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Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Curé d'Ars

Jean-Marie Vianney (1786 – 1859), curé d'Ars-sur-Formans (France).
Photo: Herwig Reidlinger, GNU Free Documentation License.

Jeanne d’Arc, le curé d’Ars et toute la sainte trinité

Le monde commence sur le pas de la porte et mes enfants doivent apprendre à le connaître. C’était le credo de Monsieur, et comme il n’était pas homme à se contenter de formules creuses, tous les samedis, à moins qu’il ne voyage pour son propre compte, il se mettait au volant de la Buick et nous partions en quête des racines chrétiennes de la France. Je ne sais pas où il avait pêché ça, mais c’est ce qu’il disait. Moi, ma fonction était de suivre le mouvement. Je le faisais avec plaisir, car moi aussi, j’avais beaucoup à découvrir.

— Vous comprenez, Rachel, précisa-t-il à chaque fois, ce n’est pas une question de religion, mais de spiritualité. Chaque siècle, dépose son obole et l’ensemble constitue un trésor dont nous sommes tous redevables. C’est ça qui forge l’âme d’un peuple.

Au bout de toutes ces années, je me demande encore ce que les petits pouvaient bien retenir de sa démonstration. Moi-même, j’avais du mal à suivre, mais Monsieur parlait bien. Il mettait comme on dit les petits plats dans les grands usant, pour me convaincre, d’arguments que je trouve bien spécieux aujourd’hui, mais qui alors me séduisaient.

— Rachel, disait-il par exemple en m’observant dans son rétroviseur, pouvez-vous dire aux enfants comment se nomme la cathédrale de Fort-de-France.

— La cathédrale Saint-Louis, Monsieur.

— Ainsi, vous voyez, que l’on soit catholique, protestant, juif, adorateur du soleil ou de la lune, personne ne le conteste. Saint-Louis est le saint patron et le protecteur de la France. Vous comprenez cela?

— Oui, Monsieur.

— Et vous, les enfants?

— Oui, Papa.

Voilà comment je me suis retrouvée à Domrémy devant la maison natale de Jeanne d’Arc. À peine eus-je le temps de m’émouvoir devant sa modestie que déjà Monsieur se lançait dans une fervente narration de la petite bergère récemment canonisée qui avait bouté les Anglais hors de France. Bouté, j’ai toujours aimé ce mot, même lorsque j’ignorais ce qu’il voulait dire. De là à me comparer à la Pucelle, il y a un pas que je ne franchirais pas. Toutefois, sur ce point-là, Monsieur avait raison. Saint Louis, Sainte Jeanne d’Arc, Sainte Clothilde, qui mena au baptême Clovis son époux, c’étaient comme des images pieuses glissées dans nos livres d’Histoire. Au fond, c’est bien comme ça, personne ne pense trahir en prononçant ces noms, notre sacro-sainte république.

Ce même mois de mai, la Buick conduite par Monsieur nous a menés à la basilique d’Ars où le corps embaumé du saint curé est exposé dans une châsse-reliquaire abondamment sculptée. Devant le visage recomposé à la cire du saint homme, tellement reconnaissable et émouvant, j’ai pensé à ma tante Rémisa. Je te jure, ce n’était pas ce truc évanescent qui fait que l’espace d’un battement de paupière, on se souvient vaguement de quelque chose ou de quelqu’un. Non ; c’était comme si elle était réellement présente, avec sa fougue, sa gentillesse, et l’amour qu’elle avait eu pour moi et qu’elle avait je le sais conservé. Ne va pas croire que Tante Rémisa était ce qu’on appelle une grenouille de bénitier. Bien sûr que non. Mais, comme je te l’ai déjà dit, c’était une Antillaise de son temps; comme ta maman en quelque sorte. Tu n’as pas oublié n’est-ce pas sa flopée de médiales soi-disant protectrices. Notre-Dame de la miséricorde par ci, le sacré cœur de Jésus par-là, et la Médaille miraculeuse, et Saint-Antoine de Padoue, la dédicace de Paul VI en évidence dans son livre de messe, et que je voue mes enfants à la Sainte-Trinité, sans compter les neuvaines en veux-tu, en voilà! Ne pense pas que je me moque. D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous comme ça, semblables à nos ancêtres passés avec armes et bagages de leurs dieux africains au Dieu unique de leurs maîtres. Question de survie, je suppose. Moi, je n’ai jamais su vraiment où j’en étais. Je ne fanfaronne pas. Je n’ai plus de temps pour cela., mais, à l’instant de tirer le rideau sur ma vie, cela ne me tourmente pas. Encore une fois, Vini sa ka rivé.

Advienne que pourra, c’est ma philosophie et j’en ai eu vite besoin. Au milieu de l’été, Madame voulut aller à Mâcon où sa maman possédait un château au milieu des vignobles. Ce n’était pas bien loin, Mâcon. Un peu plus de 70 km, je crois. Mais en 1923, même avec une berline puissante et confortable, il fallait bien une heure pour s’y rendre. C’était bien plus qu’il ne fallait à la rêveuse indécrottable que j’étais pour plonger dans une mer de songes. Ainsi, nous n’avions pas dépassé la proche banlieue de Lyon que, déjà, bercée par les ronrons soutenus du moteur, je me croyais à bord d’une voiture tirée par une paire d’alezans semblables à ceux que Papa me montrait quand nous passions devant l’habitation Morne Capot. Ce n’était certes pas l’éblouissant carrosse de Cendrillon. Même dans mes rêveries, les contes de fées et leur magie de pacotille, je les gardais pour les enfants. C’était une robuste patache avec bien entendu en lieu et place du cocher, mon gandin de Syrien et son sourire de merlan frit. Cette fois encore, nous filions sur une route dont la rectitude m’angoissait, bordée par des arbres à l’écorce fissurée en écailles, qui découpait au sabre des plaines plantées de hautes fleurs d’un jaune inconnu aux Antilles. À peine avions-nous quitté la paisible commune D’Anse pour aborder la route nationale qui suit le cours de la Saône, qu’un chaos, un nid de poule, ou je ne sais quel trou dans la chaussée, m’a arraché à mes chimères de songe-creux. Or voilà que s’ouvrait devant moi une route s’enfonçant sans le moindre virage dans une enfilade de platanes et de champs de colza. Je n’ai pu retenir un cri. Mon rêve était devenu la réalité.

Surpris, Monsieur a rangé la voiture sur le bord de la route.

— Qu’y a-t-il, Rachel?

— Rien, Monsieur.

J’étais confuse, mais je n’avais pas honte. Simplement, je me voyais mal déclarer à mon patron:

— Monsieur, dans mon pays, tout ce qui est devant moi, je l’ai rêvé des dizaines de fois.

C’était trop difficile à expliquer.

© José Le Moigne

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 Viré monté