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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Photo © Marco Baudino.

La famille Césaire

Les Césaire sont des gens tellement au-dessus de nous autres! À force, j’étais devenue une familière de leur maison et Madame Césaire qui m’appréciait beaucoup aurait bien voulu que j’épouse George-Henri, son neveu, un jeune homme au très bel avenir qui, à moins de 25 ans, était déjà au premier rang de sa profession. Ne me demande pas quelle profession. Si je l’ai su un jour il y a belle lurette que je l’ai oublié. Oh, c’est certain, Henri-George était un garçon doux et timide, un moun vraiment gentil. Mais il avait un caractère bien trop peu affirmé pour que je songe à l’épouser un jour. Et puis, je ne le trouvais pas beau. Et ça, vois-tu, pour moi, ça a toujours été rédhibitoire. Agnès pouvait bien répéter tant qu’elle voulait que j’étais déjà de la famille; si j’en étais vraiment heureuse et fière, ça ne suffisait pas. Pas question d’être à la charge de quiconque. Surtout pas de mon mari. Moi, ce que je voulais, c’était partir en France et y gagner ma vie.

J’avais eu 18 ans cette année-là. En juin, je m’étais présentée sans succès au Brevet supérieur et comme il fallait s’y attendre, Maman avait été odieuse. Elle avait si tellement asticoté que, comme toujours en ces cas-là, je m’étais réfugiée au grenier. Le grenier, c’était, au fond de la savane, une espèce de remise, un cagibi où s’entassait au fil des ans tout un bégay d’objets hétéroclites. Je me suis posée de guingois sur un siège boiteux et me suis mise à réfléchir.

— Ma fille, me suis-je dit, si ton père vient à mourir qu’est-ce que tu vas devenir? C’est pas tout ça, il faut te prendre par la main, partir en France et commencer une autre vie.

Plus question de jouer au sèbi avec moi. Ma décision avait été longue à mûrir, mais maintenant qu’elle était prise, c’était comme un fait accompli. Il ne me restait plus qu’à guetter l’occasion et, comme il advient souvent dans ces cas-là, elle ne fut pas longue à se présenter. En l’occurrence, ce fut par l’entremise de Madame Césaire. Comme elle avait décidé de s’installer à Fort-de-France où son mari venait d’être nommé, elle me proposa de les suivre. J’ai dit oui sur le champ. Je n’avais que 18 ans! Et alors? Je m’étais octroyé ma majorité et gare à celle ou celui qui voudrait la reprendre!

Au début de l’été, Papa m’avait fait passer un peu d’argent par le truchement de Dodor. L’adolescence, c’est fait pour gaspiller. Or, même si je n’en avais pas profité beaucoup, adolescente, il se trouve que je l’étais encore. Alors, semblable sur ce point à toutes les jeunes filles de Marigot ou du Lorrain, je n’ai fait ni un, ni deux. J’ai sauté dans la première auto-postale pour la capitale et, dès l’arrivée à Fort-de-France, je me suis précipité chez Madame Carico qui tenait l’unique boutique italienne de toute l’île. Pour vingt-cinq francs, je me suis offert une paire de petites chaussures à la mode. Vois-tu, en tout état de cause, ce fut le dernier achat inconsidéré de toute mon existence. Les escarpins n’ont pas tenu un mois! Franchement, je ne m’y attendais pas, mais, en plus d’être déçue, j’ai eu honte de moi. J’avais été utile. Dans ma situation, c’était tout sauf une bonne idée de m’acheter des souliers aussi fins et fragiles.

Alors, je me suis dit:

— Rachel, la prochaine fois, tu attendras d’avoir un peu plus d’argent pour t’acheter de solides bottines. Tu en auras besoin.

À Fort-de-France, pour contribuer à ma pension chez les Césaire qui n’étaient pas très riches, j’ai fait des alpargates pour les Syriens qui avaient leurs boutiques et leurs magasins rue François-Arago. C’est toujours le cas, sans doute. C’était pas difficile. J’allais chercher chez eux des découpes de cuir que j’assemblais et cousais chez Madame Césaire. Ils payaient à l’unité. Je ne sais plus combien, mais c’était ridicule. Ça, des alpargates, il fallait en confectionner beaucoup pour gagner quelques pièces percées!

L’horreur est arrivée aux premiers jours de 1922 avec une lettre de ma sœur Léonide. Oui, je ne te l’ai pas encore dit, Maman avait deux autres enfants dont je n’ai jamais connu le père, pas même son nom. Un fantôme d’homme comme il en courait beaucoup dans les savanes de chez nous. Je n’en dirais pas plus. Je constate, c’est tout. Pour éplucher le pourquoi du comment, je laisse faire les autres. Je connaissais à peine Léonide. Quand je suis retourné chez ma mère, elle était déjà au Pensionnat Colonial de jeunes filles de Fort-de-France. Qui payait? Je n’en sais fichtrement rien et je m’en fiche autant je m’en fichais alors. Nous n’étions pas du tout proches, alors pour qu’elle m’écrive du Lorrain où elle était montée pour les vacances de Noël, je le savais déjà avant de déchirer l’enveloppe, il fallait qu’il y ait quelque chose de grave, mais j’étais loin de m’imaginer quoi. Seigneur, la Vierge, c’était le pire du pire. Jojo, mon petit frère de 4 ans avait été victime d’un accident dans la maison et était mort pendant la nuit. Voilà ce que m’écrivait sans une once d’explication, ma gourde de cadette.

Monsieur Césaire n’a pas tergiversé. Il m’a donné quinze francs pour l’autobus et il m’a dit:

— Ma petite Rachel, il faut que tu y ailles.

Il était 18 heures lorsque l’auto-postale s’est arrêtée devant l’église Saint-Hyacinthe du Lorrain. La nuit tombait. Les ombres s’allongeaient. Le ciel se drapait de pourpre cardinalice. L’enterrement était fini depuis longtemps déjà. Sur le chemin de Grand-Anse, il n’y avait que des enfants qui revenaient du cimetière.

Mon cœur a fondu devant ces petites marmailles écrasées de tristesse, mais je n’ai pas pleuré. D’ailleurs, je ne pleure presque jamais. J’ai toujours eu le chagrin sec. On me l’a reproché plus souvent qu’à mon tour, mais à tort. Ça, je peux te le jurer, malgré les apparences, je suis tout aussi sensible que les autres, et, même, souvent plus.

— Couté mwen ti-brin. C’est par respect que je ne prononce pas le mot haine à propos de ma mère. Aucun enfant ne doit haïr sa mère. C’est moche et indécent, mais, pourtant, ça arrive. Comment pourrait-on pardonner la mort d’un gosse quand c’est le fruit amer d’une négligence? En l’occurrence, celle de Maman. Là, encore, c’est le pire du pire.

4 ans, c’était aussi l’âge de Mireille, la fille des Césaire. Celui de l’innocence et la grâce. La seule miette de temps où la vie n’est pas un tray dont le poids vous fait courber l’échine et ployer les épaules. Ah, sa grande sœur, c’était quelque chose pour Jojo ! Il me rendait au centuple l’amour que j’avais pour lui. «Touche pas à ma sœur!», disait-il dans son babil lorsque quiconque voulait m’asticoter. Mais, dis-moi, que peut faire un enfant si jeune quand il est désœuvré et qu'il ennuie. Surtout lorsqu’il est vif, espiègle et curieux de tout comme mon Jojo? Des imprudences qui peuvent être fatales, voilà.

Ça s’est passé au milieu de l’après-midi, au plus chaud du soleil. Maman a mis sur le feu sa soupe calalou puis s’est offert un petit brin de sieste dans le jardin en laissant Jojo libre de divaguer à l’intérieur, car, Léonide n’était pas là non plus. Attiré par les borborygmes du canari, le petit est grimpé sur une chaise. C’est triste à dire, mais, dès lors, qu’il perde l’équilibre et répande sur lui le liquide bouillant était dans l’ordre des choses et, c’est ce qui arriva.

Maman s’est précipitée dans la case dès qu’elle a entendu les hurlements de Jojo. Elle a voulu e mettre sur son lit, mais il ne supportait pas le frottement du drap sur ses brûlures. Alors, avec l’aide de Man Céleste, notre voisine aussitôt accourue, elle a allongé le petit sur la table. Il n’était plus qu’une boursouflure, une cloque géante sur laquelle la mort posait déjà son aile. Tous les jours, je remercie le bon Dieu de m’avoir évité ce terrible spectacle.

L’agonie du petit a duré des heures et des heures. À la fin, ne pouvant plus hurler, il laissa couler de ses lèvres meurtries une plainte lugubre puis, pareil à un rameau alourdi par la pluie d’hivernage qui chute en tournoyant, lentement, il s’enfonça dans l’au-delà.

À part moi, qui se souvient encore des rires, des pleurs, des galops du petit dans la savane, de ses tendresses de gamin? Voilà, c’est comme ça et ça m’accable chaque jour, chaque heure que Dieu fait, j’ai vécu presque un siècle et le petit bonhomme n’a jamais existé.

© José Le Moigne

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 Viré monté