancheur de leurs faux cols, c’était toute une affaire de les entretenir. En principe, blanchir et repasser les cols de Monsieur faisaient partie des tâches de Benoîte, mais, il lui était de plus en plus difficile d’être à la hauteur des exigences de Monsieur, tacitement, sans aucune malice de sa part ni de la mienne, je le faisais à sa place. Ce n’était rien de plus qu’un échange de bons procédés, un prêté pour un rendu en quelque sorte. Or, sortie comme d’un chapeau par l’horrible Victoire, voilà que je l’entends bégayer:

– Oui, c’est com.… comme les cols de Monsieur. Avant, c’est tou… toujours moi qui les faisais. Si elle con… con… continue à faire mon ouvrage, c’est sûr, Madame va me renvoyer.

Quelle histoire pour deux ou trois faux-cols qu’avec un peu d’eau de javel et beaucoup de soleil comme j’avais toujours vu faire ma mère, j’entretenais à la perfection.

C’était dix jours à peine après que j’eus, avec l’aide de Mademoiselle Hire, déchiffré mon contrat. Sûr, ça allait être un sacré crève-cœur que de laisser les petits derrières moi, mais, quel autre choix avais-je? Trois ans à supporter les brimades, trois ans à faire bonne figure, même si Monsieur et Madame me disaient que j’étais de la famille, le dos rond, ce n’était pas pour moi. Je n’avais pas quitté la Martinique pour tendre l’autre joue. Je ne l’ai jamais fait par plaisir ou par malignité, mais ma survie avant tout. Voilà au moins une chose que j’aurais apprise de ma mère, s’il faut trancher dans le vif, eh bien je tranche et je taille ma route. Tu devrais essayer.

J’ignore pourquoi elle disait ça. C’était le genre de vacheries que Rachel adorait.

© José Le Moigne

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Basse-Terre (Guadeloupe), parade du Mardi gras du 12 février 2013.
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