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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Vue des Alpes, du lac de Genève prise de la Faucille route de Paris. Source: Bibliothèque nationale suisse

Le col de la Faucille

C’était avant Spoutnik ou Apollo je ne sais plus combien. La Martinique restait à trois semaines de bateau. Pourtant, il me semblait que la distance avait été abolie et que le temps s’était accéléré. Le temps de cligner les paupières, j’étais passée de Saint-Nazaire où j’avais débarqué au col de la Faucille d’où je contemplais le lac d’Annecy en compagnie de mes nouveaux patrons. Je n’avais pas une seconde à perdre. Je devais sur le champ écrire à ma tante Rémisa. Tante Rémisa, je le savais très bien, n’était pas de ces femmes qui passent leur vie à cancaner à la rivière ou sur la place du marché, mais elle était Martiniquaise et avec ça je tenais ma revanche. C’était couru d’avance, deux jours après l’arrivée de ma lettre, tout Le Lorrain, et Maman en première, connaîtrait les détails de mes tribulations. Je te l’accorde volontiers, le procédé était un peu mesquin, mais y penser, c’était comme poser un couvercle sur le chaudron où bouillait ma colère. En attendant, une chose était certaine. Moi qui m’étais juré dès que j’avais su que j’allais à Lyon de ne pas m’y laisser enterrer, avec Monsieur et Madame Bouvaix, j’allais être servie.

Mais le froid, le vent glacé soufflant sur cette gare! Une vraie approche de l’enfer pour nous autres des îles. À côté de ce souffle glacial, la froidure qui m’avait soutiré des soupirs d’effroi à Saint-Nazaire, c’était du tiôlôlô Ah, je te le dis tout net, sans l’épais manteau de laine que Madame Bouvaix avait la prudence d’apporter à mon intention et qu’elle m’avait forcé à enfiler, j’allais être changée sur place en un monumental sorbet-coco.

De prime abord, Monsieur Bouvaix me sembla être un homme aussi vif qu’impatient. Il ne m’a pas laissé le temps de faire à Madame Baloufi les adieux longs et empressés qu’elle avait mille fois mérités. Le temps, pour elle, de me serrer très fort contre elle et de me dire d’une voix inquiète: «S’il vous plaît, Rachel, prenez bien soin de vous», le temps pour son épouse de me présenter leur petit Pierre, dix ans, et la petite Annie, douze ans, dont j’allais être, comment dire, la gouvernante, que déjà il tonnait:

— Vite, vite, tout le monde en voiture!

Tu me connais. Me fier à mon instinct ne m’a jamais posé de problème et l’un dans l’autre, je n’ai qu’à m’en féliciter. Pour autant, juger les gens sur une première impression ne fut jamais ma tasse de thé. Chaque fois que c’est possible, je m’accorde du temps. Il en fut ainsi avec Monsieur Bouvaix. À ce moment précis, j’avais pourtant le monde sur mes épaules et ma petite personne était tendue comme la corde d’un arc. J’imaginais que les gens de Saint-Pierre avaient été comme ça la fraction de seconde avant que pète le volcan. Pourtant, malgré mon inquiétude, l’immense peur qui me nouait le ventre, je pris sur moi d’observer mon patron au volant de sa longue Buick noire. Il magnait les vitesses avec souplesse et distinction et je trouvais dans sa manière désinvolte de regarder la route quelque chose qui me faisait penser au Syrien de mon rêve. Mais la comparaison s’arrêtait là. Monsieur Bouvaix, j’allais très vite le comprendre, n’était en rien le personnage évanescent, vaguement inquiétant, de mes fantasmes de gamine créole. En réalité, une fois passé l’instant où l’on se jauge, mon jeune patron se révéla quelqu’un de généreux et de courtois, un peu dandy je te l’accorde, mais d’une bonté indéfectible à mon égard. Allez, au risque de te paraître un peu fleur bleue, je te l’affirme: dès l’instant où après avoir engagé la Buick dans une enfilade de boulevards chacun aussi triste que l’autre, il m’annonça d’une voix qui me parut aussi gentille qu’affectueuses: «Rachel, vous avez tout votre temps pour prendre vos repères, mais je veux dès à présent vous présenter la ville qui je l’espère, va devenir la vôtre», j’ai su, coincée sur la banquette arrière entre les deux enfants, dont le babil me faisait déjà oublier le froid, que cette famille allait me convenir.

Pourtant, la gigantesque métropole fut longue à me séduire. Jamais je n’aurais pu imaginer pareil Léviathan. Bon, comme toutes les marmailles de l’AOF, de l’AEF, de la Polynésie, de l’Algérie, de la Tunisie, du Maroc, de l’Indochine, des Antilles françaises et de je sais où encore, j’avais appris que Lyon, capitale des Gaule, après Paris et avant Marseille, le fameux PLM, était la seconde ville de France. Franchement, vu du collège du Lorrain, c’était pareil à «nos ancêtres les Gaulois». De la pure abstraction. Alors, je le dis franchement, je n’en menais pas large devant cet océan de gris et de ciment, ce monstre aux épaules d’acier, qu’il me fallait désormais affronter.

— Rachel, je vous présente le Rhône, dit Monsieur en s’engageant la Buick sur le fameux pont de la Guillotière.

Ainsi cette masse sombre, inquiétante et mélancolique, trimballant dans son cours des trâlées de glaçons issu de la fonte des neiges quelque part en amont, c’était donc ça, un fleuve! Je ne sais pas ce que Monsieur attendait de moi. De l’enthousiasme, j’en étais incapable. Quelques mots d’inquiétude ou d’effroi devant la gigantesque perspective, il valait mieux m’en abstenir. Alors, j’ai fait ce qu’on j’appelle le minimum syndical. J’ai posé une main sur ma bouche en signe d’émotion et j’ai écarquillé les yeux.

Par-dessus le marché, il pleuvait. Dans mon souvenir, la pluie, à Lyon, c’était le quotidien. À force, on ne la voyait plus. Parfois, il m’arrivait de lui découvrir une beauté secrète. Mais le matin de mon arrivée, il me semblait que la ville, drapée dans un voile de deuil semblable à celui que portaient les veuves d’autrefois, dérivait lentement dans un mirage d’ombre. Au ras des hauts pylônes du bac de la Traille, des péniches passaient en saluant, dans un profond mugissement de leurs sirènes, les usines massives et leurs cheminées en briques rouges.

Mon bel optimisme du départ foutait le camp la queue entre les jambes. Quant à Monsieur sur lequel je comptais en silence, il ne semblait n’être qu’un avec son véhicule. La circulation lyonnaise, en 23, c’était déjà quelque chose. Un ahurissement pour moi qui débarquais de Martinique où, sans être rares, les voitures étaient encore fort peu nombreuses. Ici, elles surgissaient en meute de chaque carrefour, obligeant mon patron à concentrer toute son attention sur sa conduite. Nous longeâmes ainsi la presqu’île d’Aunay, le quartier Saint-Paul et le quai Saint-Vincent bordé de superbes façades. Place Bellevue, Monsieur passa la seconde pour entrer presque au pas dans le quartier Saint Clair. Évidemment, je te cite tout cela de mémoire, car, cet itinéraire, je l’ai maintes fois arpenté par la suite. Mon instinct aux aguets me disait que nous n’étions pas loin d’être arrivés. En effet, quelques secondes plus tard, Monsieur stoppa la Buick devant porche sombre chapeautée d’un fronton où s’inscrivait en fer forgé rouillé le monogramme de l’aristocrate qui avait fait bâtir la demeure deux ou trois siècles auparavant.

— Notre maison, dit Monsieur en précisant d’un que je jugeais un peu fat que j’avais devant moi un parfait exemplaire de l’habitat lyonnais ancien. Une demeure patricienne, ajouta-t-il en faisant mine de s’incliner.

Comment pourrais-je te décrire cette superbe demeure, le château comme je disais, décor d’une grande période de bonheur? Te faire traverser la cour pavée donnant sur la façade sobre et sa tourelle d’angle? T’aider à accéder au vestibule au haut plafond voûté qui me faisait penser à la nef de notre cathédrale? Te permettre de grimper à l’escalier de marbre s’ouvrant à chaque étage sur des pièces elles-mêmes de belle dimension? Te faire découvrir par la porte vitrée de la salle de séjour l’autre cour pavée et sa tourelle d’escalier garnie de fenestrons qui menait à l’aile de service et à ses dépendances? I Je sais, d’ordinaire je suis loin de manquer de bagout. Autrefois, faire l’article était mon gagne-pain et j’en tirais pas mal de vanité. Mais pour te peindre ces merveilles, il faudrait un talent d’écrivain que je suis loin de posséder. Cependant, une chose est certaine, j’étais de loin la mieux lotie de toutes les jeunes Martiniquaises fraîchement débarquées à Lyon. Les plus chanceuses étaient cuisinières dans les grandes maisons, c’est ainsi qu’on nommait les dynasties d’industriels de la soie, mais elles restaient des domestiques à l’encontre de moi que l’on traitait comme une petite reine. Disons la fée de la maison.

J’ai vu ma première neige au col de la Faucille dès mon premier samedi chez les Bouvaix. Inutile n’est-ce pas que je me fende d’un roman! Sache simplement que devant le doux moutonnement des montagnes anciennes j’ai compris l’expression «La ligne bleue des Vosges», qu’on nous avait tellement serinée au collège. Oh, je n’étais pas sotte au point de ne pas savoir que ce n’était les Vosges, mais le Jura que j’avais devant moi. N’empêche, c’étaient comme si je pénétrais dans mes livres d’école, en plus beau et en plus merveilleux.

Ah oui, me suis-je dit, l’hiver, c’est bien comme on m’a dit: joli, mais terriblement froid.

— Profitez bien les enfants et vous aussi Rachel, le printemps arrive, la semaine prochaine il n’y aura plus de neige.

D’un bout à l’autre de la terre, les enfants, c’est du pareil au même. Ici, on a des luges, des raquettes et des skis. Ailleurs, par exemple chez nous en Martinique le traîneau c’est une vieille caisse de morue montée sur des roulettes, les raquettes des semelles taillées dans de vieux pneus, tout ce qui sert à dévaler les pentes ou à patauger sur la neige ou la glaise. Une question de moyens, juste une question de moyens.

Moi, je n’avais jamais connu ça. Enfant, je devais me tenir à l’écart des joutes juvéniles. Des fois que la marmaille des petites bandes m’entraîne dans je ne sais dérive. Sur ce point-là, Papa et Maman s’accordaient sans avoir à parler. Alors, pour obéir à Monsieur et profiter, je n’avais pas de mode d’emploi. Si mes petits démons ne m’avaient pas entraîné dans ma première bataille de neige, aussi vrai que le nez est au milieu de la figure, serais morte congelée. Entre eux et moi, je peux le dire sans vilain jeu de mots, dès la première boule lancée par Petit Pierre et qui m’atteint en pleine joue, la glace fut rompue. Mais la nuit tombe vite au mois de mars. Madame Bouvaix, regagna la première la chaleur de la Buick et les enfants, épuisés d’avoir tant joué et couru et joué, ne tardèrent pas à la rejoindre. Ne va surtout pas me prendre pour une bécasse sentimentale. Pourtant, dès l’instant où ils s’engouffrèrent dans la berline, la montagne me parut orpheline de leurs rires pointus et de leur joie tonitruante. J’ai frissonné devant le grand silence qui s’installa alors, mais ce n’était pas de froid. Monsieur avait compris mon trouble. Il s’approcha de moi et dit gentiment en scrutant l’horizon:

— Regardez bien Rachel. Cette grande étendue d’eau, c’est le lac d’Annecy et plus loin, cette longue bande verte, c’est la plaine d’Alsace.

Alors, pour la première fois depuis mon départ de Fort-de-France, j’ai compris, non que j’étais arrivée, ça, même la mort ne me permettra pas de l’affirmer, mais que, définitivement, j’avais pris mon envol.

Vini sa ka rivé.

© José Le Moigne

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