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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Oie

Photo Francesca Palli

Zambé

Ah! Julien! Ce que je vais te dire à présent, à part bien sûr mon Émilien, jamais je ne l’ai raconté à personne. Dès mon arrivée, Maman m’a injurié sans une once de respect au petit mort qu’on venait d’enterrer. Ça n’avait rien du pleurer-crier qui, quelquefois, nous fait dériver quand le cœur est trop lourd et que la peine vous submerge. À l’évidence, l’attaque aussi violente que vicieuse montrait un désir de tuer, ne fût-ce que par les mots. Vouloir la mort de sa fille après qu’elle avoir par sa négligence contribuée à celle de son fils! Tiens, lorsque j’y pense, les bras m’en tombent encore, mais c’est ce qu’elle voulait. Au fil des années, de l’accumulation de rancœurs et des voltes-valses de Papa, j’étais devenue pour ma mère l’ennemie qui s’était mise en travers de l’amour juvénile qu’elle vouait à mon père. Et moi qui avais cru que malgré ces vicissitudes nous étions une famille, boiteuse et atypique, mais bien réelle. Cependant, j’avais laissé les mâchoires du piège se refermer sur moi.

Trois jours passèrent ainsi. Trois jours où j’ai fait le dos rond en espérant, tu vois à quel point j’étais encore jeune et naïve, qu’à défaut de la paix des braves, nos relations reviennent à cette neutralité tendue qui en était la marque quand elle craignait encore Papa. Je dormais peu et très mal avec à mon réveil cette sensation de vacuité qui suit toujours les mauvais songes. Le rêve récurrent qui régulièrement me traversait depuis cette nuit de mes quinze ans à Trois-Îlets, revint à l’aube du quatrième jour.

Toujours les colzas, toujours les peupliers, toujours la belle route, toujours ces deux enfants qui pleurent des larmes silencieuses. Mais en lieu et place du bellâtre syrien au volant d’une rutilante limousine, il y a un homme blanc en salopette qui conduit un camion. Il roule très vite comme le syrien, mais, au terme de notre course folle, ce n’est plus le petit pont de l’entrée du Lorrain, mais le portail d’un hôpital.

En bonne Antillaise, Maman versait dans l’interprétation des rêves. C’était une des chimères dont elle remplissait le vide de sa vie. Alors, ultime geste d’apaisement que par avance je savais vain, j’ai voulu offrir mon rêve à sa sagacité. Elle a haussé les épaules et m’a tourné le dos, mais, si tu avais pu voir son visage et son regard glaçant de serpent fer de lance, tout intelligent et fort que tu sois, ça, Julien, j’en suis sûre et certaine, tu n’aurais pas demandé ton reste. Tu aurais pris tes jambes à ton cou et tu aurais filé.

Tante Rémisa est arrivée sur ces entrefaites. La sœur cadette de Maman ne manquait pas une occasion de se frotter à son aîné dont elle pensait que d’avoir failli être aspirée par le volcan lui avait sérieusement perturbé la cervelle. J’aimais cette petite femme joyeuse et vive qui essayait de veiller sur nous depuis la mort de Man Doudou.

— À son âge, disait-elle à qui s’en étonnait, ce n’est pas Man Cécile qui va le faire pour moi. Que veux-tu chè: la famille c’est la famille.

Tante Rémisa ne supportait plus la cruauté de son aînée à mon égard.

— Enfin, Julia, répétait-elle courroucée, pourquoi fais-tu cela? Tu reproches quoi à la petite, elle est sérieuse et gentille comme tout.

Maman n’avait pas son pareil quand elle avait décidé de ne pas répondre. Elle bredouilla quelque chose d’à peine audible du genre: «On voit bien que tu ne vis pas tous les jours avec elle», puis changea de sujet.

Comment aurait-elle pu livrer le fond de sa pensée tellement c’était moche, mais ça, je ne l’ai compris que plus tard.

J’étais une très belle jeune fille, mais, comme je n’avais pas du tout l’esprit tourné vers ça, je ne m’en rendais pas compte. Pourtant, et Maman s’en était très vite rendu compte, lorsque nous étions ensemble, les hommes n’avaient d’yeux que pour moi. Maman en verdissait de rage lorsqu’un compère lui disait avec des yeux de chattemite:

— Fout ti fi ba ew bel! Julia.

Non, ce n’était plus possible. Il fallait que ça change. Puisqu’on ne peut pas remonter le temps et que je l’avais supplanté en beauté, autant que cela serve à quelque chose. Elle avait décidé de m’accrocher, c’étaient ses propres termes, à un homme qui avait la bourse bien garnie. En un mot comme en mille, il fallait que je rapporte des sous et, comme de ce côté j’étais comme un morceau de bois, elle se mettait en rogne. Ça n’avait plus de sens. Moi, tout ce que je comprenais, c’est ce que, sans parler du bénéfice qu’elle pensait engranger au passage, elle voulait faire de moi la honte de Papa. Mais elle pouvait attendre. Pour rien au monde, je n'allais lui bailler un si bel plaisir.

Comment te raconter ce qu’elle m’a fait dans la semaine qui avait précédé ma première fuite pour Fort-de-France? Tu connais n’est-ce pas la légende de l’or qui court partout en Martinique. Pas un morne, pas une savane sèche, pas un mouillage sans qu’il ne soit, quelque part, un vieux trésor à découvrir. Enfin, c’est ce que l’on disait, jadis, avant que l’en-ville ne bouffe tout. Ah ces bourses en bon cuir d’Espagne, ces anciens coffres de pirates, ces dobanes et ces jarres, débordants d’écu que les békés auraient enfoui aux derniers jours de l’esclavage! On dit, aussi, qu’ils ne se sont pas contentés de planquer leur or sous des couches de terre, mais qu’ils, on n’est jamais assez prudent, enterrés avec leur magot l’esclave qui leur avait creusé le trou. Pas de témoin ; et un zombi d’esclave pour garder le trésor: quoi de mieux pour attendre la fin des aléas. Voilà pourquoi dans ma jeunesse on rencontrait encore des trâlées de bougres-fouilleurs de terre à la recherche de magots. Mais l’au-delà a ses exigences. On ne trompe pas la vigilance d’un zombi, surtout quand il s’agit de celui d’un esclave sacrifié dans ce but, sans se livrer à quelques manigances. Entre autres, et j’ai bien failli en être la victime, on ne court pas la jarre d’or, bien entendu la nuit, sans être accompagné d’une jeune fille d’une pureté incontestable. Pas seulement vierge de corps, mais également d’esprit.

Il y avait, en ce temps-là au Lorrain, un bonhomme du nom de Félix Isambert que tout le monde appelait Zambé. Je le connaissais depuis longtemps, car, à chaque fois qu’il avait des frusques à réparer, il venait les porter à ma mère.

Petit, noueux, le regard torve et délavé, Zambé, pêcheur de son était, était un être sans élégance et bien plus laid qu’un manicou. Jamais il n’avait franchi le seuil de notre case, car Maman ne traitait ses affaires de ravaudage que du fond du jardin.

– Posé ça la ba mwen lançait-elle à ses commensaux. Je ferais ça pour toi lorsque j’aurais fini de biner mes pieds d'ignames.

Or, surgi de nulle part, le voilà qui se balance devant e comme un serpent fer-de-lance et qui me siffle d’une voix gluante de mélasse:

– Ah! Manzell, Julia m’avait bien dit que je vous trouverais là. S’il vous plaît, couté mwen ti-brin, j’ai quelque chose d’inouï à vous proposer.

Et de poser ses grosses pattes sur mes épaules nues! Et de laisser glisser ses griffes sur mes bras découverts!

Zambé aurait dû prêter plus attention à la présence de Jojo qui, comme chaque fois que je cousais, bien calé entre mes genoux, jouait avec des chutes de tissus. J’ignore si comme on me l’a dit depuis les enfants sont dotés d’un sixième sens. Je n’ai pu le vérifier qu’avec mon petit bonhomme et là, je peux te l’affirmer, la chose était patente. Le malotru n’avait pas fini d’amorcer sa manœuvre que déjà le petit s’agrippait à ses hardes en hurlant d’une voix que la colère déformait: «Touchez-pas à ma sœur! Touchez-pas à ma sœur!», et là, crois-moi, le goujat pouvait lui assener beigne sur beigne, rien ne l’aurait fait lâcher.

Réduit à la triste posture de l’âne vaincu par une mouche, s’écarta de ma frêle personne en ricanant. Depuis, tu penses, j’ai tourné et retourné ma réaction dans ma caboche, mais aujourd’hui, encore, je ne la comprends pas et je m’en veux toujours. En vérité, je me suis conduite comme l’idiotie du village. Au lieu d’unir ma colère à la furie de mon petit Jojo, j’ai feint de croire que Zambé n’avait commis son geste que pour agacer le petit qui, c’était de notoriété publique, ne l’aimait pas du tout, j’ai gloussé comme la poule qui découvre un couteau sur son tas de fumier.

Crois-tu que Zambé aurait foutu le camp! Que nenni. Toujours en rigolant, il s’assit bruyamment sur la douillette de Man Cécile, passa sa paume rêche sur la mousse poivre et sel de sa tignasse ébouriffée, promena sur Jojo et sur moi un regard vipérin, avant de débiter en détachant ses mots comme un homme assuré de son fait:

– Manzell, je sais où se trouve la jarre d’or. Vous venez avec moi, je partage avec vous le trésor. Sans une embrouille, moitié-moitié comme il se doit. Ce n’est pas la première fois que je fais ça. J’ai déjà déplanté un magot avec une jeune fille de Morne-Rouge. Elle n’a pas eu à se plaindre. Il y avait de l’or en veux-tu, en voilà.

– Une jeune fille de Morne-Rouge,

– Sé sa mêmm. Peut-être que vous la connaissez.

– Oui, c’est possible. En effet, je connais quelques filles de Morne-Rouge. Dites-moi son nom et je vous répondrais.

– C’est qu’elle n’habitait pas vraiment le Morne-Rouge, mais sur un morne des alentours. Elle n’est plus-là d’ailleurs. Sa famille et elle-même sont parties pour Cayenne.

Dire ça, ce n’était pas malin. Il ne se serait pas pris autrement pour passer pour un faiseur de fables. Depuis le temps qu’on en voyait partir puis revenir en six-quatre-deux, la queue entre les jambes, à moins, et c’était le plus souvent le cas, qu’ils disparaissent corps et bien du paysage, tout le monde savait en Martinique ce que signifiait partir à Cayenne. Un jour, on était pris par la fièvre de l’or et l’on filait illico presto filer vers la Guyane où, à ce que l’on disait, il suffisait de se pencher sur les ruisseaux pour en trouver. Alors, je suis curieuse de t’entendre. Puisqu’elle et Zambé en avaient sorti des monceaux de la terre, dis-moi, pourquoi serait-elle partie courir la fortune à Cayenne? Ça n’avait aucun sens. Pourtant, Zambé, sûr de m’embobiner, continuait à pérorer tout en se haussant le col comme un major de quartier. Un simple tourner-virer et c’était fait. Le trésor nous attendait à l’Ajoupa-Bouillon, enfoui en bordure du sentier des gorges de Falaise, tout près de la cascade, sous un grand fromager. Seulement, pour détourner l’attention du zombi de l’esclave gardien, il fallait procéder à minuit très précise. Ni avant ni après.

– Battons le fer quand il est chaud, poursuivit l’enjôleur. Partons Manzell demain sur le coup de 15 heures, ainsi, nous toucherons au but sans trop nous fatiguer. Bien entendu, j’aurais ma lampe à pétrole.

Quel culot! C’était à rire à gorge déployée.

Et Jojo? Eh bien, pendant que l’importun bonimentait comme un crieur du marché, mon petit homme dressé sur ses ergots comme un mâle-coq, sur la savane l’aurait tué sur pied s’il l’avait pu. Oui, il l’aurait purement et simplement éradiquer.

Mais l’autre s’en battait l’œil comme Emilien disait quand il s’en fichait de quelqu’un ou de quelque chose. Mieux, comme un Moko zombi de carnaval, il me tourna d’une volte-face guillerette en susurrant d’une voix effrontée:

– Au revoir, Manzell et à demain.

– Cé sa mêmm Missié Zambé, à demain.

Il n’avait pas achevé de tourner ses alpargates fermées par des bouts de ficelle que, déjà, Maman, hilare et décidée surgissait à son tour.

– Maman, lui ai-je bafouillé, écoutes ce Zambé m’a dit! Ce n’est pas vrai, hein?

Ce n’est pas comme si je ne connaissais pas ma mère. En la voyant, comme ça, devant moi, les yeux chargés de malveillance, j’ai frissonné comme si une bête à mille-pattes m’avait mordu. Alors, lorsque sans me bailler un ti-brin de réponse, elle me tourna le dos, tout devint clair pour moi. À l’évidence, Maman avait accepté l’argent que Zambé lui avait proposé pour m’amener au diable vauvert et me violer. Oui, tu m’as bien entendu: Maman m’avait vendu.

Il m’a fallu du temps pour me confier à Émilien. À ma grande surprise, alors que je l’espérais peut-être, il ne tomba pas des nues.

– Alors, vraiment, tu n’avais pas compris?

– Rien de rien. Oh, je savais que les scrupules n’étouffaient pas Maman et je n’ignorais pas combien elle pouvait être rusée, mais, tout de même, qui aurait pu imaginer un truc comme ça!

– Alors, toi, vraiment, quelle oie blanche tu faisais.

Émilien se foutait un peu de moi, mais, il y avait si tellement de tendresse dans sa voix, que, ma foi, je ne l’en ai aimé que davantage.

Voilà, Julien, ce dont ma mère était capable.

© José Le Moigne

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 Viré monté