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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Canne à sucre en fleur. Photo Francesca Palli.

L’examen

Adieu le pensionnat pour demoiselles de la haute. Au revoir Fort-de-France, rebonjour Le Lorrain. Papa, je lui rendais visite le jeudi après-midi. Il aurait bien voulu me voir davantage, mais ma chère marâtre ne le permettait pas. J’en voulais à Papa. Avec mon savoir religieux tiré du catéchisme, je me disais que, semblable à Job, il m’avait vendue pour un plat de lentilles. Je n’avais pas les mots en ce temps-là, mais je pensais, et je le pense toujours, même si je l’aimais beaucoup, que, en dehors de son domaine de compétences dans lequel il excellait, Papa était un velléitaire, un peu lâche parfois. Ceci dit, même à l’école communale du Lorrain, je continuais à faire la fierté de mon père. En dépit des vicissitudes de ma petite et jeune vie, j’étais toujours la première en classe. Ce n’était pas difficile. D’une part, je te le dis en toute modestie, j’avais des facilités pour l’étude, probablement héritées de mon père. De l’autre, j’adorais ma maîtresse. Mademoiselle venait de métropole, ce qui était très rare à cette époque. Elle était blonde, délicate et enjouée. Regarde où vont se nicher les préjugés! Comme elle n’était pas mariée, elle fut tout de suite au centre du tourbillon des langues. C’était comme ça dans ce pays. La moindre singularité, un seul pet de travers, et, sur le champ, tu devenais, avec parois plus de tendresse que de malignité, le sujet d’une joyeuse biguine de carnaval.

C’est égal, bien qu’elle parût singulière au regard de beaucoup, Mademoiselle était une maîtresse formidable. Ce n’est pas elle qui t’aurait humilié et puni pour six sous de créole échappé de ta bouche. Elle souriait, te demandais de traduire tout en cherchant un équivalent français, puis te mettais gentiment en garde pour le futur. Ne mépriser jamais votre langue maternelle, nous disait-elle avec beaucoup de conviction, mais sachez où et quand vous pouvez la parler. Un homme, ça marche sur deux jambes. Elle avait l’air de bien connaître le sujet. Beaucoup plus tard, nous sûmes qu’elle venait de Bretagne. Par contre, nous ne sûmes jamais ni comment ni pourquoi elle avait atterri en Martinique.

Mademoiselle ne sortait pas du programme. Ah, non, nous devions le connaître à la perfection, mais sa méthode d’apprentissage sortait complètement de l’ordinaire. Il fallait être une demeurée pour ne pas progresser avec elle. Au lieu de nous abrutir d’emblée avec les règles de la syntaxe et de la grammaire, elle commençait toujours la classe par un quart d’heure de lecture. Je te jure, pour nous les petites Antillaises qui pour la plupart n’étaient jamais allées plus loin que Marigot, le Morne-Rouge ou Ajoupa-Bouillon et qui s’imaginaient vivre sur un continent quand notre île n’était tout au plus qu’un gravier cracher par on ne sait quel Olympe, c’était de l’exotisme que de commencer la journée par les aventures de Till l’Espiègle, Mademoiselle n’omettait jamais de préciser que le personnage s’appelait dans sa langue originelle Tijl Uilenspiegel, un ti-moun cireur qui vivait quelque part dans les pays nordiques. Quel bonheur! Seigneur, la Vierge, j’en frétille encore en te le racontant!

À la fin de la séance de lecture, on reprenait nos manuels, un exemplaire pour deux qu’elle avait commandé à Fort-de-France.

— Et maintenant, dictée d’usage, disait-elle avec une telle gourmandise sur les lèvres qu’elle effaçait toutes nos appréhensions.
Elle disait «dictée d’usage» car, ce qu’elle avait préparé, ne s’éloignait jamais de notre quotidien. Je veux dire par là que Tijl Uilenspiegel repartait pour son lointain septentrion et que Compère Lapin et Ti-Jean L’Horizon se mettaient à danser dans les mots que dictait Mademoiselle. Nous étions captivées. Les mots nouveaux ne glissaient pas sur nous et apprendre l’orthographe s’alliait au plaisir du jeu.

Pourtant, malgré mon zèle, ma confiance en Mademoiselle et le plaisir d’apprendre que je découvrais avec elle, j’ai échoué lamentablement la première fois que je me suis présentée au Certificat d’Études. Il faut dire que j’avais comme vous dites aujourd’hui une sacrée pression sur les épaules. Maman n’y était pas allée par quatre chemins. Je ne pense pas qu’elle voulait vraiment que j’échoue, mais, blessée comme elle l’était par l’attitude de Papa, elle redoutait, qu’est-ce que je dis: elle nourrissait une peur panique du ridicule qui découlerait pour elle d’un échec.

— Sois tranquille ma fi, m’avait-elle dit en m’inscrivant, si tu échoues, tu ne joueras pas longtemps les manzells. Je te fous directement dans les champs du béké.

Aurait-elle tenu parole. Oui, je te le garantis. Maman n’était pas de celles qui se lancent dans des cracher-crier sans les faire suivre d’effets. Alors, aussi vrai que le nez est au milieu de la figure, c’est sûr qu’elle n’aurait pas fait volte-face si Papa n’était pas intervenu. Papa était un érudit, il pouvait te réciter par cœur l’histoire de France, de Clovis à Mac-Mahon en passant par Jeanne d’Arc, Louis XIV, Robespierre et Napoléon.

Pour autant, pas question qu’il reconnaisse une part de responsabilité dans ce qui m’arrivait. Toujours prompt à faire des coupables des autres, il a dit carrément à Maman qu’elle portait le poids de mon échec, mais que cela allait changer. Sacré Robin des bois que mon père! Toujours à agiter les cordons de sa bourse pour se sortir d’affaire.

— Ne t’inquiète pas, a-t-il ajouté d’un ton condescendant, si la petite réussit, c’est moi qui payerais ses études.

Je dois dire que ça m’a rassuré et, l’année suivante, quand il a fallu repasser l’examen, je n’ai plus eu peur du tout. Je ne sais pas si c’était encore comme ça pour toi, mais de mon temps, tout le monde ne passait pas le Certificat d’Études. Il fallait être présenté et, ça, c’était déjà un sacré bagaye, la clé de l’avenir pour les enfants des classes laborieuses. C’est comme ça qu’on parlait. Bref, cette année-là, nous étions quatorze à être présentées et, tiens-toi bien, juste retour des choses, je suis la seule à réussir! Pourtant, les examinateurs s’étaient trompés. Ils nous ont donné un sujet du Brevet supérieur! Tout de même, je me souviens d’une ultime frayeur. Notre école avait deux étages. D’ordinaire, notre salle de classe était au rez-de-chaussée, mais, pour l’examen, on nous avait exilés à l’étage. À 11 heures, comme j’en descendais avec Clara Tarquin qui était ma meilleure copine, Mademoiselle attendait avec une mine déconfite au pied de l’escalier.

— Mais qu’est-ce qu’elle a? demandais-je à voix basse à Clara.

— Vous, aussi, Rachel, dit Mademoiselle d’un ton tragique, vous avez échoué!

D’accord, les épreuves avaient beaucoup plus compliquées qu’attendu, mais je me sentais largement à l’abri du zéro éliminatoire. N’avais-je pas figuré toute l’année au tableau d’honneur? Je ne pensais pas me montrer désinvolte, pourtant mon attitude parut déplaire profondément à Mademoiselle.

— En plus, ça vous fait rire! ajouta-t-elle très en colère.Et même si j’avais ri, pourquoi se fâchait-elle? Après tout, je n’avais rien fait d’autre que parler à Carla! Mais Mademoiselle insistait. On aurait dit la Madone éplorée de l’église.

Même vous, même vous, Rachel, vous avez échoué!

Mon assurance prit l’eau, ma superbe s’envola. Ça y est ma petite, ai-je aussitôt pensé, tu as encore raté ton examen. Alors j’ai vu se dresser devant moi l’océan brun des cannes mûres. J’ai entendu le roulement des pas des amarreuses abruties de fatigue. J’avais le dos brisé. Pourtant, je ne parvenais pas vraiment à être triste. Je continuais à espérer.

Au bout du compte, c’est d’un cœur plutôt léger que j’ai rejoint mes copines sous le préau où la directrice de l’école, Madame Frisolle, nous attendait avec sa mine des mauvais jours. Immédiatement, à la façon dont elle laissait pendre au bout de son bras comme une relique lamentable le beau cartable de cuir qu’elle remettait chaque année à la première des lauréates, j’ai su qu’il y avait du souci à se faire. Pour sa part, Mademoiselle qui ne comptait que deux échecs dans sa carrière tout entière semblait décomposée.

Aucune d’elles ne réclama le silence. C’était totalement inutile. Personne ne songeait à ouvrir la bouche.

Et puis, d’une voix adoucie, Madame Frisolle a mis fin au silence.

— Sortez du rang Mademoiselle Grand, oui vous, Rachel, vous êtes la seule admise.

Elle semblait s’excuser en regardant les autres.

Je te laisse juger de mon soulagement. Adieu les petites bandes. La canne du béké pouvait m’attendre si elle voulait, je ne viendrais jamais. Pourtant, je ne suis pas allé chercher le beau cartable en cuir des lauréates. Traverser la cour des primaires pour rejoindre celle du cours supérieur, c’était porter le deuil de Clara Tarquin et de toutes mes copines. Un véritable crève-cœur. Mais tu sais comment est notre île! Je n’avais pas franchi la porte de l’école que déjà la rumeur de mon triomphe avait courue de mornes en mornes. Au morne des croupières, juste au-dessus de Marigot, elle s’était posée comme un ravet sur l’oreille d’un certain Alexandre, un nègre-la campagne, complètement illettré, et l’avait vivement chatouillé.

— Va voir la petite, avait-il dit à Dodor, médusé, qui justement passait par là, et dis-lui qu’elle seule sera la mère de mes enfants.

Des illuminés comme lui, il y en avait dans tous les bourgs.

Mais moi ce qui m’intéressait, c’était de retrouver Papa, de me jeter contre sa poitrine et de renifler l’odeur du parfum-France dont il s’aspergeait tous les matins. Je voulais aussi m’assurer qu’il tenait la promesse qu’il m’avait faite de m’offrir, en cas de réussite: des chaussures de ville à bout américain, un casque colonial et une pièce de cinq francs.

Mais la rumeur des mornes l’avait déjà enveloppé dans ses volutes.

— Je sais! Je sais! se borna-t-il à dire en me voyant surgir tout échevelée dans son bureau de la mairie.

Mais il était content comme tout.

© José Le Moigne

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 Viré monté