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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Photo Christine Simonis-Le Moigne.

La guiablesse

L’âme de Man Rose-Marie n’avait qu’à peine quittée sa dépouille terrestre pour s’en aller rejoindre le pays des hommes sans chapeau que déjà ma marâtre fichait toutes mes affaires dans un carton en me criant à la figure:

— Arrête de traîner dans mes pattes, retourne chez ta mère et ne t’avise pas de revenir!

Voilà, en un chiffonnage de temps, j’avais perdu ma place chez mon père, car je le connaissais, quitte à me sacrifier, jamais il ne se dresserait contre sa bonne femme. Mes beaux habits, ceux que Man Rose-Marie venait de me faire, tombèrent dans la minute dans l’escarcelle de mes demi-sœurs qu’elle appelait, histoire de m’avilir si possible encore plus: mes vraies filles. Il ne me resta plus que la plus modeste de mes robes, une petite cotonnade, bien vite usée, qu’il me fallut aller laver tous les jeudis à la rivière. La misère que le dévouement de Man Doudou et de Man Cécile avait naguère tenue à bonne distance de moi s’accrocha à mes basques pour ne plus me quitter jusqu’à ce que je parte en métropole, ce qui n’était pas pour demain.

Vois-tu, le plus rageant, c’est que quelques semaines plus tôt, Papa, comme s’il voulait me faire toucher du doigt à quel point il m’aimait, à quel point lui et moi étions complices, à quel point je lui étais nécessaire et indispensable, m’avait gratifié d’un geste dont l’extraordinaire simplicité a transcendé ma vie.

A priori, rien ne distinguait Man Jeanne des autres commères de Marigot. Rien, ou presque rien. C’était une bougresse d’environ 40 ans et, comme presque toutes les femmes de ce temps-là en Martinique, elle se trouvait pourvue d’une trâlée d’enfants dont les papas, il y en avait un différent pour chaque petite tête, ne se montraient pour ainsi dire jamais. Surtout, ne me demande pas le pourquoi du comment. J’ai ma petite idée, mais le vieux corps que je suis aujourd’hui s’embrouillerait la langue à se lancer dans des explications. Certes, je pourrais affirmer, comme je l’ai entendu dire à une flopée de grands Grecs, que l’homme des Antilles, réduit par l’esclavage au rôle d’étalon, libre à présent, trouve bien des avantages à s’en tenir à cette image. Crois-moi, je connais par avance ta réplique, oui, je sais, l’explication est courte. En attendant pour le bien-être de ses iches, Man Jeanne ne lâchait son tray de linge sale qu’elle lessivait à la rivière que pour racler avec acharnement la terre sèche de son jardin créole afin de remplir à ras bord ses paniers-caraïbes de légumes-pays qu’elle portait bravement pour les vendre au marché.

Ça n’avait rien d’extraordinaire. Rien ne la prédisposait à la mise à l’encan, la plupart des mamans-créoles des mornes alentour faisaient la même chose.

Pourtant, un beau matin, venu d’on ne sait où, ayant suivi les tours et les détours de multiples ravines, la rumeur la toucha et ne la quitta plus. Peut-être vas-tu rire, mais cette saleté de vent aussi sucré qu’une doucelette, enflamma tout sur son passage en alléguant, avec tous ces détails dont nous sommes friands, que Man Jeanne était une guiablesse, qu’on l’avait vu la nuit enfourcher son mulet à l’envers pour gravir les mornes jumeaux aux rondeurs de mamelle qui encadrent Marigot et se livrer à des pratiques maléfiques. Tu sais combien parfois les langues martiniquaises peuvent être vives et acérées. Au bout de la journée, tout Marigot bruissait du même parler-dire.

— Kouté mwen ti brin chè, et si tu ne me crois pas, demandes à Man Céleste ou encore à Man Yaya. Je ne suis pas la seule. Tout le monde icitte à bien vu son manège…

Quant aux enfants, on n’est jamais assez prudent. Si en demain, en bêchant ton carré de légumes, tu trouvais un nid de bêtes longues, épargnerais-tu les petits? Bien sûr que non! Tu les tronçonnerais net. Alors, si ou plé, les enfants de cette femme c’est du pareil au même. Voilà ce que disaient les bonnes femmes tout en battant le linge à la rivière.

Or, il se trouve que je connaissais Rosine, la fille aînée de Man Jeanne. Oh, ne va pas m’affubler des pouvoirs que je n’ai pas!

Rosine était porteuse. Ne sois pas impatient, je t’explique. Au temps de ma jeunesse en Martinique, presque tous les transports des marchandises se faisaient sur la tête des femmes. Ainsi, chaque jour que Dieu fait, Rosine, robuste fille de seize ans à l’allure souple et vigoureuse, faisait, un tray plein de denrées en équilibre sur sa tête, l’aller-retour de Saint-Pierre au Lorrain. Alors, comme moi je naviguais de Marigot où résidait mon père et Le Lorrain où se trouvait la case de Mam, fatalement, nos routes devaient finir par se croiser. Voilà comment nous devinrent copines.

Dès qu’elle me voyait surgir de la savane sèche en face de notre case où des coqs, petits mais très méchants, battaient des ailes en se provoquant, Rosine ralentissait, mais elle ne s’arrêtait pas lorsque j’arrivais à sa hauteur flanquée d’une ou l’autre de mes grands-mères qui tenait à me faire un ti-brin de conduite, car si son grand panier versait, elle était incapable de le remettre sur sa tête sans le bras vigoureux d’un homme ou l’aide de deux ou trois de ses commères. Alors, elle réglait son allure sur la mienne et nous causions, presque toujours de nos familles, pendant les cinq kilomètres du trajet par le sentier côtier. Rosine me parlait de sa mère avec des mots qui, insensiblement, me la faisait respecter et aimer.

Mais nous étions en Martinique à l’entrée des années 1900 et, petite fille superstitieuse comme nous l’étions toutes et tous, j’étais engluée comme les autres dans le delta fangeux de la rumeur.

Alors, comme je voulais en avoir le cœur net, j’ai questionné mon père.

— Papa, lui ai-je demandé, on dit partout que Man Jeanne est une sorcière. Crois-tu que ce soit vrai?

— Oui, ti fi en mwen, m’a-t-il répondu d’une voix dont je ne savais pas si elle était ironique ou sérieuse, Man Jeanne est bien une sorcière. Je crois même, que c’est-elle la giablesse.

— C’est bien vrai, Papa?

— Mais oui, coco-doudou, c’est Man Jeanne la guiablesse. Je vais te montrer ça lorsque la lune sera grosse.

Interloquée, je n’ai pu que répondre:

— Ah bon!

Papa a tenu parole. Une nuit, alors que je dormais profondément, il s’est approché doucement de mon lit et il m’a caressé la joue du bout des doigts. On aurait dit le frôlement d’une plume de colibri.

— Allons, ti fi en mwen m’a-t-il murmuré d’une voix grave et profonde, lève-toi vite.

Muette d’émotion, j’ai saisi ma ceinture et tout en me demandant ce qui pouvait bien être arrivé, je l’ai suivi, en renâclant comme un chiot rétif. Dehors, il faisait clair comme en plein jour. Un clair de lune comme il n’y en a que chez nous quand l’astre se glisse au milieu des étoiles, un somptueux spectacle. Dis-moi, tu as déjà vu ça?

— Non, jamais.

— Guette-le la prochaine fois que tu vas au pays. C’est comme si nos ancêtres avaient contemplé le ciel du fond de la cale négrière. Une renaissance.

Pourtant cette nuit-là, malgré la féerie, je n’en menais pas large. La guiablesse allait-elle chevaucher son mulet au milieu des constellations? Alors, d’instinct, je me suis serré fort, plus fort encore, contre l’épaule de mon père.

— Papa, ai-je chuchoté, elle ne se montre pas?

— Non, doudou, crois-moi, elle ne se montrera jamais.

Voilà, c’était aussi cela, mon père. Un homme qui pouvait laisser sa jeune femme pour montrer à sa fille que les rumeurs qui couraient n’étaient que des mensonges, des calomnies, des contre-vérités qu’il fallait repousser. Quelle leçon! Plus jamais on n’a pu me faire avaler les histoires de zombies, de quimbois, de soucougnans ou de dorlis, toutes ces maquaqueries qui aujourd’hui, encore, galopent à qui mieux mieux en Martinique.

Plus jamais. C’était fini.

© José Le Moigne

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 Viré monté