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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Tombeau des Caraïbes. Photo Francesca Palli

Une histoire de chaussures

Tante Remisa n’habitait pas Le Lorrain, mais Sainte-Marie où Marceau, son mari, était gendarme. Je ne vais pas couper les cheveux en quatre. Je peux bien l’avouer, le métier de mon once renforçait s’il en était besoin la confiance absolue que j’avais en ma tante. À vrai dire, j’étais perdue quand elle n’était pas là. Depuis longtemps déjà, Maman ne se gênait plus pour me rudoyer en public et les témoins, sachant combien sa langue pouvait être vive, au lieu de me montrer leur soutien, je ne sais pas, par un mot ou un geste, détournaient le regard et s’empressaient de déguerpir. Heureusement pour moi, ce n’était pas la même chanson quand ma tante était-là. Tante Remisa ne prenait pas de gants pour assener ses quatre vérités à sa sœur. Depuis la mort de Jojo, elle et tonton Marceau venaient le plus souvent possible dans la maison pour prendre l’air dont ils avaient hérité à Morne Jacob, sur les hauteurs du Lorrain. Tante Remisa ne l’avait pas envoyé dire à Maman. “Que ça te plaise ou non, lui avait-elle balancé tout de go, Marceau et moi allons veiller sur la petite!”. Avec elle dans les parages, je n’avais pas besoin de crier “An moué, an moué!”, Maman se tenait à carreau. Tante Remisa devinait la moindre de mes attentes.

— Ma chérie, me dit-elle alors que nous dans l’auto-postale, toujours conduite par Maître Aristide, in jour qu’elle m’avait entraîné à Fort-de-France pour faire des emplettes, je vois bien que tu rêves de partir pour la France.

— Ah, Marraine, lui ai-je répondu, si seulement une occasion se présentait!

— Bon, je ne promets rien, mais, écoute, ça peut peut-être s’arranger. Ton Marceau à une sœur dont le mari possède un magasin d’import-export à Fort-de-France. Trouve un prétexte pour retourner à Fort-de-France et va voir Roberte de ma part. Ces gens-là reçoivent beaucoup, souvent des métropolitains, et la fortune ne leur a pas monté à la tête. Pose-leur franchement la question. J’en suis certaine, s’ils le peuvent, ni elle ni lui ne refuseront de te rendre service.

Tu vois, c’est ce jour-là que je suis devenue la Rachel que tu connais. Puisque Tante Remisa croyait en moi, pour rien au monde je ne l’aurais déçue. Je me suis mise en route le mercredi suivant, à pied, par la route de Saint-Pierre, en suivant le chemin que naguère les deux oncles de Maman avaient pris le jour de la catastrophe. Tout semblait apaisé même si les cicatrices étaient toujours visibles. Vingt ans étaient passés. La vie robuste et drue renaissait des cendres du volcan. À Saint-Pierre, j’ai dormi chez la marraine de ma sœur Léonide qui, connaissant ma mère, ne m’a pas posé de question. À l’aube, j’ai pris la route coloniale en direction de Fort-de-France. J’étais bonne marcheuse, ce qui n’enlève rien à la dureté de mon entreprise. Sous le soleil violent, chacun de mes pas ajoutait une pierre à ma fatigue. Pourtant, au Carbet, malgré la lassitude pesant sur mes épaules, j’ai pris le temps de mesurer des yeux l’imposante falaise d’où, bien avant le premier bateau négrier, les derniers Caraïbes s’étaient livrés au vide plutôt que d’être réduit en esclavage. Tu me connais, je n’ai rien d’une grande philosophe, mais ma petite tête de fugueuse n’a pu s’empêcher de penser, qu’en dépit de son allure alanguie de gros chat hypocrite, tant et tant de drames humains faisaient de cette côte merveilleuse la plus violente des deux faces de l’île. C’est ça que je pense. Fais-en ce que tu veux.

Une fois à Fort-de-France, j’ai filé droit chez Madame Césaire qui m’a reçu les bras ouverts. Seigneur, je m’en souviens encore, j’avais tellement marché que les pieds me brûlaient. Je ne suis pas du genre à dire: de mon temps, et patati et patata, mais tout de même, quel jeune d’aujourd’hui pourrait en faire autant? Je ne me suis pas attardée à pleurer sur mon sort. Le lendemain, je me suis présentée chez Roberte qui a fondu en compliments. J’étais telle que Tante Remisa m’avait annoncée.

— Il paraît que tu sais coudre? m’a -t-elle dit sans ambages. Cela tombe à point. J’ai justement quelques travaux à faire.

Tu n’as évidemment pas connu le temps où les petits garçons portaient des robes. Telle fut pourtant la tâche que Roberte m’a confiée. Des robes, pendant huit jours j’en ai cousu de toutes les tailles et de toutes les couleurs pour son petit garçon qui n’avait pas deux ans. Roberte était contente. Elle m’a donné un peu d’argent, mais, ce qui a compté le plus pour moi, c’est l’amitié franche et sincère que nous avons liée très vite. Je nous revois toutes les deux, assise au salon après une longue journée de travail, discutant paisiblement de l la France. La confiance tient parfois à si peu!

Une semaine plus tard, lorsque je suis revenue la voir, elle ne m’a pas laissé parler.

— Rachel, m’a-t-elle demandé avec dans la voix quelque chose qui ressemblait à de la fièvre, es-tu toujours décidée à partir?

— Oui, Roberte, à la première occasion je laisse la Martinique. Je pars pour la métropole.

— Alors, ne perdons pas de temps. Va au salon. Il y a une boîte à bijoux sur le piano. Ramène-la pour moi.

Je me suis demandé quel rapport entre une boîte à bijoux et mon désir de partir pour la France, mais, je me suis exécutée. Dès qu’elle a eu le coffret dans ses mignonnes petites mains, Roberte en a sorti avec une grâce qui tenait de la magie une feuille de papier pliée en quatre qu’elle m’a mise en main. J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’une lettre de recommandation.

— Tu connais l’hôtel Bédia? m’a-t-elle demandé.

— Mais oui, Roberte. Tante Remisa y descend à chaque fois qu’elle vient faire un petit séjour à Fort-de-France.

— À la bonne heure! Vas-y et demande à voir Madame Reynaud. Dis-lui que tu es la jeune fille dont je lui ai parlé. Et remets-lui ce billet.

Tu sais ce que l’on dit: Il faut battre le fer quand il est chaud. C’est exactement ce que j’ai fait. J’ai filé à l’hôtel Bédia.

— Pardon Mademoiselle, je voudrais voir Madame Reynaud, ai-je demandé à la jeune fille du comptoir. Elle m’attend.

— Montez, c’est au premier, m’a-t-elle répondu sans autre forme de procès.

L’horloge de l’entrée indiquait précisément 11 heures quand j’ai commencé à grimper l’escalier.

Le destin est parfois une chose très simple. Pour moi, c’était Madame Reynaud et je l’ai tout de suite su. Des élégantes couvertes de bijoux, tu peux me croire, j’en avais vu beaucoup sur la Savane. Mais, aucune qui n’égala Madame Reynaud. Des femmes comme ça, jamais je n’aurais pensé pouvoir en fréquenter un jour.

En tout cas pas en Martinique.

À cette époque, je ressemblais à n’importe quoi. Surtout à une fille-la-campagne grandie un peu trop vite. Mais, Madame Reynaud a su me mettre à l’aise.

D’abord, elle m’a vouvoyé, sans condescendance, mais sur le ton d’une personne qui vous respecte sans que vous n’ayez à plier les genoux.

— Alors, vous voudriez partir en France, m’a-t-elle demandé dans un charmant sourire.

— Oui, Madame, mais pour y travailler.

— Dites-moi, est-il vrai que vous suivi vos études secondaires jusqu’au bout? Et dans ce cas, sauriez-vous aider des enfants à faire leurs devoirs?

— Oui, Madame.

— Et vous pourriez être prête vendredi?

— Oui, Madame.

Elle m’aurait demandé de manger du caca-chien que j’aurais répondu: “Oui, Madame”!

— Et le jour du départ, votre maman viendra-t-elle vous accompagner?

— Non, Madame, maman ne pourra pas venir à Fort-de-France. Elle n’a pas de chaussures.

Rachel s’étouffa dans une quinte de rire et de bonne humeur qui, à ce que je ressentais à l’autre bout du téléphone, devait la secouer comme un avocatier un jour de cyclone.

— Ah, Julien, ça c’est du Martiniquais tout craché. Tu ne crois pas qu’elle m’avait assez emmerdé depuis le jour de ma naissance? Elle n’avait pas en plus me suivre jusqu’au quai de la compagnie? Et quoi encore! Alors j’ai répondu à Madame Reynaud:

— Non, Madame, avec tous ces enfants qu’elle doit faire vivre, Maman n’a pas de quoi s’acheter des chaussures.

Bien joué n’est-ce pas! en plus, c’était tout ce qu’il y avait de plus plausible. En ce temps-là, Il y avait si tellement de misères en Martinique.

— Oh, c’est si dommage! Dites-lui de vous faire une lettre qui vous autorise à partir avec moi. Ramenez-moi aussi un certificat médical indiquant que vous pouvez supporter le climat de la France et vos papiers d’état civil. Je regrette de vous presser, mais je dois avoir tout ça pour lundi.

Ayaye! Mi bab mi! On es vendredi et tous mes papiers sont au Lorrain! Passe encore pour la lettre. Je saurais sans problème la rédiger moi-même, car je ne veux rien demander à ma mère, mais pour le reste!

Je n’ai pas perdu mon temps à réfléchir. En six-quatre-deux j’ai remercié Madame Reynaud, j’ai pris mes jambes à mon cou jusqu’à la Croix-Mission, je suis monté sans payer dans l’auto-postale et, en route pour Le Lorrain. Advienne ce que pourra!

© José Le Moigne

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Chemin de la mangrove 4

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